Les définitions des pratiques artisanales textiles
La mondialisation désigne une période où tous les pays du monde entrent dans le même système économique capitaliste. Le XXème siècle est une période de bouleversement géographique, c’est le siècle de la décolonisation, et de l’indépendance successive des pays asiatiques et africains. C’est un siècle marqué par des évènements comme la chute du mur de Berlin en 1989, puis de la fin de l’empire soviétique et du régime communiste dès 1991, la fin de l’apartheid en Afrique du Sud en 1991. Ce siècle est à la fois l’entrée dans une ère multiculturelle, mais aussi le règne du capitalisme et de la culture américaine qui s’étend sur le monde. Les pays entrent tous dans un processus de « globalisation » du monde, c’est-à-dire le résultat de l’entrée plus ou moins rapide de tous les pays dans le même système économique capitaliste. La globalisation sous-entend une unification du monde, ce processus est dû à la libre circulation des informations, des biens, des personnes et de la technologie. La démocratisation d’internet, et des technologies de l’information et de la communication, changent la manière de voir le monde, et rendent plus accessibles les échanges entre les populations, les cultures, « une énorme quantité d’images de toutes sortes et de toutes origines se sont mises à circuler puis ont envahis notre environnement93 ». Les frontières sont moins stables, moins tracées. Le tourisme se développe de plus en plus, il devient facile de voyager partout dans le monde, et à moindre coût. La globalisation facilite les communications, qui sont de plus en plus simples et rapides entre les pays du monde. Dans les années soixante, Marshall McLuhan emploie l’expression « village planétaire » pour évoquer les conséquences de la globalisation. Cette expression insiste sur l’effet de rétrécissement de la planète en un village où tout le monde cohabitent et se connaît, où les échanges sont simples et où tout le monde vit sous le même temps, même rythme. Ce terme porte l’ambivalence de la globalisation, pouvoir communiquer aussi simplement est une manière de découvrir les autres cultures, et d’élargir le monde, ce qui semble plutôt positif, mais c’est à la fois une cohabitation « difficile ». Ce phénomène conduit aussi à l’uniformisation du monde en une seule culture, l’effacement des particularités de chacun au profit d’un seul modèle. De plus, cette « rencontre » ne s’effectue pas de manière simple. Les pays anciennement colonisés sont forcés d’entrer dans le système capitaliste géré par les pays Occidentaux, ils restent ainsi dépendants et en infériorité au niveau économique. L’économie capitaliste n’est pas une économie égalitaire. Le binarisme Nord/Sud se poursuit malgré la fin de la colonisation, avec cette fois-ci les « gagnants » de la mondialisation d’un côté et les « perdants » de l’autre. Jacques Leenhardt résume la globalisation ainsi : « en réduisant l’espace et le temps à la dimension du « village planétaire », la globalisation a imposé la co-présence, dans l’instant, de tous les auteurs de la planète dans une contemporanéité pratique assurée techniquement par les réseaux de communication94 ». Cette période de globalisation est aussi une période de « décentrement de la conscience de soi européenne95 ». Se questionner sur l’autre c’est aussi se questionner sur moi, sur mon identité et ma culture. Cette découverte de l’autre est difficile, elle remet en question tout ce qui paraît inné ; « Que devient l’ensemble des certitudes et des vérités sur lesquelles repose notre connaissance du monde, et notre goût, dès lors que les vérités et les mondes sont pluriels ?96 » (p96). Avec la globalisation, « nos sociétés sont devenues radicalement perméables », les identités sont en ruine, et la revendication de multiples cultures nourrit les intégrismes et racismes. Le monde actuel oscille entre deux « pôles », d’un côté l’homogénéité et de l’autre la coopération. Soit une réduction des différences en une même chose, ou bien « la fécondation des noyaux identitaires de premières générations par d’autres97 », qui serait une alternative à la globalisation. Les notions d’identité et de culture deviennent obsolètes, elles ont été inventées pour qualifier ce qu’on ne connait pas et ce qui nous effraie. Mais à l’heure de la globalisation, peut-on encore utiliser ces termes ? Lorsqu’une grande partie des populations ont migré, se sont mélangées à d’autres, quelle population est métisse et laquelle ne l’est pas ? La globalisation brouille nos repères habituels, elle mélange les cultures. Cela peut conduire à des défenses de traditions plus ou moins violentes, purges, massacres, ou une envie légitime de conserver la diversité culturelle et ne pas céder sous l’imposant système américain. Serge Gruzinski réfléchit à la manière dont opèrent ces métissages au sein du monde. Il étudie les métissages effectués pendant la période de colonisation en Amérique Latine et au Mexique, à partir du XVIème siècle, pour faire réfléchir sur la manière dont ils s’effectuent dans le monde contemporain. Selon lui, « l’étude des métissages d’hier soulève une série d’interrogations qui restent d’actualité ».
Pendant la période de colonisation, le métissage était avant tout un moyen de survie ; « les métissages apparaissent d’abord comme une réaction de survie à une situation instable, imprévue et largement imprévisible». C’est un moment de chaos où les populations, les individus, tentent de se raccrocher à des bribes de traditions. On voit ainsi des mélanges s’opérer entre les traditions occidentales imposées, et les restes de traditions, les deux sont assemblés et donne quelque chose de nouveau. C’est le cas par exemple de la religion, les populations indigènes ont calqué sur les cérémonies chrétiennes des rites anciens, créant ainsi une alternative à la religion chrétienne telle qu’elle est exercée en Occident. Ces métissages, ce sont des fragments de culture qui se rencontrent, pour se modifier, selon lui se sont plus précisément des « fragments d’Europe, d’Amérique et d’Afrique » qui se rencontrent, et qui ne restent pas intactes. « Il faut envisager les métissages américains à la fois comme un effort de recomposition d’un univers effrité et un aménagement local des cadres nouveaux imposés par les conquérants. Ces deux mouvements sont indissociables ». Pour Gruzinski, la colonisation n’a pas tout détruit sur son passage, n’a pas complètement normalisé les pays colonisés, mais à laissé part à des formes d’expressions, qu’il appelle la « création métisse ». Ces formes de création indiquent « le triomphe des adaptations et des accommodations ». Le mimétisme devient une source de métissage, « parce que la reproduction version indigènes se double toujours d’une interprétation, elle déclenche une cascade de combinaisons, de juxtapositions, d’amalgames ». Les populations indigènes se sont approprié certaines techniques européennes comme le tissage, la calligraphie, ou encore la création d’instruments de musique, en retraçant parfaitement les gestes observés chez les maîtres espagnols. Les peuples colonisés ont emprunté des chemins détournés, et ainsi ils ne sont pas restés passifs à la colonisation. La colonisation et les métissages qui se sont produit ont remis en cause la perception de l’histoire ; « en réunissant brusquement des humanités depuis longtemps séparées, l’irruption des mélanges ébranle la représentation d’une évolution unique du devenir historique et met en lumière des bifurcations, des traverses, et des impasses qu’on est obligé de prendre en compte104 », cela vient casser l’idée d’une histoire linéaire, et d’une conception évolutionniste. Gruzinski compare ces différentes caractéristiques du métissage avec certaines villes contemporaines comme Hong Kong. Cette ville plongée dans un caractère imprévisible, rattachée à l’ancien et au moderne, à différents systèmes économiques (capitalisme et néolibéralisme). Selon lui, Hong Kong est un cas assez unique pour la fin du XXème siècle (au moment où il rédige cet ouvrage), c’est une ville encore entre Orient et Occident, entre tradition et modernité, elle est en métamorphose constante et pour cela est toujours plongée dans l’imprévisibilité et la précarité, l’incertitude de l’avenir.
Serge Gruzinski souhaite redéfinir plusieurs termes aujourd’hui très employés dans les discours, sans que l’on fasse attention à leur véritable signification, ce à quoi ils se rapportent. Pour commencer, les termes « hybridité » ou « métissage » supposent l’idée d’un mélange entre ce qui ne se mélange pas, « des corps purs, des couleurs fondamentales, autrement dit des éléments homogènes, exempts de toute « contamination »105 ». Le métissage biologique suggère l’existence de groupes humains purs, que le mélange vient détruire. Cela traduit l’idée que les échanges et les déplacements « mettraient donc un terme à ce que la nature aurait originellement et biologiquement délimité ». Ces deux termes sont donc très connotés. Ils renvoient à d’anciennes conceptions ancrées dans notre société, pourtant ce sont des mots que l’on entend souvent aujourd’hui pour parler de la mondialisation et des interrogations. Ils sont très employés, particulièrement par ceux qui sont en désaccord avec l’idée de « race ». Le terme « culture » est lui aussi à redéfinir, selon Gruzinski, ce mot est très flou mais reste aussi très employé et utile. A la base, c’est un mot qui servait seulement à parler des peuples primitifs, il s’est étendu au monde moderne par la suite, c’est « la croyance qu’il existerait un ensemble complexe, une totalité cohérente, stable, aux contours tangibles, capable de conditionner les comportements ». On sait pourtant aujourd’hui que la culture est en perpétuel mouvement. De même que la notion d’identité assigne « à chaque être ou à chaque groupe humain des caractéristiques et des aspirations elles aussi déterminées ». Ces termes semblent flous pour parler des échanges dans notre société actuelle, ils semblent conserver un discours éloigné des idées sur l’altérité, sur la diversité. Ce sont pourtant ces termes que l’on emploie le plus fréquemment aujourd’hui, et que les artistes essaient d’appliquer à leur manière de créer. Gruzinski nuance ces termes qui semblent être pris comme un remède à tous les problèmes nés de la globalisation, et de la cohabitation des populations. Le métissage ou l’hybridation soulèvent plus de questionnements que cela, cela n’est pas seulement positif, et Gruzinski tente ici de montrer l’ambiguïté de ces processus. « Les métissages ne sont jamais une panacée, ils expriment des combats jamais gagnés et toujours recommencés […] mais ils fournissent le privilège d’appartenir à plusieurs monde en une seule vie ».
L’exposition « Magiciens de la terre » présentée au centre Georges Pompidou et à la Grande Halle de la Villette, en 1989, est souvent évoquée comme un point de départ vers une ouverture de l’art contemporain aux arts du monde entier. Le commissaire Jean-Hubert Martin la définie comme la « première exposition véritablement internationale110 ». Elle regroupait une centaine d’oeuvres d’artistes occidentaux et non occidentaux, présentés sur le même pied d’égalité. Les artistes venant des quatre coins du monde étaient appelés à venir réaliser leurs oeuvres sur place. Cette exposition marque une rupture avec les expositions précédentes se voulant « internationale », qui présentaient plutôt les oeuvres non occidentales comme des objets ethnographiques, représentant la tradition d’une tribu lointaine et ancienne, comme on peut le voir quelques années auparavant, en 1984, avec l’exposition Le « Primitivisme » dans l’art du XXème siècle : affinités du tribal et du moderne au Musée d’art moderne de New York. Pour « Magiciens de la terre », Jean Hubert Martin a souhaité montrer des artistes vivants et leurs pratiques artistiques actuels, présentés dans un centre d’art. Cette exposition se place contre des idées préconçues ; l’existence d’oeuvres d’art seulement dans le monde occidentale, le fait que nous possédons des savoir-faire supérieurs, ou l’idée que notre civilisation occidentale a tout détruit lors de la colonisation et qu’il ne reste que des vieux objets survivants de traditions ancestrales aujourd’hui disparues. Avant cela, ces objets n’étaient pas traités comme des objets contemporains mais comme des objets anciens, lointain, d’un autre temps. Il était donc temps de les replacer dans le contexte de l’art contemporain, car ces pratiques artistiques sont actuelles. Les oeuvres seront donc montrées datées, signées, sans explications sociales, culturelles comme on le voit dans les musées ethnographiques, mais présentées « sans les domestiquer par une explication111 » et pour leurs caractères esthétiques seulement, choisis de manière subjective par les commissaires. « Magiciens de la terre » en faisant cela, « espère fournir un sens de l’état mondial de l’art contemporain dans toutes ses fragmentations et différences». Le rôle de cette exposition était avant tout d’établir un échange entre des artistes de différentes cultures, « notre exposition vise d’abord à provoquer du dialogue», et les oeuvres présentées « seront le fuit d’échanges d’influences et d’altérations provenant de notre civilisation ou d’autres ». Cette exposition marque le début d’un élargissement du champ artistique, selon Thomas McEvilley, elle a « ouvert la porte du monde de l’art occidental, si hermétique et si insulaire, à tous les artistes ». Il ajoute, « Magiciens de la terre définit l’indéfini ou le multiple contradictoire et propose un lien autour de la notion de contradiction, de la pluralité et de l’absence d’essence, autour de l’idée d’un soi comme relatif, à multiples facettes et changeant ». Cette exposition montrait les divergences culturelles dans la pratique artistique, et ne tentait pas de faire un rapprochement entre des caractéristiques esthétiques dans la recherche de caractère universel de l’art. L’exposition doit « faire preuve d’une richesse hétérogène », montrer les échanges et ne pas chercher de « pureté originelle », prendre part dans l’idée d’un monde pluriel, où tout se modifie constamment. « Magiciens de la terre », malgré un grand nombre de critiques et polémiques que cette exposition a suscité, était un point de départ essentiel. Cela a permis de lancer un débat international qui n’existait pas auparavant, de réfléchir à une manière postcoloniale d’exposer des objets du monde ensemble, et montrait la nécessité de décentrer le monde de l’art seulement occidental. Le catalogue montre explicitement cette dernière idée, chaque double page consacré à un artiste occidental ou non, est aussi doté d’une carte du monde, où un point rouge désigne le pays d’origine de l’artiste. Ce point rouge est toujours placé au centre et montre ainsi plusieurs visions d’une même mappe monde, sans placer l’Europe au centre. Jean-Hubert Martin à propos de cette exposition dit : « je voudrais surtout qu’elle serve de catalyseur pour des projets et des recherches à venir ». On voit naître en France un grand nombre d’expositions « internationales » par la suite ; « Partage d’exotismes » (Biennale d’art contemporain, Lyon, 2000), « Africa Remix » (Centre Georges Pompidou, Paris, 2005), « Intense proximité » (Palais de Tokyo, Paris, 2012), « Modernités plurielles » (Centre Georges Pompidou, Paris, 2013-2015), pour en citer quelques unes.
Dans sa pratique artistique, Bruno Peinado affirme lui aussi une filiation avec les écrits d’Edouard Glissant. Il reprend les termes « créolisation » et « chaos-monde » pour parler de ses oeuvres faites à partir d’un système d’hybridation de signes qu’il agence de différentes manières. L’exposition « Tropicold » présentée au Portique, le centre d’art contemporain du Havre, en 2014, est un exemple de sa manière de procéder. Elle montre un grand nombre de sculptures juxtaposées, parfois assemblées, qui donne l’impression à la fois d’être face à un « tout » global, un ensemble. Mais, à la fois, elle donne l’impression d’une multitude d’objet à observer au cas par cas. Les sculptures « s’apprécient dans leur singularité tout en étant valorisées par l’ensemble ». Les écrits d’Edouard Glissant semblent adaptés pour expliquer la pratique de Bruno Peinado. L’exposition « Tropicold » présente des sculptures faites mains, des objets manufacturés, des plantes, des peintures, des planches en bois. On peut y voir un pot de fleur et des plantes exotiques, des bouquets de fleurs, cohabiter avec un tabouret retourné peint en rose et blanc, accompagnés de tasses empilées les unes sur les autres. Tout cela alignés avec des matériaux en bois, une balle fluo, des jouets pour enfants, une sculpture en argile et des coquillages. Ces divers éléments sont disposés sur des socles blancs, proches du sol. On ne fait pas de distinction entre ce qui sépare les différentes sculptures, tout fonctionne ensemble, comme une seule installation d’objets variés qui parfois sont assemblés et ne font qu’un, parfois sont mis côte-à-côte, alignés. Le spectateur peut établir les relations qu’il souhaite entre ces objets, il n’y a pas d’ordre établi. Il fait référence à la créolisation pour son caractère d’hybridation imprévisible d’objets hétéroclites. Le chaos est pour lui à la fois quelque chose de désastreux et de puissant, de conflictuel mais est aussi le symbole d’une naissance, de la création de nouveauté. Le chaos ouvre à la multiplicité, et selon lui cette conception du monde est importante car elle permet de remettre en cause les certitudes de chacun, l’idée que tout est changeant et relatif, lorsque cette chose est mise en relation avec le reste du monde. Cela s’applique à sa manière de créer et d’assembler. L’exposition prend la forme d’une déambulation, d’une promenade dans une sorte de jardin composé d’éléments hétéroclites. Ce lien au jardin s’explique par l’inspiration qu’a puisée Bruno Peinado dans les projets du paysagiste brésilien Roberto Burle Marx. Ce paysagiste est une figure importante du XXème siècle, il est vu comme « l’inventeur d’un langage internationale moderne des jardins». A travers les jardins, il a cherché à mêler les formes architecturales modernes aux plantes d’origine brésilienne ; il a créé « le paysagisme tropical en même temps qu’un langage international moderne des jardins, à partir de la valorisation esthétique de la flore native, qu’il arrache à sa triste condition de broussaille pour la révéler au monde et aux brésiliens eux-mêmes ». Roberto Burle Marx s’inspire d’une esthétique moderne, des peintures Vassily Kandinsky ou Emil Nolde, et des conceptions d’oeuvre d’art totale, que l’on retrouve dans le constructivisme russe ou le Bauhaus en Allemagne. Il mêle ces diverses inspirations nées de voyage en Europe, à l’esthétique floral plus traditionnellement brésilienne. Bruno Peindo fait référence à cela dans l’exposition « Tropicold », à travers le titre notamment. Ce titre fait se rencontrer le tropical brésilien, tropic, et la froideur de l’architecture moderniste, cold. A travers cette installation, il exprime ces deux idées en utilisant de signes particuliers à chacun, des stéréotypes. Le tropical se traduit par des couleurs vives, des motifs, des matières organiques et des plantes exotiques, quelques chose qui fait écho à la nature luxuriante, à la chaleur. La modernité est exprimée plutôt par des formes géométriques très lisses, pales, des masses imposantes. Cette exposition est une sorte de traduction plastique du processus de métissage qui a eu lieu au Brésil, mais qui renvoient plus largement à un processus mondial. Un monde où cohabitent des styles architecturaux variés, des esthétiques traditionnelles différentes, et la manière dont ils conduisent à un résultat unique.
D’une manière différente, Georges Adéagbo travaille aussi à partir d’hybridation de signes. Il créé ses installations gigantesques à partir de collecte d’objets, de livres, de magazines, de journaux, qu’il récupère tout au long de sa vie, mais aussi et surtout sur les lieux où il expose. Ses expositions se présentent toujours de la même manière, il montre tous les fragments de textes, les objets et les morceaux de tissus qu’il a collecté, accrochés au mur et posés au sol. Au premier abord, on voir plutôt son installation comme un ensemble chaotique, un souk où cohabitent des centaines d’éléments qui semblent évoquer des thèmes variés, passant « du coq à l’âne ». Mais on se rend vite compte que ces éléments, ces documents, ne sont pas placés au hasard. Leur disposition reflète une certaine logique, par exemple un mot en commun, un lieu, un personnage, un prénom, et les relations se tissent comme cela au fur et à mesure, sur le jeu du « marabout – bout de ficelle ». Il dresse une organisation précise, qui lui permet d’écrire une nouvelle histoire à chaque fois. Il établit des liens entre des lieux éloignés et des personnages qui n’ont, au premier abord, rien à voir ensembles. « L’anecdotique côtoie gaiement l’historique», les liens entre les documents sont parfois très personnel et donc impossibles à connaître pour le spectateur qui se trouve face à un jeu d’énigme. L’installation se présente à la fois comme un ensemble à voir dans sa totalité, puis comme une multitude d’éléments à analyser. Georges Adéagbo est « un organisateur du désordre du monde qui recrée de l’harmonie à partir de débris, et fait du sens à partir de tous les hasards ». On retrouve ici aussi l’idée de « chaos-monde » dont parle Glissant, le choc de cette relation entre des objets hétéroclites, il montre les relations multiples, fragiles, variables, entre tous les éléments du monde. Par exemple, dans son exposition à Quimper en 1997, il montre une cohabitation entre des bribes d’histoire de l’Afrique, et plus particulièrement du Bénin d’où il est originaire, et de la Bretagne, où il expose. Chaque exposition est un moyen « de partager son interrogation sur les origines et la création, d’attirer notre attention sur l’état du monde présent, passé et peut-être à venir ». Son travail se développe en deux périodes de temps, d’abord la collecte et puis l’organisation des donnés. Il s’inscrit dans une recherche de réécriture de l’histoire, dans une cohabitation des sociétés et des histoires, des cultures. Ce n’est pas vraiment un moyen de documenter des évènements historiques, bien que l’on puisse apprendre beaucoup de choses en déambulant dans son installation, mais il est plutôt question de rencontre. C’est le refus de la linéarité de l’histoire au profit d’interprétations multiples, c’est une manière de multiplier les points de vue. Il n’y a pas de début, pas de fin, pas de sens précis, il y a plusieurs logiques possibles dans la lecture de cette juxtaposition de documents. Cette installation semble faire écho à la manière dont nous devons appréhender le monde actuel. Le caractère non figé et modulable, non conservable, est aussi très important dans ses expositions. Lorsqu’elle est terminée, il conserve, il archive ces documents, mais l’ordre ne sera plus jamais le même par la suite, d’autres connexions se feront, tout se modifie par les rencontres, les points de vues variés, les lieux. Bien qu’il ne se considère pas comme artiste et que ses propos soient parfois difficiles à déchiffrer, son travaille offre une interprétation cohérente de ce qui s’effectue actuellement dans le monde, et semble évoquer l’échange, la multiplicité, et la nécessité de réécrire l’histoire du monde en incorporant des points de vue variées.
Le décoratif en art
Ces quelques exemples d’oeuvres donnent un état du monde actuel globalisé, qu’elles traduisent par l’idée de chaos. Les artistes recherchent des manières d’agencer les signes provenant du monde entier, de montrer ce foisonnement, cet entremêlement. Ils évoquent les codes culturels qui s’échangent et s’hybrident. Il n’est pas question de montrer ce phénomène comme une évolution positive, ce n’est pas l’affirmation de quelque chose de mieux ou moins bien, leurs oeuvres sont le constat de ces changements. Ces oeuvres sont une réflexion sur le dilemme actuel en lien à la globalisation ; à la fois l’hybridation et le métissage, comme l’unification dans un tout globale, mais aussi montrer les singularités à défendre, les mélanges à accepter pour ne pas être dans le repli identitaire. Une autre forme d’hybridation témoigne de ces réflexions sur les échanges à l’heure de la globalisation, basée sur le métissage de techniques artisanales traditionnelles et de matériaux précaires, comme des déchets issus de la consommation de masse. L’un des exemples connus est le recyclage en Afrique, qui est devenu presque une tradition ou une marque de fabrique de l’art africain. Cette pratique est aussi née par nécessité, par l’obligation de se débrouiller avec les moyens du bord. Dans ce cas là, recycler c’est la capacité à transformer, à donner de nouvelles formes à des objets destinés à la poubelle, que ça soit utilitaire ou décoratif. On voit ainsi des vieux pneus devenir des chaussures ou des sacs, des sacs plastiques ou étiquettes de supermarché devenir des motifs de tapisserie, les journaux et autres papiers devenir des matériaux pour créer des pots, des paniers, etc. les exemples sont nombreux. Cette pratique touche aussi des oeuvres plus monumentales d’artistes contemporains.
Ce type d’hybridation est aussi la manière de procéder de l’artiste américain Josh Blackwell. Il réalise ses oeuvres à partir de déchets récupérés, ici ce sont des sacs plastiques, autre symbole fort de la consommation de masse et de la pollution. La série des Plastic Baskets est réalisée à partir de sacs plastiques récupérés qu’il brode à la main avec des fils de laines variées en couleur, en matière. Il ne brode pas une image particulière mais des traits, des points. Le déchet le plus banal que l’on retrouve partout, est ici orné de motifs, décoré, embelli. Le sac plastique prend une toute nouvelle matérialité, on peut parfois distinguer les marques de produit, et la texture du sac, parfois il est tellement recouvert de couches de fils brodés qu’on ne perçoit plus l’élément que par la forme avec les hanses. La difficulté de ce matériau très bon marché rend le travail plus intense, un travail de longue alène qui vient contraster avec la technique artisanale employée.
Dans le même registre lié aux pratiques artisanales textiles, l’artiste brésilien Marcos Cardoso réalise la série des Tramas, faisant donc explicitement référence à la pratique du tissage. Ce sont en fait des assemblages de mégots de cigarette récupérés, puis rassemblés par de la colle et du fil. Il réalise des formes rectangulaire, dans franges, et par cela les « tramas » évoquent directement des vêtements, des tissages, des colliers, ou autre parure décorative comme le macramé qui décore les murs. On croit voir un tissage par la répétition de la même forme rectangulaire, laissant penser à une trame. Ce n’est qu’à quelques centimètres que l’on découvre l’objet utilisé, les mégots. Assemblés, ils forment un dégradé de couleurs allant de l’orange à l’ocre, passant par le beige, le blanc, le gris, le rose. Ces teintes dépendent de la vieillesse du mégot, des traces de rouge à lèvre ou autres marques laissées par la personne qui l’a fumé. Ce détritus, autre déchet le plus présent dans le quotidien de tous, qui jonchent les sols des villes, est ici repris comme un motif textile. L’objet n’a plus rien de son aspect « sale », il est totalement modifié et par la manière dont l’artiste les assemble, il est embelli.
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Table des matières
Présentation de ma pratique artistique
Introduction
I – art et artisanat
Les relations entre art et artisanat
Les définitions des pratiques artisanales textiles
Le décoratif en art
Les arts modestes
Le bricolage
II – Hybridation et métissage
Introduction
La globalisation comme source de métissage
« Magiciens de la terre », remise en cause et point de départ du postmodernisme
Les formes d’hybridation dans l’art contemporain
Conclusion
Bibliographie
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