La France entretient avec la défaite une relation particulière. Notre roman national est ponctué de grandes catastrophes qui ont conduit le pays au bord de la ruine : d‟Alesia à débâcle de 1940, d‟Azincourt à Dien Ben Phu, notre pays semble s‟être construit au fil des désastres militaires, qui chaque fois le jettent à bas pour mieux renaître de ses cendres. À l‟évidence, cette vision est largement erronée. L‟histoire de France, du moins à partir de 843, est celle d‟un accroissement presque constant des frontières nationales : processus qui s‟expliquerait difficilement si notre pays avait sans cesse été vaincu. Une étude menée sur plus de mille engagements menés entre le XVIIe et le XIXe siècle a démontré que la France avait gagné plus de la moitié des batailles qu‟elle avait livrées . Et pourtant, la charge émotionnelle des défaites est probablement beaucoup plus marquée que celle des victoires dans la mémoire collective française. Faut-il l‟interpréter par une propension romantique à la défaite glorieuse ? Faut-il y voir au contraire une incapacité à laisser certaines plaies se refermer ? En 2005, la marine nationale a participé en grandes pompes – mais à son corps défendant – aux commémorations de la bataille de Trafalgar. Quelques semaines plus tard, le bicentenaire de la victoire d‟Austerlitz était célébré en catimini sur la place Vendôme . Cependant, toutes les batailles perdues par la France n‟ont pas joui de l‟honneur douteux d‟entrer au panthéon des grands échecs militaires français. Les défaites qu‟elle subit au tout début du XVIIIe siècle, de 1704 à 1708, appartiennent à la catégorie des revers oubliés. Certes, aucune d‟entre elles, prise individuellement, ne porte une tension dramatique exceptionnelle. On n‟y voit pas de souverain capturé, comme à Poitiers, à Pavie ou à Sedan. La déroute n‟apparaît pas comme le symbole du châtiment de l‟orgueil chevaleresque, comme à Azincourt ou à Reichshoffen. Mais les débâcles successivement subies à Blenheim, Ramillies, Turin et Audenarde représentent une série de déconfitures assurément inédite dans l‟histoire de France. En quatre batailles, les Français furent chassés de tous les territoires qu‟ils avaient réussi à gagner grâce à leurs alliances prometteuses avec Philippe V, le propre petit-fils de Louis XIV, nouveau roi d‟Espagne, et avec Max Emmanuel de Wittelsbach, Électeur de Bavière. Le territoire bavarois, qui jouxtait les États héréditaires de la maison d‟Autriche, représentait pour les Français une position de choix pour diriger leurs troupes vers Vienne. Le 13 août 1704, à Höchstädt/Blenheim , ils virent cette perspective s‟évanouir : leur armée fut battue à plate couture, perdant plus de la moitié de ses effectifs, et ils abandonnèrent sans espoir de retour l‟Allemagne méridionale. Deux ans plus tard se déroulaient les désastres de l’annus horribilis. En mai 1706, à Ramillies, la fine fleur de l‟armée du Roi-Soleil était balayée en moins de quatre heures, puis contrainte durant le reste de la campagne de céder la majorité des places du Brabant et de Flandre. En septembre, c‟était au tour des forces opérant en Italie, sous les murs de Turin, alors capitale du duché de Savoie, d‟être écrasées. Les troupes des Deux-Couronnes – c’est-à-dire les troupes de France et d‟Espagne – devaient évacuer l‟ensemble de l‟Italie du nord ; elles perdirent le royaume de Naples dans le courant de l‟année suivante. Les Pays-Bas méridionaux, la Lombardie, Naples : ces territoires que les Français convoitaient depuis la fin du Moyen Âge, et qu‟ils n‟avaient jamais réussi à conquérir, passaient aux mains des Autrichiens en l‟espace de quelques mois.
Au XVIIIe siècle : mémoires et biographies
La guerre de Succession d‟Espagne est perçue par les historiens français du XVIIIe siècle comme le plus vaste conflit du règne personnel de Louis XIV. La plupart des historiens suivent l‟opinion de Duclos, qui affirme dans ses Mémoires secrets : « La guerre de la Succession d‟Espagne, la seule peut-être que ce prince ait entreprise avec justice, mit la France à deux doigts de sa ruine » .
Si l‟on s‟intéresse plus spécifiquement aux défaites de Blenheim, Ramillies, Turin et Audenarde, il faut tout d‟abord se pencher sur les mémorialistes de la cour de Louis XIV. Les textes de Sourches et Dangeau , qui écrivent au jour le jour, ne peuvent guère figurer dans l‟historiographie de ces batailles. Ils se contentent de donner des listes de personnes de qualité tuées, blessées ou prisonnières, listes qui évoluent au fil du temps, tandis que leur récit de la bataille change au fur et à mesure de l‟arrivée des nouvelles. Sourches toutefois est plus prolixe dans l‟énumération des critiques adressées à l‟armée, critiques qui sont déjà une forme d‟analyse. Les Mémoires de Saint-Simon, écrits plus tardivement, de 1739 à 1750, à l‟aide de ceux de Dangeau, présentent en revanche une vision construite et cohérente de cette série de défaites, qui est l‟occasion pour lui de s‟attaquer à ceux de ses compatriotes qu‟il déteste – à ses « têtes de Turc », comme dirait Emmanuel Le Roy Ladurie : il s‟agit notamment de Villeroy, et surtout de Vendôme, qu‟il abhorre pour sa saleté, sa bâtardise, sa vérole et son homosexualité54. Ainsi, pour expliquer Audenarde, il met en avant les défauts du duc : « Toute la difficulté se renfermoit à la paresse personnelle de M. de Vendôme » . Les batailles, dont il décrit précisément les circonstances, sont chez lui des échecs de courtisans, car c‟est par volonté de plaire au prince que le général les déclenche : « Marsin ne songeoit, depuis qu‟il étoit en Bavière, qu‟à se rendre agréable à l‟électeur, et Tallard, gâté par sa victoire de Spire, et cherchant aussi à plaire en courtisan, ne mit aucun obstacle à l‟empressement de l‟électeur de donner une bataille » 56. Ramillies est l‟occasion du même constat : « Le roi n‟avoit rien tant recommandé au maréchal de Villeroy que de ne rien oublier pour ouvrir la campagne par une bataille : […] il aimoit assez Villeroy pour vouloir qu‟il cueillît des lauriers ». Se flattant de qualités militaires, Saint-Simon se plaît à énumérer les fautes qui furent commises lors de ces affrontements. Mais le nombre en est tellement énorme qu‟il confine à l‟incroyable, et à l‟absurde. Les mentions d‟incompréhension, de sa part ou de celle de la Cour, sont légion : « Voilà de ces vérités exactes, mais sans aucune vraisemblance, et que la postérité ne croira pas » 58 vient commenter l‟énoncé des erreurs de la seconde bataille d‟Höchstädt, vérités tellement peu vraisemblables que « Marlborough lui-même étoit surpris d‟un si prodigieux bonheur, le prince Eugène ne le pouvoit comprendre » 59. L‟attitude de Villeroy à Ramillies n‟est pas plus plausible : « À qui n‟a pas vu ces faits, ils peuvent paroître incroyable» . Blenheim semble même un châtiment divin : « Ces prodiges d‟erreurs, d‟aveuglement, de ténèbres, entassées et enchaînées ensemble, si grossiers, si peu croyables, et dont un seul de moins eût tout changé de face, retracent bien, quoique dans un genre moins miraculeux, ces victoires et ces défaites immenses que Dieu accordoit ou dont il affligeoit son peuple suivant qu‟il lui étoit fidèle, ou que son culte en étoit abandonné » 61. La même réflexion est énoncée à propos du siège de Turin : « Peut-on s‟empêcher de reconnoître que, lorsque Dieu veut châtier, il commence par aveugler ? C‟est ce qui se retrouve sans cesse dans le cours de cette guerre…».
Les Mémoires de Villars ne décrivent pas les circonstances de batailles auxquelles il n‟a pas participé. En revanche, leur évocation est surtout l‟occasion pour le maréchal, volontiers hâbleur, de se présenter comme un visionnaire incompris. Il insiste sur le rôle de l‟Électeur de Bavière dans les échecs, pour justifier sa brouille avec Maximilien-Emmanuel en 1703. Il se dit par conséquent « moins surpris qu‟affligé de la perte de la bataille d‟Hochstedt » 63. Il prétend avoir envoyé au roi au début de l‟année 1708 une lettre avertissant Louis XIV des conséquences passées de la complaisance du souverain envers ce prince : la perte de la Bavière, celle de la Flandre espagnole, et bientôt peut-être de « la plus grande partie de la Flandre française » 64. Enfin, il souligne les malheurs que l‟on aurait pu éviter en suivant ses bons conseils, ainsi en 1706 : « J‟envoyai à la Cour le sieur de Laurière, aidemajor général, pour représenter toutes les raisons qu‟il y avoit de tourner le sort de la guerre vers l‟Allemagne, et de demeurer sur la défensive en Flandres : mais je ne fus point écouté, et la bataille de Ramillies se donna, la plus honteuse, la plus humiliante, la plus funeste des défaites » 65. Il est vrai que Villars, auréolé de la réussite de son opération sur le Fort-Louis, proposait de s‟emparer de Landau, et de délaisser à cette fin les Flandres66. Une telle opération lui aurait permis de faire la preuve de ses talents, tandis que l‟effondrement français du 23 mai, en amoindrissant les effectifs français, le contraignit à une triste défensive. Les autres mémorialistes soulignent en général qu‟engager ces batailles fut une erreur – le maréchal de Noailles parle de « l‟affreux désastre de Ramillies, en Flandre, où le maréchal de Villeroy donna sans nécessité et perdit par sa faute une bataille décisive » 67, et qu‟elles entraînèrent à chaque fois la perte d‟une province. Voltaire, en historien, fut en revanche le premier à rechercher d‟autres origines à ces trois désastres que les causes traditionnellement invoquées, au premier rang desquelles les mauvaises dispositions prises par les généraux. Il dénonce l‟opinion générale tendant à considérer que le résultat de ces batailles était parfaitement inexplicable : « Ne devait-on pas dire aussi que les troupes des alliés étaient mieux disciplinées, et que leur confiance en leurs chefs et en leurs succès passés leur inspiraient plus d‟audace ? N‟y eut-il pas des régiments français qui firent mal leur devoir ? » 68. Duclos, qui rédigea ses Mémoires secrets quelque temps après que Voltaire eut écrit le Siècle de Louis XIV, se contente d‟affirmer plus vaguement que « si l‟on réfléchit sur nos malheurs, on verra que nous ne devons les imputer qu‟à nous-mêmes » .
À l‟opposé des jugements tranchés et des descriptions vite brossées de Voltaire, on trouve l‟Histoire militaire du règne de Louis le Grand, de Charles Sevin, marquis de Quincy, qui connaît d‟autant mieux son sujet que, lieutenant général d‟artillerie pendant la guerre de Succession d‟Espagne, il a été blessé à Höchstädt. Ses témoignages sont si précieux et ses narrations si riches que John Lynn considère, dans son étude des guerres de Louis XIV, qu‟il serait redondant de décrire dans le détail les circonstances des batailles du règne du RoiSoleil, puisqu‟un tel récit est déjà disponible70. Il décrit la disposition de l‟armée, brigade après brigade, ses déplacements, mais aussi les préliminaires et les conséquences de l‟affrontement, en relatant le déroulement des conseils de guerre. Sa plume toutefois n‟est pas incisive, et le seul tort qu‟il reconnaît explicitement aux généraux, c‟est d‟avoir combattu : Ramillies est « hazardée sans nécessité », tandis que la décision de s‟avancer trop en avant jusqu‟au village de Blenheim « fut cause des grands malheurs qui suivirent et qu‟on auroit cependant pu éviter » 71. En revanche, il ne tente guère d‟expliquer le pourquoi des scènes de fuite et de panique qu‟il décrit. Il émet pourtant un jugement personnel à l‟occasion de la campagne de 1706, considérant qu‟il s‟est agi là de « la campagne la plus désavantageuse pour la France qui se soit vue du règne du Roy » . La démarche du marquis de Quincy est assez originale, puisqu‟il n‟a pas voulu centrer son étude sur un grand commandant d‟armée en particulier, mais sur une période marquée par l‟unité d‟un long règne. Ses récits des batailles de la guerre de Succession d‟Espagne sont d‟autant plus riches qu‟il y a lui-même participé. Notons enfin que, si l‟on excepte les mémoires, les généraux français de la guerre de la Succession d‟Espagne n‟ont pas fait l‟objet d‟études historiques au XVIIIe siècle. Il n‟y a pas eu d‟historien des batailles de Villars ; seul Vendôme, grâce au travail d‟un de ses officiers, le chevalier de Bellerive, a vu son histoire publiée au siècle des Lumières – et encore, partiellement, puisque son ouvrage ne couvre que les années de guerre en Espagne .
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Table des matières
INTRODUCTION
HISTORIOGRAPHIE
0.1. AU XVIIIE
SIECLE : MEMOIRES ET BIOGRAPHIES
0.2. LE XIXE
SIECLE : LE TEMPS DES GRANDES EDITIONS DE SOURCES
0.3. LA GUERRE DE SUCCESSION D‟ESPAGNE VUE PAR LE XXE SIECLE
SOURCES
0.4. ÉTAT DE SOURCES
0.4.1. Sources disponibles au Service historique de la Défense
0.4.2. Autres fonds
0.4.3. Sources imprimées
0.5. SOURCES MANUSCRITES
0.5.1. Service historique de la Défense, archives de la guerre
0.5.2. Archives du ministère des Affaires étrangères, correspondance politique
0.5.3. Archives nationales
0.5.4. Bibliothèques patrimoniales
0.6. SOURCES IMPRIMEES
0.6.1. Gazettes et autres publications périodiques
0.6.2. Éditions de correspondances
0.6.3. Mémoires et journaux
0.6.4. Libelles, sermons, poèmes et chansons
0.6.5. Ouvrages historiques contemporains
0.6.6. Traités militaires
BIBLIOGRAPHIE
0.7. INSTRUMENTS DE RECHERCHE
0.7.1. Ouvrages de référence
0.7.2. Guide de sources et inventaire d’archives
0.7.3. Bibliographies
0.8. BIOGRAPHIES
0.8.1. Louis XIV
0.8.2. Marlborough
0.8.3. Le prince Eugène
0.8.4. Autres personnages
0.9. ANCIEN REGIME
0.9.1. Relations internationales
0.9.2. Histoire politique, institutionnelle et financière
0.9.3. Histoire sociale et culturelle
0.10. HISTOIRE MILITAIRE DE L‟EPOQUE MODERNE
0.10.1. La guerre à l’époque moderne
0.10.2. Histoire des armées, des régiments et des corps particuliers
0.10.3. Guerre de succession d’Espagne
0.10.4. Histoire sociale et culturelle des armées
0.10.5. Objets
0.10.6. Guerre, État et société
0.10.7. Guerre et beaux-arts
0.10.8. Guerre et littérature
0.11. HISTOIRE GENERALE DE LA GUERRE
0.11.1. Pensée stratégique
0.11.2. Études sur les guerres
0.11.3. Histoire-bataille
CHAPITRE 1. LES ENJEUX STRATEGIQUES DE LA GUERRE DE SUCCESSION D’ESPAGNE UNIQUA RATIO REGNI ?
1.1. LA GUERRE DE SUCCESSION D‟ESPAGNE, DENOUEMENT D‟UN SIECLE DE GUERRE ?
1.1.1. La question de la Succession d’Espagne
1.1.2. Le testament de Charles II
1.1.3. Le déclenchement de la guerre
1.2. LES DEBUTS INCERTAINS DE LA GUERRE DE SUCCESSION D‟ESPAGNE
1.2.1. Les forces en présence
1.2.2. Les opérations en Italie
1.2.3. Les opérations en Flandre
1.2.4. Les opérations en Allemagne
1.3. LES OBJECTIFS STRATEGIQUES DES PARTIES BELLIGERANTES DE 1704 A 1708
1.3.1. S’attaquer aux maillons faibles de la Grande Alliance : les princes d’Empire
1.3.2. S’attaquer aux maillons faibles de la Grande Alliance : La Hollande et le Piémont
1.3.3. L’exceptionnelle démonstration de force de 1708 GAGNER LA PAIX PAR LES ARMES
CHAPITRE 2. DES ARMEES EN MARCHE L‟OUTIL MILITAIRE ET SES DEPENDANCES
2.1. LA CHRONOLOGIE DES CAMPAGNES
2.1.1. Des armées qui se cherchent et s’évitent au cœur de l’Empire : la campagne de Blenheim
2.1.2. Ramillies ou la bataille sans campagne
2.1.3. Trois mois de reculade et un désastre : la campagne d’Italie de 1706
2.1.4. Audenarde, 1708
2.2. OBJECTIFS MILITAIRES ET IMPERATIFS LOGISTIQUES
2.2.1. Les aléas du ravitaillement
2.2.2. Misère, indiscipline et désertion
LES BIENFAITS DE LA MARCHE
CHAPITRE 3. LA « BATAILLE DECISIVE » A L’AUBE DU XVIIIE SIECLE « GUERRE DE SIEGE » CONTRE « BATAILLE DECISIVE » ?
3.1. LA RETRAITE D‟UNE ARMEE VAINCUE
3.1.1. Retour sur le Rhin
3.1.2. L’abandon des Pays-Bas espagnols
3.1.3. L’évacuation de l’Italie
3.1.4. Derrière le canal de Gand à Bruges
3.2. COMMENT EXPLIQUER LES PROGRES DES TROUPES DE LA GRANDE ALLIANCE ?
3.2.1. La poursuite d’une armée traumatisée
3.2.2. La faiblesse des fortifications
3.2.3. La trahison des officiers et des troupes d’Espagne
3.2.4. Le rôle de la bourgeoisie
3.2.5. Marlborough, restaurateur des anciens privilèges
3.2.6. « L’usage d’Italie »
3.2.7. « Il est etrange qu’un souverain soit si mal obey » : le désaveu de l’Électeur
3.2.8. L’inconstance des Flamands
3.3. QUELLE FUT L‟AMPLEUR REELLE DES PROGRES DES TROUPES ALLIEES?
3.3.1. Le retour à l’immobilisme dans les Flandres
3.3.2. Le fardeau bavarois
LES FRUITS D‟UNE BATAILLE
CONCLUSION