Des manuels scolaires de cinéma méconnus
L’édition de manuels scolaires d’initiation au cinéma va donc retenir notre attention et constituer, rappelons-le, le coeur de notre problématique : comment faire d’un art comme le cinéma, un enseignement ? Au regard du corpus que nous avons composé, les moyens utilisés par les auteurs pour « faire apprendre » le cinéma, par le biais de l’objet manuel scolaire, sont interrogés. Moyens que nous entendons dans la forme, dans la structuration et dans le contenu des ouvrages, et dans ce qu’ils disent, explicitement ou non, du cinéma et des films. L’étude de ces huit manuels s’avère tout à fait à propos au vu des considérations exposées auparavant en matière de pédagogie relative au cinéma. Le travail de recherche que nous conduisons exige une réflexion précise et ciblée. D’autant que l’histoire de cette tentative de mise en place d’un enseignement du cinéma par Film et Jeunesse, n’a jamais vraiment été menée de front. Léo Souillès-Debats, Mélisande Levantopoulos, Pascal Laborderie et Francis Desbarats ont cité l’initiative stéphanoise ou certains manuels dans leurs travaux respectifs20. À notre connaissance, seuls Frédéric Zarch, Philippe Bourdier et Maurice Pelinq ont approfondi le sujet en se penchant sur les ambitions de l’association et en se chargeant d’analyser la teneur de certains manuels.
Autrement dit, l’aspect inédit d’une telle recherche nous invite encore plus à estimer ces manuels comme des témoignages capitaux au regard de l’enseignement du cinéma, perçu à travers le prisme de l’instruction catholique. Ils s’inscrivent également dans l’émergence d’un discours didactique sur le cinéma en France dans les années 1950 comme vu précédemment. Enfin, convoquer ces manuels dans la course à la légitimité du cinéma en tant que discipline scolaire nous semble intéressant. Par ailleurs, considérer le caractère exceptionnel de l’accès à cette littérature scolaire de nos jours et le fait que l’on continue à enseigner le cinéma, aussi bien par l’intermédiaire de ciné-clubs qu’en écoles privées ou à l’université, est nécessaire à notre étude. Le cinéma est toujours là, le désir d’apprendre aussi.
Afin d’entrer plus précisément dans le vif de notre recherche, nous allons décrire succinctement ces manuels scolaires, tous édités chez LIGEL. Le tableau ci-dessous présente par date de parution chacun des manuels, rééditions incluses, que ces derniers soient destinés à un âge et un niveau particulier ou aux professeurs.
À la lecture de cette présentation sommaire, une progression apparaît en fonction des niveaux scolaires des élèves : l’initiation pour les plus jeunes, les bases du « langage du cinéma », l’histoire du cinéma et les genres qu’il renferme sont réservés à l’enseignement secondaire, une réflexion « au-delà de l’image » est destinée aux classes supérieures. Un accompagnement spécifique aux différents niveaux d’étude est aussi prévu pour les professeurs. L’association s’attache à donner toutes les ressources possibles à chacun des corps présents dans ce nouvel exercice de transmission.
Une approche didactique inexplorée
Le manuel représente pour l’historien, qu’il s’intéresse à l’éducation, aux sciences, à la culture ou aux mentalités, une source privilégiée et d’autant plus précieuse que l’on sait qu’il a longtemps constitué la base principale, la référence des pratiques quotidiennes des enseignants.
L’historien Alain Choppin, à l’origine de la base de données Emmanuelle recensant les manuels scolaires en France de 1789 à nos jours, remarque que les perspectives d’étude des manuels scolaires sont le plus souvent d’ordre sociologique. Le manuel s’apparenterait selon lui à « un condensé de la société qui le produit ». Or, le cinéma ne s’enseigne pas de la même manière que les mathématiques, l’histoire ou encore la musique, car il peine à être reconnu officiellement comme une discipline. Ce mémoire de recherche n’a pas pour but de rendre compte de l’existence ou non d’une « discipline cinéma», mais définir le terme, à ce stade, est essentiel. Les enjeux sociologiques à propos de l’entrée du cinéma au sein des salles de classe n’en seront pas la suite que plus perceptibles.
Cette première composante concerne notre recherche. En effet, la constitution d’un appareil méthodologique de connaissances propres au cinéma va contribuer à l’exercice de transmission et de scolarisation du regard du jeune public. Il trouve sa concrétisation par le manuel scolaire. Ce dernier est un objet particulier puisqu’il est à la fois le texte et l’enseignant, à travers la nature de l’apprentissage qu’il renferme. Analyser des manuels scolaires, c’est avoir la possibilité en tant que chercheur de s’intéresser : aux valeurs et aux idéologies véhiculées par ce type d’ouvrage, aux connaissances mêmes qu’ils contiennent et donc aux intentions et aux choix didactiques qui en découlent, à l’écart qui peut exister entre ce que prodigue le programme en place et ce qu’en retient le manuel, à la société et à l’époque dont il est le témoignage culturel, historique et pédagogique, etc. L’intérêt de ce genre de recherche réside dans le pouvoir qu’a le manuel scolaire de révéler l’émergence et l’évolution des disciplines scolaires. Spécialiste dans le domaine, l’enseignante-chercheuse Laetitia Perret-Truchot prône une vigilance méthodique pour tout chercheur souhaitant entreprendre un tel travail. Ignorer que le manuel n’est qu’une somme de choix subjectifs qui sélectionnent et ordonnent le savoir qu’il diffuse, et non un savoir savant acquis, c’est s’exposer à une mauvaise interprétation des intentions des auteurs des manuels, en regrettant certaines trahisons qui n’en seraient pas vraiment.
On peut difficilement en effet mesurer l’emploi d’un manuel scolaire (son utilisation en classe, sa consommation, son impact sur les élèves, etc.). L’historien Antoine Prost le déplore également à tel point qu’il affirme avoir mis un point d’honneur à ne jamais diriger de recherches concernant les manuels scolaires « précisément parce que nous ignorons tout de leurs usages effectifs, et que par conséquent ils ne peuvent rien nous apprendre de fiable sur l’enseignement effectivement dispensé ». Une distance existe entre ce que présente le manuel et ce que l’élève va retenir. Dans cette recherche, mesurer les usages ou la réception du manuel scolaire sera impossible.
Nous avons choisi, en conséquence, d’étudier notre corpus sous un prisme systémique et d’entendre nos ouvrages comme des éléments indépendants, mais traités comme un tout, d’où cette notion de programme40. Les manuels interagissent, mais également avec l’élève et avec le professeur. Le savoir sur le cinéma grandit, en témoignent les rééditions. Un des enjeux de cette recherche consistera à faire ressortir le plus possible, à travers l’examen du contenu des manuels, les attentes et intentions des auteurs. L’analyse de cette tentative de création d’un programme scolaire au regard de ces huit manuels pourra par exemple faire surgir un ordre et une importance des questions traitées par les ouvrages. Que savoir du cinéma pour le connaître, le comprendre, en parler ? Quels sont les principes avancés par les créateurs ? Comment les mettent-ils en oeuvre si tel est le cas ? Comment se saisir d’un film ?
Par ailleurs, sur le modèle d’une production littéraire qui appelle un apprentissage des signes inhérents à la langue dans laquelle elle a été rédigée en vue d’être déchiffrable et assimilée — les lettres de l’alphabet —, le film est d’autant plus présent dans le quotidien des Français qu’il se doit désormais, lui aussi, d’être lu pour être compris. Sauf que le cinéma ne possède ni dictionnaire ni Bescherelle, ni aucun répertoire fixe au sein duquel l’initiation à la langue de l’image pourrait s’établir et s’ancrer. Pour Antoine Vallet, tête pensante de cet enseignement, il reviendrait à chaque réalisateur de « créer sa langue, morphologie et syntaxe, élaborer des images en fonction de l’ensemble de l’oeuvre, grâce à un montage qui, lui aussi, est à créer à chaque fois, original et adapté au thème de l’oeuvre41 ». À chaque film, une nouvelle façon de s’exprimer. La langue de l’image se révèle création perpétuelle. Autrement dit, si des codes littéraires, scolaires, se trouvent appliqués à l’enseignement du cinéma, ne risquent-ils pas de dénaturer l’oeuvre cinématographique ?
Afin de parcourir les ressources mises en place par Film et Jeunesse pour faire du cinéma un enseignement, nous avons divisé notre analyse en trois parties. Le fait d’assimiler le septième art, en tant qu’objet d’étude, est un processus idéologique, culturel et pédagogique qui prendra plusieurs décennies qu’il convient d’explorer pour mieux comprendre les enjeux et espoirs que porteront les manuels LIGEL par la suite. Après une présentation du contexte historique d’apparition de ces livres scolaires, nous poserons notre regard sur Film et Jeunesse et sur les moyens associatifs et pédagogiques qu’elle déploiera pour intégrer le cinéma aux horaires scolaires des écoles privées de la Loire.
Nous tenterons de rendre compte, dans la seconde partie, de la proximité de cet enseignement avec celui des lettres dont les membres de l’association sont coutumiers. Ils abordent en effet le cinéma sous le prisme littéraire en lui attribuant une « grammaire », des « genres » et des références supposées contribuer à la construction d’une bonne culture cinématographique. Dans la forme, les manuels ne sont pas sans rappeler les classiques de la littérature scolaire puisqu’ils s’inspirent de codes traditionnels qui ont fait leurs preuves tels l’iconographie ou l’exercice. Dans le fond, c’est d’une part toute la pédagogie et la philosophie d’un concept dont Antoine Vallet est à l’origine, le « Langage Total », qui soutient les manuels et d’autre part, une vision en germe de l’enseignement du cinéma que l’on peut rapprocher de la sémiologie telle que nous la connaissons aujourd’hui.
La troisième partie de ce mémoire cherchera à déterminer le rôle des manuels au sein de cette éducation cinématographique. Dans un premier temps, nous définirons le discours esthétique de ces ouvrages à travers les films qu’ils renferment. Cela mettra en lumière par la même occasion l’importance qu’ils accordent à la figure de l’auteur. Nous aborderons ensuite la formation des enseignants qui, comme les manuels, ambitionnent par leur rôle de participer à la formation de l’esprit critique de l’élève. Le présent travail de recherche se propose en fin de compte de penser la notion de transmission, aussi bien par l’image que par l’intervention d’un tiers, qui plane sur la création d’une identité critique et culturelle de l’élève apprenant le cinéma.
La lutte contre le « mauvais cinéma »
Au début du XXe siècle, l’avènement des nouveaux moyens de projection offre aux rivales stratégies laïques et catholiques des possibilités d’adhésion inédites. C’est avec la volonté d’éduquer le peuple que les efforts de la Ligue de l’enseignement, mouvement d’éducation populaire fondé en 1866 par Jean Macé, et ceux de la catholique Bonne Presse permettent notamment l’instruction et l’encadrement des pratiques culturelles des jeunes. Si l’organe laïque a recours aux projections lumineuses lors de conférences populaires qu’elle anime dans les institutions républicaines, ses opposants catholiques les mettent à profit dans les paroisses comme support et enrichissement aux exercices d’évangélisation et de catéchèse. Ces activités ont généralement lieu au sein des patronages afin d’atteindre les consciences d’une nouvelle manière. Les réunions ecclésiastiques et plus particulièrement celles à la lanterne magique semblent être « devenues officiellement une “arme” de persuasion pour l’apostolat des temps modernes ».
Écoles et patronages peuvent toutefois manifester une certaine distance à l’égard du procédé et du système qui l’accompagne. Malgré le fait que cette nouvelle pratique laisse un souvenir plus vif du message à faire passer que d’ordinaire, une forme d’immoralité lui est reprochée. Témoin de l’influence grandissante du cinéma sur les masses, le courant catholique prend peu à peu conscience du pouvoir de l’image en mouvement dans la transmission d’un savoir.
Mais il n’est pas le seul. L’État constitue en 1916 la commission extraparlementaire Bessou, du nom de son instigateur Auguste Bessou. Elle est chargée d’enquêter sur les modalités d’insertion du cinéma dans les écoles, de réfléchir à l’enseignement par le cinéma — entendu uniquement comme outil pédagogique. Le rapport de cette investigation est publié en 1920 : « le cinématographe a les avantages de l’image et du conte sans en avoir les inconvénients. Il est la vie7 ». En outre, le cinéma permettrait aux élèves un éveil de leur attention ainsi qu’une meilleure compréhension de leur réalité. Il faciliterait la mémorisation des connaissances, là où la simple parole du maître ou la lecture échoueraient. Au-delà du regain de dynamisme qu’il apporterait à un cours, le cinéma aurait également la capacité d’aider à réformer l’école. Au regard des réalités du terrain, la mise en place du cinéma à l’école suscite l’engouement des acteurs locaux, tant d’un point de vue économique que sociologique. En 1922 par exemple, les écoles de Saint-Étienne possèdent cinquante-six appareils en état de marche alors que les écoles rurales du département de la Loire en recensent à peine dix-huit.
Les catholiques français sont, au cours des années 1920, « encore très divisés quant à l’attitude à adopter vis-à-vis du cinéma ». En effet, faute de directive officielle du Saint-Siège et face à la « désorganisation des patronages [qui] laisse le champ libre au cinéma commercial qui offre désormais une masse de longs métrages américains où s’étalent les plaisirs du pouvoir, du sexe et de l’argent », l’immédiat après-guerre se retrouve paralysé face à une jeunesse en souffrance qui se tourne vers le cinéma. Se multiplient alors les accusations à l’encontre de celui-ci : « immoral », « criminogène », venant « servir le lucre et détruire la famille », allant même parfois jusqu’à le croire « comme propagateur du vice et du paganisme».
Les jalons d’une telle méfiance sont posés en 1917 par le polémiste Édouard Poulain dans son livre intitulé Contre le cinéma, école du vice et du crime. Pour le cinéma, école d’éducation, moralisation et vulgarisation. L’auteur considère que « le cinématographe se signale généralement par le mauvais goût et l’immoralité. Il distille le poison moral aux enfants et aux gens du peuple ». Édouard Poulain voit cependant dans le cinématographe la possibilité d’un « enseignement par les yeux » comme « le plus puissant qui se puisse concevoir ». Prenant l’exemple du Bon Théâtre, oeuvre catholique parisienne qui donne des « séances cinématographiques et autres pour distraire sainement les esprits, élever l’âme de cette jeunesse, la fortifier dans le droit chemin et l’instruire », il prie le cinéma de cesser « de poursuivre un but malfaisant pour s’assigner une mission moralisatrice, graver dans les âmes de saines pensées et de salutaires résolutions, devenir le puissant auxiliaire de l’éducation ».
La catégorie qualifiée de « “mauvais cinéma”, policier, athée et socialiste » est la seule à souffrir de critiques aussi virulentes. Cette « cinéphobie » ne concerne qu’une partie du courant catholique. Pour Louis Jalabert, administrateur jésuite de la revue Études, le cinéma catholique devrait être avant tout envisagé « comme une “affaire” et monté comme une entreprise ». Moins d’une décennie plus tard, le directeur de la Bonne Presse va à son tour dans ce sens en déclarant que « comme le bon journal, le bon cinéma va servir à sauver les âmes. Il s’agit du règne de Dieu, il s’agit de la lutte contre le mauvais cinéma ». Il n’est plus temps d’adapter le cinéma aux besoins de l’Église. Celle-ci doit désormais se l’approprier et le maîtriser afin de l’utiliser pour mobiliser et fidéliser ses adeptes.
Les années 1927 et 1928 sont, à ce propos, déterminantes dans la reconnaissance du cinéma par les catholiques. C’est d’abord localement que prend forme une nouvelle tentative de légitimation, d’un point de vue éducatif, grâce à l’efficacité des salles de patronage et à l’encadrement qu’elles supposent. Puis la création en 1927 à l’échelle nationale de la Centrale catholique du cinématographe (CCC) conforte cet encadrement puisque celle-ci instaure un système de cotation des films, fondé sur la valeur morale des oeuvres en laissant de côté les critères idéologiques ou même religieux.
La revue mensuelle du CCC, Les Dossiers du cinéma, destinée prioritairement au personnel religieux comme les directeurs d’oeuvres ou de patronage, se livre à une critique des films ainsi qu’à une typologie de leur public. À la manière dont les films sont aujourd’hui munis d’une pastille « déconseillé aux moins de 10, 12, 16 et 18 ans » afin de préserver une certaine partie du public, la cotation des films fonctionne de façon préventive.
La fin des années 1930 connaît l’harmonisation de la programmation confessionnelle et la cohésion des différents diocèses entre eux. La France de 1937 comptabilise « 12 000 patronages catholiques regroupant 800 000 enfants». Le réseau catholique de distribution cinématographique, quant à lui, agit à l’échelle nationale contre les circuits laïques officiels de diffusion. Car, si les catholiques mettent en place leur propre système de salles paroissiales, leurs opposants laïques eux, par le biais de la Ligue de l’enseignement, installent un circuit équivalent d’éducation populaire affilié à l’Union française des offices du cinéma éducateur laïque (UFOCEL). C’est principalement sur le terrain de l’encadrement des loisirs que la concurrence entre ces institutions de patronage fait rage.
Au lendemain de la Libération, la résistance se veut culturelle et les initiatives vont aller dans ce sens. Les structures associatives d’avant-guerre apaisent le rapport de défiance institué vis-à-vis du cinéma de la part, notamment, des éducateurs. Elles favorisent à cette période l’éclosion de nouvelles pratiques cinématographiques auprès d’un public plus hétérogène.
Les ciné-clubs : une initiative essentielle
En 1943, André Bazin écrivait à propos de l’émergence de plus en plus visible des « clubs de cinéma » que :
Il est donc nécessaire à l’existence même du cinéma comme art que se reconstitue dans notre génération ce public cultivé possédant assez de connaissances techniques et historiques pour créer autour de l’oeuvre une ambiance critique, affirmer des hiérarchies, juger de l’effort du créateur.
Qu’est-ce qu’un ciné-club ? Léo Souillés-Debats insiste sur le « caractère protéiforme » que revêt l’appellation. Un ciné-club peut être entendu comme une « organisation de masse des consommateurs de films40 », une association de loi 1901 à l’origine hétérogène (catholique, laïque, communiste, universitaire…), le produit de la fusion des réseaux associatifs et des idéaux de l’éducation populaire d’après-guerre ou au même degré qu’une « communauté d’interprétation », selon la période à laquelle le terme est utilisé. Bien que l’on attribue son invention (ou tout au moins l’un des premiers emplois) au critique de cinéma Louis Delluc au début des années 1920, le ciné-club gagne ses lettres de noblesse en 1949 après que l’État a reconnu au regard de la loi son existence, son statut non commercial ainsi que sa désormais classique exécution triptyque de séance : présentation, projection, discussion ou débat.
Les prémices de la pratique du ciné-club se situent ainsi dans les années 1920 et chacune des organisations cinématographiques d’alors fonctionne selon ses propres règles. Le modèle type de ciné-club n’existe pas selon Jean Mitry. Mais le Ciné-Club de Louis Delluc (1921), le Ciné-club de France (1924, Léon Moussinac, Germaine Dulac) ; le Club des Amis de Spartacus (Léon Moussinac, Jean Lods, Francis Jourdain, 1928) ; le Club de la femme (Lucie Derain, 1934) ; le Cercle du cinéma (Henri Langlois et Georges Franju, 1935) (Fig. 1) ; la coopérative « Ciné Liberté » (1936, présidée par Jean Renoir), pour ne citer qu’eux, ont définitivement marqué leur temps. Des ciné-clubs réservés uniquement aux plus jeunes verront le jour ; les plus fameux restant le parisien Club Cendrillon fondé en 1934 par Sonika Bo, pour les enfants de 6 à 12 ans, et le Ciné-Jeunes de Marie Lahy-Hollebecque (Fig. 2) en 1936, affilié à la Ligue de l’enseignement. En 1946, le Ciné-Club d’Enfants de Valence, dirigé par Jean Michel, fait aussi date dans l’inscription d’une éducation cinématographique auprès d’un jeune public.
En dehors des dispositifs affiliés à la FLECC, le cinéma peut aussi être enseigné sur l’initiative personnelle de pédagogues militants. Croyant, cinéphile et professeur de lettres, Henri Agel innove en matière de transmission cinématographique. Ayant fait ses armes à la FLECC auprès de confrères critiques de cinéma, il est à l’origine du premier ciné-club scolaire de Toulouse au début des années 1940. Le directeur de l’IDHEC, Léon Moussinac, l’autorise à donner un cours à l’Institut sur les relations qu’entretiennent le cinéma et les lettres. À cette même période, en 1946-1947, Henri Agel développe des séances d’initiation cinématographique comprenant une introduction à l’esthétique filmique et aux métiers du cinéma, au lycée Fermat de Toulouse. Faisant écho aux leçons qu’il donne, il souhaite permettre à l’enfant d’accéder à l’analyse d’un film à travers une grille littéraire familière. Le lycée Voltaire de Paris lui ouvre ses portes en 1948. Agel y crée un cours préparatoire à l’IDHEC, malgré les remarques en demi-teintes de ses collègues de lettres, réticents à l’entrée du cinéma à l’université. Il rejoindra le CA de la Fédération française des ciné-clubs de jeunes à sa création en 1950. Sa démarche pédagogique s’apparente à celle menée par la Fédération loisirs et culture cinématographiques. Autrement dit, le parcours d’Henri Agel et l’ambition pédagogique dont il fait preuve montrent que, même si les fédérations s’opposent idéologiquement, une porosité subsiste néanmoins entre elles.
L’âge des élèves est un critère sur lequel les participants aux séances de travail, autour de l’éducation cinématographique de la jeunesse, s’accordent par rapport à l’initiation dont parle Agel. Ils estiment en effet que l’enfance s’avère être la période la plus naturelle, « l’époque la plus appropriée pour réaliser efficacement une véritable éducation cinématographique » étant donné « le maximum de plasticité éducative » dont dispose l’être à ce moment-là84. Le Congrès projette ce que sera l’enfant en tant que spectateur, dont le développement intellectuel aura été nourri par une éducation cinématographique qui lui offrira « l’élévation à une compréhension supérieure des films » et qui façonnera son sens critique.
Ainsi, pour les congressistes, le temps alloué au cinéma comme matière à enseigner doit être encouragé. Les élèves doivent percevoir le septième art comme « un élément d’éducation et non plus [comme] un simple divertissement ». Durant les nombreuses prises de paroles reviendront les termes d’« éducation », d’« initiation » ou encore de « formation » : leur emploi semble annoncer un processus d’assimilation du cinéma par les institutions éducatives et plus précisément scolaires.
Les participants aux journées d’étude appellent ainsi, de ses voeux, à la formation cinématographique des élites laïques, du clergé et de la population, qu’elle soit chrétienne ou non, en intégrant le cinéma aux « programmes de l’enseignement humaniste traditionnel, en relation intime avec les autres disciplines ». Autrement dit, la volonté éducative de la FLECC se voit reconnue par l’Église, ainsi que par l’État qui, l’année suivante, lui accorde une habilitation à diffuser la culture par le film. Elle bénéficie désormais des avantages économiques liés au cinéma non commercial. Bien qu’absente à Madrid, la FLECC se retrouve propulsée troisième membre organisateur des journées nationales de formation et d’information cinématographique pour les éducateurs aux côtés de la Centrale catholique du cinéma (CCC) et du CCE. Ces journées, se déroulant à Montmartre les 24 et 25 octobre 1953, permettent de concrétiser les avancées méthodologiques et de vérifier les qualifications des éducateurs.
D’un autre côté, on peut aisément assimiler cette dynamique en faveur du cinéma à l’école à la pensée filmologique déjà à l’oeuvre au sein de l’Église de France. Apparue au courant de l’automne 1948, la filmologie ambitionne, d’après son fondateur Gilbert Cohen- Séat, de faire du cinéma une science au sens esthétique et psychologique. En d’autres termes, elle recherche à.
L’association Film et Jeunesse
Saint-Étienne entretient un lien solide avec le cinéma durant le XXe siècle. Sa vie associative nourrit cette relation tant d’un point de vue technique, par la fabrication des caméras 8 mm Urfée dans les ateliers Blanchard et Jourjon1 et la production par Heurtier de projecteurs 8 mm/Super82 que dans la multiplication des manifestations culturelles. Celles-ci sont principalement organisées dans la première moitié du XXe siècle par l’Office du Cinéma Éducateur de la ville dont la cinémathèque permet la circulation des films dans les écoles du département et par des organismes nationaux (la Ligue féminine de l’Enseignement, la Ligue maritime et coloniale, etc.) sous la forme de projections dans des salles de patronage, conférant au cinéma un usage éducatif. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la ville de Saint-Étienne témoigne des ambitions pédagogiques envisagées par l’Église depuis des années. D’abord par la création du Secrétariat Social de la Loire qui a à coeur, en tant qu’association d’éducation populaire, de mettre la culture à disposition de tout un chacun, puis en instaurant plusieurs commissions au sein de celui-ci afin de « se confronter à la réalité sociale de son époque ».
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Table des matières
Principaux sigles
Avant-propos
Introduction générale
PREMIÈRE PARTIE – Les débuts de la scolarisation du cinéma dans les écoles privées
Chapitre 1. Un regard cinéphilique
Chapitre 2. Intégrer le cinéma à l’école
DEUXIÈME PARTIE – La conception d’une pédagogie du cinéma
Chapitre 3. Développer un programme scolaire
Chapitre 4. Légitimer la scolarisation du cinéma
TROISIÈME PARTIE – La formation critique du spectateur
Chapitre 5. La construction d’un savoir cinématographique
Chapitre 6. Le manuel de cinéma, nouveau passeur ?
Conclusion générale
Bibliographie
Table des matières
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