En 2008, voyageant pour la première fois en Mongolie pour mon loisir, j’assiste à un de ces « spectacles pour touristes » qui présentent, tous les soirs durant la saison estivale, un potpourri d’arts traditionnels mongols : le chant diphonique, la vièle à tête de cheval, la flûte traversière limbe, la contorsion et bien sûr des danses. Je ne saurais décrire de mémoire les danses que je vis ce soir-là. Mais je me souviens de l’impression forte qu’elles eurent sur moi. L’impression confuse d’un moment jovial, des danseurs souriants, agiles et souples en costumes chamarrés, des pieds pointés dans des bottines blanches, une musique pentatonique et acidulée… tout cela stimula entre les touristes que nous étions des débats sur l’authenticité supposée de ces danses mongoles, où nous avions repéré des éléments de formalisation et d’esthétique qui nous renvoyaient plutôt à un imaginaire de danses folkloriques russes, teintées de ballet classique, qu’à ce qu’auraient pu ou dû être des danses mongoles. Cependant, cette suspicion de « folklorisme » n’enlevait rien au plaisir pris à assister au spectacle de ces danses et, en ce qui me concernait, y ajoutait même. Mais surtout, notre interprète mongole, interrogée à ce sujet, fut catégorique : pour elle, il s’agissait bien là de vraies danses mongoles « traditionnelles », pas seulement d’une version pour touristes. Qu’il y ait eu, dans ce débat, des quiproquos entre « folklorique », « traditionnelle », « authentique » et « vraiment mongol » est plus que probable et, pour éviter désormais toute confusion, je propose de nommer cette danse la « danse mongole scénique ». Pourtant, indépendamment de ces questions de vocabulaire, sur lesquelles on reviendra, cette danse mongole scénique, qui paraissait suspecte au public étranger, n’en était pas moins appréciée en tant que telle et identifiée comme mongole par le public mongol. Cette divergence de points de vue sur une même pratique invite à interroger, au-delà de la question de ce qui permet ou non d’identifier la danse comme mongole, le rôle que joue la danse dans le renforcement d’un sentiment d’appartenance à la « mongolité » (Mongolness, Bulag 1998 : 6). Cette interrogation est le point de départ d’une recherche menée depuis 2010 autour des danses mongoles en Mongolie contemporaine, dans le cadre d’un master puis d’une thèse. L’objectif de la présente thèse est de comprendre, à partir du cas mongol, le rôle particulier que joue la danse dans le renforcement d’identités nationales ou collectives. Dans cette perspective, ce travail interroge en particulier ce que j’appellerai l’efficacité de la danse, c’est-à-dire son aptitude à engendrer un sentiment d’attachement profond et durable, chez les populations concernées, à une même communauté.
Faire sens de la danse
Les danses mongoles donnent à voir le mode de vie des pasteurs nomades mongols. Sous des formulations variables, cette affirmation traverse, avec la force de l’évidence, toutes les caractérisations des danses mongoles, des textes patrimoniaux aux ouvrages de pédagogie, des documentaires filmés aux entretiens ethnographiques, des scènes de l’Ensemble national1 aux yourtes de l’Altaï, des discours des artistes aux appréciations des spectateurs. Il est de ce fait particulièrement tentant de souscrire d’emblée à cette idée, qu’une appréhension intuitive des danses mongoles tend à valider. Pourtant, ce qui sous-tend cette affirmation, à savoir que la danse déploierait un reflet dansé du pastoralisme nomade, qui renverrait lui-même de manière univoque à l’identité mongole, pose deux questions, étroitement liées l’une à l’autre. La première est celle de la « représentation » d’un mode de vie dans des mouvements dansés. La seconde revient à interroger ce qui fait que, pour le spectateur, les éléments évoqués dans la danse renvoient à l’identité d’un groupe donné. L’hypothèse défendue ici est que c’est précisément parce que les modes d’évocation d’éléments non dansés dans la danse ne sont pas des reflets univoques de la réalité que la danse est à même de générer des indexations d’ordre identitaire. À travers l’examen des répertoires thématiques du bii biêlgee et de la danse mongole, le présent chapitre s’attelle moins à comprendre comment la danse véhicule du sens qu’à saisir, à l’inverse, comment les Mongols sont amenés à faire sens de leurs danses.
Les liens entre danse et sens sont souvent examinés à l’aune de théories de la représentation qui postulent que la danse puisse mettre en scène et « en corps » des idées, des représentations ou des visions du monde préexistantes. Selon Pradier, la performance des corps, conçus comme une « scène », un lieu de représentation spectaculaire, serait dotée de propriétés aptes à donner « chair » à « l’esprit » (Pradier 2009). Pourtant, les recherches systématiques de correspondances entre la danse et des visions du monde ou des systèmes de pensée qu’elle illustrerait font plus souvent apparaître la nature « kaléidoscopique » (Handelman 1998 : 49), fragmentaire, voire contradictoire ou inversée de telles représentations (Spencer 1985b). Le bii biêlgee en particulier, à travers ses gestes d’imitation, mobilise des allusions à des aspects en réalité très circonscrits, et relativement disparates, de la vie quotidienne des pasteurs nomades (chevauchée, couture, toilette, préparation du feutre, etc.), ainsi que, souvent, à des aspects non quotidiens (gestes rituels, « jeux virils » du Naadam, etc.), qui sont loin de rendre compte de la totalité d’un mode de vie. De plus, les « modes de figuration » (Descola 2010 : 17) mobilisés par la danse, souvent décrits comme la simple imitation de gestes quotidiens, sont en réalité d’une plus grande variété. Ainsi, à côté de simple mimes gestuels (le geste dansé imite un geste quotidien), l’imitation du cavalier à cheval suppose la mobilisation d’autres moyens d’évocation, plus complexes. Enfin, il arrive que des attributions de sens contradictoires émergent non du déploiement simple d’éléments susceptibles de faire sens de façon immédiate, mais au contraire dans le brouillage de références précises au profit d’un effet d’évocation vague et sujet à la multiplication des exégèses. Ces modes de figuration variés et complexes incitent à repenser l’apparente simplicité des mimes eux-mêmes. Comme le dit Descola, « une image dont le sujet est pourtant tout à fait reconnaissable n’est pas immédiatement transparente » (ibid. 11). Dans cette perspective, les danses mongoles apparaissent moins comme un lieu de « représentation » d’une totalité préexistante que comme le déploiement fragmenté et sélectif, voire contradictoire, de certains éléments qui, ainsi déployés, permettraient au spectateur de reconstruire a posteriori la vision paradoxale d’un pastoralisme nomade mongol conçu comme une totalité culturelle bien identifiée.
En ce sens, ce chapitre emprunte son cadre théorique moins à des théories sémiotiques du « sens » dans la danse, comme celles défendues par Williams (2004) ou Farnell (1995) qu’à la conception « orchestrale » de la communication sous-jacente aux travaux des auteurs de l’école de Palo Alto (Winkin 2000 : 27). S’opposant à une communication dite « télégraphique », qui voit dans la communication la transmission d’un message au moyen d’un code, l’idée d’une communication orchestrale met en valeur la dimension pluri-vectorielle de la communication humaine (incluant ses aspects verbaux et non verbaux, en particulier dans la mise en œuvre des corps), qui suggère à Winkin de la comparer à un orchestre aux innombrables instruments. D’autre part, elle implique de centrer l’analyse non sur un encodage et un décodage de messages intentionnels, mais sur la capacité humaine à faire sens d’éléments disparates, capacité interprétative qu’elle mobilise dans toute interaction, qu’il y ait intention de véhiculer un message ou non. La dimension non verbale de la communication et l’accent mis sur le sujet qui tire des inférences à partir d’une situation d’interaction intéressent tout particulièrement l’analyse de la danse. Toutefois, contrairement aux interactions du quotidien, qui sont les objets privilégiés de l’analyse des auteurs de ce courant (Goffman, Birdwhistell en particulier), la danse suppose, sinon une intentionnalité, du moins une organisation formelle d’indices qui, de fait, tendent à favoriser certains modes d’interprétation et d’inférence. En ce sens, Severi suggère que l’opacité de certaines formes de représentation renvoie moins à la figuration de systèmes de pensée donnés qu’elle n’est un moyen de rendre celles-ci saillantes, c’est-à-dire à la fois attrayantes et mémorables. À côté du « principe de la chimère » (Severi 2007), animal hybride par excellence, peuvent être évoqués d’autres modes de représentation susceptibles à la fois de déjouer les inférences ordinaires, comme dans les « pièges à pensée » (Boyer 1988), « technologies de l’enchantement » (Gell 1992) qui reposent sur le brouillage des identifications simples, et d’établir des représentations normatives (comme dans le cas des animaux parfaits, ou des monstres inclassables évoqués par Sperber 1975).
Le bii biêlgee, reflet du pastoralisme nomade ?
Le répertoire du bii biêlgee renvoie avant tout, à travers des thématiques largement partagées par tous les groupes ethniques qui pratiquent cette danse, l’image d’une mongolité exemplaire, principalement fondée sur la mise en scène du pastoralisme nomade. Comment le spectateur est-il amené, à travers des évocations disparates, à voir dans la danse la mise en œuvre d’un reflet de ce mode de vie ? Pour le comprendre, il convient de prendre en compte, à côté des gestes d’imitation des activités quotidiennes, la mobilisation de différentes textures dansées, qui contribuent à l’émergence d’une figure idéale de l’éleveur, dont le danseur constitue l’incarnation par excellence. Quatre grands types d’éléments du répertoire, les gestes du quotidien, les danses de rituel, les danses de l’ambleur et les danses avec accessoires, sont examinés dans cet ordre.
Les mimes du quotidien : microcosme genré ou figure idéale de l’éleveur ?
Le bii biêlgee peut être accompagné par deux grands types de mélodies, des mélodies ternaires lentes (udaan), sur lesquelles sont effectuées les mimes d’activités du quotidien et de gestes rituels, et les mélodies binaires rapides (hurdan) réservées aux danses de l’ambleur, qu’on détaillera plus bas. Sur la mélodie ternaire Ih tatlaga , il arrive qu’un homme et une femme dansent ensemble. L’homme fait alors les gestes des « trois jeux virils » (Eriin gurvan naadam), tandis que la femme effectue ceux dits des « tâches domestiques » (Hödölmör). Cette mise en regard d’activités masculines et féminines dans le bii biêlgee a pu conduire à interpréter la danse comme un reflet de la répartition genrée des tâches au sein du campement nomade (Pegg 2001 : 172). Toutefois, examiner en détail les répertoires gestuels masculins et féminins fait apparaître, a contrario, les limites d’une telle hypothèse. À mon sens, la danse consiste moins à présenter le campement nomade comme un microcosme genré qu’à donner à voir des figures masculine et féminine complémentaires de l’éleveur idéal .
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Table des matières
Introduction
Cartes
Liste des institutions les plus fréquemment citées
Chapitre 1. Faire sens de la danse
1.1 Le bii biêlgee, reflet du pastoralisme nomade ?
1.2 Être ou ne pas être mongol : le bii biêlgee aux marges de la mongolité
1.3. Grands stéréotypes et mise en abyme dans la danse mongole scénique
Chapitre 2. Créer une danse nationale
2.1 1921-1940 : la danse, un art au service de la révolution ?
2.2 Les années 1940 : une danse nationale pour une scène internationale ?
2.3 Les années 1960 : le temps de l’Ensemble national
2.4. Mobiliser la base et diffuser la danse
Chapitre 3. Cultiver de l’authentique
3.1. Trois perspectives sur le bii biêlgee
3.2 Tensions patrimoniales
Chapitre 4. Danser les ethnies mongoles
4.1 Ethnies à la suite
4.2 À chaque ethnie sa danse ?
4.3 Une « Robe de soie brune » en partage
Chapitre 5. Avoir du talent
5.1 La distribution du talent
5.2. Av’yaas todroh, « repérer le talent »
5.3 Consacrer sa vie au talent
Chapitre 6. Apprendre à danser
6.1 Apprendre seul à danser pour apprendre à danser seul
6.2 Apprendre ensemble à danser pour apprendre à danser ensemble
6.3 Le bébé qui danse
Chapitre 7. La yourte et la scène
7.1 Sous la yourte : le spectateur comme danseur virtuel
7.2 Au théâtre : le spectateur exposé
Chapitre 8. Naadam : la nation en liesse
8.1 Une ville en fête, un pays en liesse
8.2 L’inauguration du Naadam, le spectacle de la nation mongole
8.3 Comment faire l’expérience de la culture mongole ?
Conclusion
Bibliographie