Les critères de sélection des îles
Nous en avons retenu deux principaux, d’une part la distance par rapport au continent ou à la grande île, et d’autre part la superficie, auxquels a pu éventuellement s’ajouter un troisième, l’éloignement par rapport à la tutelle politique, quand l’île en question n’est pas politiquement indépendante. Nous avons évacué le recours à un critère de population. Concernant un sujet traitant des interactions entre sociétés humaines, le seul impératif est que l’île soit habitée. Il va de soi qu’inclure dans la liste des cas retenus une île où n’habitent que quelques dizaines de personnes n’aurait pas été pertinent.
La distance par rapport au continent
Rappelons sommairement, puisque ces éléments feront l’objet d’un traitement approfondi dans la quatrième partie, le dispositif en matière de délimitations territoriales marines tel qu’il a été à ce jour ratifié par 149 pays suite à la conférence finale de Montego Bay* en 1982. Cette instance, réunie sous l’égide des Nations Unies, a eu pour mission de clarifier le droit sur la mer, sujet à de nombreux litiges et interprétations. On distingue :
• les eaux intérieures (estuaires, ports, baies, rades) en deçà des lignes de base, où la souveraineté est entière ;
• les eaux territoriales qui ne doivent pas dépasser les douze milles nautiques* au-delà des lignes de base et dans lequel l’État est tenu d’accepter le passage de tous les navires ;
• la zone contiguë dont la largeur est également de douze milles nautiques et dans laquelle l’État peut exercer des contrôles fiscaux, douaniers et sanitaires ;
• la zone économique exclusive (ZEE) qui s’étend jusqu’à 200 milles nautiques des lignes de base et dans laquelle l’État côtier peut exercer des droits exclusifs sur les ressources minérales et biologiques.
Nous avons choisi de retenir les espaces pour lesquels la ligne d’équidistance entre l’île et le continent se situait en deçà de la limite des eaux territoriales soit douze milles nautiques. Ceci correspond donc à une distance totale maximale de 24 milles nautiques soit 44,448 kilomètres.
La taille des espaces terrestres considérés
Notre recherche ne prend une partie de son sens que dans la mesure où elle oppose une île de taille modeste et un espace continental ou macro insulaire. Il n’apparaît cependant pas pertinent de s’en tenir à un critère de taille défini à l’aide d’une terminologie aussi vague. C’est pourquoi nous avons utilisé les travaux de Christian Depraetere (1991) qui offrent une classification des îles selon leur taille. Nous les considérons ici uniquement comme une commodité référentielle.
Nous avons retenu le principe que l’île doit appartenir aux magnitudes 1, 2 ou 3, soit de 10 à 9 999 km². Sont donc exclus au niveau inférieur les îlots et au niveau supérieur les méga-îles et giga-îles. Ce choix écarte par exemple les relations Sri Lanka/Inde ou Grande-Bretagne/France, cas de figures qui ne correspondent pas à notre approche scalaire. La définition du continent n’appelle pas de mise au point particulière. Nous y ajoutons le dernier degré de la hiérarchie insulaire, la giga-île, catégorie au nombre réduit, dix-sept selon Depraetere, dont Terre-Neuve. Les archipels, à superficie cumulée supérieure à 100 000 km2 comme le Japon, sont admis.
Il nous est apparu pertinent de ne pas prendre en compte les espaces insulaires proches d’un pays si en même temps ils dépendent d’un autre tout aussi proche. Les interactions île/pays étranger perdent, nous semble-t-il, beaucoup de spécificité dans ce cas de figure. De telles configurations sont relativement nombreuses. On peut citer, sans souci d’exhaustivité, la région maritime frontalière entre l’Allemagne du Nord et le Danemark ou diverses situations en Asie du Sud-Est insulaire ou péninsulaire.
Le choix des combinaisons île-frontière
Nous avons recensé une quinzaine de dyades* du type déterminé selon nos critères. De telles situations sont en fait peu nombreuses, sous réserve d’oublis qui seraient de toute manière comptables en un petit nombre. Elles sont citées ici dans l’ordre d’apparition dans l’Atlas International (1981).
1. Äland (Finlande) – Suède
2. Bornholm (Danemark) – Suède
3. Bailliage de Guernesey (Couronne britannique) – France
4. Jersey (Couronne britannique) – France
5. Îles du Dodécanèse (Grèce) – Turquie
6. Kounachir (Archipel des Kouriles, Fédération de Russie) – Japon
7. Archipel des Riau (Indonésie) – Malaisie
8. Archipel des Riau (Indonésie) – Singapour
9. Singapour – Malaisie
10. Bahrein – Qatar
11. Bahrein – Arabie Saoudite
12. Bioko (Guinée Équatoriale) – Cameroun
13. Saint-Pierre-et-Miquelon (France) – Canada
14. Trinidad (Trinidad-et-Tobago) – Venezuela
15. Aruba – Venezuela .
Nous avons estimé nécessaire de préserver la diversité institutionnelle dans le choix des îles. L’archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon est une collectivité territoriale au sein de la République française. Trinidad forme avec Tobago une république indépendante. Quant à Jersey, île dite anglo-normande, il s’agit d’un bailliage indépendant de son alter ego Guernesey, rattaché à la Couronne britannique, uniquement tributaire du Royaume-Uni pour la Défense et les Affaires étrangères. Nous sommes donc en présence de l’île la plus importante d’un État souverain – Trinidad – et de deux dépendances, bénéficiant d’un statut particulier, Jersey et Saint-Pierre-et-Miquelon. Ce choix de la diversité nous a parfois été reproché et notamment à plusieurs reprises à Trinidad. En effet, certains interlocuteurs ne comprenaient pas que l’on mette sur le même plan dans une démarche comparative un pays indépendant et des possessions. La réponse à cette objection a toujours consisté à affirmer que peu importait l’exercice ou non d’une souveraineté entière, le point capital résidant dans le fait qu’il y ait là une frontière.
Nous n’avons pas non plus souhaité éviter la diversité démographique. Saint-Pierre-etMiquelon compte 6 318 habitants (Recensement Général de la Population, 1999), Jersey environ 87000 (Jersey Census, 2001) et Trinidad 1 208 0000 (Central Statistical Office, 2000). Dans le cadre de notre problématique, fondée sur l’ambivalence frontalière, nous estimons que cette disparité n’est pas plus gênante que la diversité institutionnelle décrite cidessus. La recherche de répétitions et de cohérences prend selon nous d’autant plus son sens qu’elles concernent des éléments aux différences clairement affichées.
Des considérations plus pratiques ont finalement déterminé notre choix. Même s’il faut admettre que la collecte de données et la recherche de terrain constituent souvent un parcours semé d’embûches, ces tâches nous paraissaient particulièrement ardues dans la plupart des cas. Le choix définitif s’est effectué de la façon suivante pour les trois termes de la comparaison :
– En ce qui concerne Jersey, le fait que les îles Anglo-Normandes aient été à l’origine du sujet, que ses relations avec le littoral français aient fait l’objet d’un pré–traitement dans le cadre du projet de thèse soumis à validation en mai 1998, a logiquement conduit à son intégration. Une précision est cependant nécessaire à son propos. Notre rapport de DEA ainsi que notre projet de thèse faisaient mention des « îles Anglo-Normandes » regroupant donc deux bailliages, Jersey et Guernesey, totalement indépendants l’un de l’autre. La thèse ne remet pas les deux îles principales de l’archipel anglo-normand sur un pied d’égalité. Il fallait selon nous faire le choix de l’une ou de l’autre ne serait-ce que pour ne pas avoir à se trouver aux prises avec une inévitable comparaison entre les deux bailliages. Ainsi que l’indiquait fort à propos Michel Monteil dans la conclusion de sa thèse (2000), un travail de comparaison entre Jersey et Guernesey, qu’il appelait de ses vœux concernant l’immigration française, reste à faire et il ne m’est pas apparu opportun de le réaliser dans le cadre de cette thèse. C’est parfois en point d’appui à la démonstration sur Jersey que certains éléments relatifs à Guernesey seront cependant mobilisés;
– L’archipel de St-Pierre-et-Miquelon s’est parfois trouvé au bout de fils tirés lorsque nous avons travaillé sur la pêche granvillaise à la morue sur les bancs de Terre-Neuve (Fleury C., 1996). La relative facilité d’accès aux sources a représenté un élément déterminant. Des informations glanées au cours de différentes lectures nous ont également convaincu que sa situation posait des problèmes qui entraient dans le cadre de notre questionnement ;
– Ce que nous savions de Trinidad était succinct. Ce choix représentait le test de notre capacité d’ouverture vers un contexte géographique radicalement différent des deux autres, celui de la Caraïbe au contact du continent sud-américain.
Dans un souci de ne pas segmenter outre mesure notre démonstration, la présentation qui suit est volontairement courte. Elle contient quelques repères, tenant à la localisation et à quelques éléments saillants. Le détail des aspects démographiques, économiques, constitutionnels ou politiques qui aurait pu y figurer, fera l’objet de développements spécifiques au cours des parties suivantes, au fur et à mesure du bien-fondé de leur intégration dans le fil de notre raisonnement.
Jersey, île anglo-normande
Les îles Anglo-Normandes sont situées dans le golfe Normand-Breton , échancrure du littoral français située entre la côte ouest du Cotentin et la côte nord de la Bretagne. Leur position, pour une superficie totale de 196 km2 , génère environ 6 000 km2 d’eaux britanniques enclavées dans les eaux françaises. Derrière l’appellation générique d’îles Anglo-Normandes se cachent deux entités politiques strictement indépendantes l’une de l’autre. Au bailliage de Guernesey sont associées, selon un mode de relations politiques complexes, des îles habitées qui se nomment Aurigny, Sercq, plus quelques autres qui déclinent toute une palette de particularismes juridiques et constitutionnels. Outre l’île principale, le bailliage de Jersey englobe les plateaux rocheux inhabités des Minquiers et des Ecrehou.
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Table des matières
INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE : CONSTRUCTION CRITIQUE DU SUJET
CHAPITRE I : CHOIX ET PRÉSENTATION DES SECTEURS ÉTUDIÉS
Les critères de sélection des îles
Le choix des combinaisons île-frontière
Jersey, île anglo-normande
Saint-Pierre-et-Miquelon, archipel français d’Amérique du Nord
Trinidad, île principale de la République de Trinidad-et-Tobago
CHAPITRE II : THÈMES ABORDÉS ET SECTEURS GÉOGRAPHIQUES ÉTUDIÉS SOUS LE REGARD DES GÉOGRAPHES
Les géographes et les frontières
Île et insularité : certitude géomorphologique et doute épistémologique
De l’espace maritime à l’espace marin
Les ressources bibliographiques concernant les îles étudiées
CHAPITRE III : QUELLE GÉOGRAPHIE ? MÉTHODES ET CONCEPTS UTILISÉS
La géographie sociale, pivot de notre réflexion épistémologique
Échelles, complexité
Méthodes et approches
Les outils conceptuels mobilisés
Les différentes actions de recherche sur le terrain
DEUXIÈME PARTIE : HISTORIQUE DE L’INSULARISATION ET DE LA MISE EN PLACE DES FRONTIÈRES
CHAPITRE I : L’ORIGINE DU PEUPLEMENT
Les fondements physiques de l’insularité
Préhistoire et protohistoire des îles
CHAPITRE II : LA MISE EN PLACE DES FRONTIÈRES
Jersey, aux confins de la Normandie
Saint-Pierre-et-Miquelon, terre française résiduelle en Amérique du Nord
Trinidad, une marge de l’Empire espagnol
CHAPITRE III : LES EFFETS DE FRONTIÈRE
Les conflits armés
La contrebande, différentiels fiscaux et transgressions frontalières
Des îles refuge
CHAPITRE IV : STRATÉGIES INSULAIRES VERS LE PROCHE ET LE LOINTAIN
Jersey : Extension capitalistique externe et développement in situ
Saint-Pierre-et-Miquelon : L’ouverture sur le monde par la pêche
Trinidad : Intégration au système colonial britannique
TROISIÈME PARTIE : SYSTÈMES SPATIAUX ET FRONTIÉRES: ANALYSE SYNCHRONIQUE
CHAPITRE I : LES STRATÉGIES INSULAIRES D’OUVERTURE
Jersey, un modèle d’autonomie
Les dynamismes insulaires
L’importance des liaisons aériennes, facteur d’intégration
CHAPITRE II : LES ÎLES ET LES ESPACES PROCHES : UNE TONALITÉ MINEURE DANS LES RELATIONS
Les liaisons de proximité à l’épreuve de la frontière
Des échanges commerciaux où la part du voisinage compte peu
CHAPITRE III : LA PROXIMITÉ MALGRÉ TOUT
Jersey, la Normandie et le mythe anglo-normand
Saint-Pierre-et-Miquelon et le Canada : un plein exercice de la dialectique proximités/altérités
Le difficile rapprochement entre Trinidad et le Venezuela
La navigation de plaisance dans le golfe Normand-Breton
QUATRIÈME PARTIE : LA COMBINAISON ÎLE-FRONTIÈRE, CUMUL DES CONFLITS D’APPROPRIATION DE L’ESPACE MARIN
CHAPITRE I : DES ENTRAVES À LA NAVIGATION À LA DÉLIMITATION DE L’ESPACE MARIN
Les entraves à la navigation
Un changement de paradigme : de la question de la liberté de naviguer vers celle du partage de la mer
Les constructions internationales
CHAPITRE II : CONSTRUCTIONS GLOBALES ET IMPLICATIONS LOCALES : DES FRONTIÈRES SUR LA MER
Historique de l’appropriation de la mer dans le golfe Normand-Breton
Historique de l’appropriation de la mer autour de Saint-Pierre-et-Miquelon
Historique de l’appropriation de la mer autour de Trinidad
CHAPITRE III : LA TRANSGRESSION NÉGOCIÉE DES FRONTIÈRES MARINES
Le Comité Consultatif Mixte de la Baie de Granville : un exemple pionnier de gestion transfrontalière
Pêche et hydrocarbures autour de Saint-Pierre-et-Miquelon
Pêche et hydrocarbures entre Trinidad et le Venezuela
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE, GLOSSAIRES ET TABLES