Le début des années 1970 a vu le paysage musical de la Martinique et de la Guadeloupe quelque peu bouleversé. Cela est dû particulièrement à l’arrivée, dans l’industrie du disque et de la scène, des formes et esthétiques musicales inédites. Suffisamment différentes de ce qui était proposé jusque-là, elles ont attiré l’attention de ceux qui observent, de près, l’activité musicale de ces deux territoires. Il y avait alors comme un foisonnement « baroque » de créativité et d’expérimentations, tant au niveau de la matière musicale elle-même qu’à celui des combinaisons orchestrales. Il n’en était pas moins des postures éthiques de musiciens engagés, avec conviction, dans des voies et horizons divers. Orchestres, musiciens et compositeurs, comme producteurs et ingénieurs de sons, tous ouvraient une période charnière de l’histoire musicale des Antilles.
Cette vague musicale, initiée par des musiciens créateurs novateurs, semble répondre à l’invitation de prise de conscience culturelle et identitaire initiée à travers la poétique et la compréhension des œuvres des auteurs de la littérature postcoloniale, en particulier des caribéens Césaire, Fanon, Glissant et Condé, pour ne citer qu’eux.
A travers les exemples du Gwo Ka , du bèlè et de la haute-taille , ce mémoire traite de ces créations musicales qui façonnent le contemporain antillais. Par ce truchement, nous entendons mettre en lumière le rôle essentiel que jouent ces trois traditions séculaires dans les processus de renouvellement des pratiques musicales à la Martinique et à la Guadeloupe. J’espère démontrer ainsi qu’il existe un véritable socle au sein duquel puise une grande majorité de musiciens pour construire leurs propres musiques. Les musiques du contemporain caribéen sont toutes ces créations musicales antillaises, qui émergent dans les sociétés d’aujourd’hui et qui ont un lien fort avec la tradition. Elles se démarquent des autres, comme cadence et zouk, pour ne citer ces deux cas des plus fameux, qui ne prennent pas autant d’ancrage sur les traditions musicales anciennes précitées. Ces pratiques musicales du contemporain antillais ne correspondent pas non plus à ce que l’on nomme musique contemporaine. Cette dernière renvoie à des réalités plutôt formelles, sociales et institutionnelles déjà suffisamment connotées. Par conséquent les musiques du contemporain antillais ne doivent, encore moins, être amalgamées avec la musique contemporaine « occidentale » qui existe depuis plusieurs décennies (seconde moitié du XXe siècle).
APPROCHE CONCEPTUELLE DE L’OBJET D’ÉTUDE : TRADITION, CRÉATION, INNOVATION ET REFORMULATION DES PRATIQUES
Les problématiques appréhendées dans ce mémoire touchent à la fois aux notions de tradition, d’innovation, de création dans le cadre des dynamiques, conduisant au renouvellement des cultures musicales dans un territoire, en l’occurrence la Martinique, et à un degré moindre la Guadeloupe, qui me serviront d’exemples illustrateurs. Il est donc important, qu’en amont de l’argumentaire, que je traite d’abord les notions et concepts sous-jacents qui, tout au long de mon propos, permettront d’élucider l’objet de mon étude. Ces notions et concepts, étant par ailleurs étroitement liés au dit objet d’étude, feront l’objet d’une attention particulière et d’un examen rigoureux, en me focalisant, pour ce travail, sur des précisions nécessaires. Dans la partie introductive de notre argumentaire, nous allons également présenter les traditions sur lesquelles nous nous appuyons pour aborder les problématiques de renouvellement, de création et/ou de variation dans le(s) domaine(s) des pratiques musicales.… Une fois présentées les traditions Bèlè, Gwo Ka et Haute-Taille, nous parcourront les principales expériences de renouvellement des cultures musicales étudiées dans ce mémoire. Ainsi, le développement de mon argumentaire pourra, par la suite, s’appuyer sur des bases et ressources qui ont fait l’objet d’une présentation sérieuse.
ÉTUDE DES CONCEPTS ET CHOIX DU SUJET
Le but est de montrer, à travers l’existant, la diversité et la vitalité de la création musicale du contemporain antillais (Martinique et Guadeloupe). Il s’agit là d’esthétiques musicales qui s’appuient et s’inspirent des pratiques musico-chorégraphiques que sont le Bèlè, le Gwo Ka et la Haute-Taille. Cela nous amène à questionner ces processus de création, qui font appel à des motivations et critères aussi divers que ceux de la résistance et de l’engagement, pour ne citer les deux principaux, ce, d’un point de vue de la forme et/ou de la posture idéologique ou encore de l’audace de la part des artistes insulaires en quête d’affirmation identitaire. Comment ces postures artistiques font-elles alors sens, dans des espaces culturels post-coloniaux, postesclavagistes ? Ces expériences artistiques ne révèlent-elles pas, aux Antilles, des manières de construire de nouveaux codes de mode de vie et de nouveaux référentiels sous-jacents, en opposition aux affres de la colonisation, dans une époque post-coloniale où un grand nombre des actes de création étaient basés sur les canons et les modèles européens.
Ce sont la place et le rôle que jouent les traditions dans le renouvellement des musiques à la Martinique et à la Guadeloupe que nous interrogeons. Tous ces questionnements sur le lien entre passé et présent dans le champ musical antillais, nous conduit à interroger les processus qui, nous le rappelons et le soulignons à nouveau, conduisent à l’émergence de pratiques musicales nouvelles, tant du point de vue du genre et de la structure musicale que des ancrages sociaux, symboliques voire philosophiques. Qu’est-ce qui motivent les musiciens à inventer et/ou réinventer de nouvelles formes de musiques ? Comment s’appuient-ils sur les traditions de leurs territoires, et par quels moyens opèrent-ils ?
Pour une première tentative de réponse, je me réfère à l’éclairage apporté par le philosophe et écrivain martiniquais Edouard Glissant sur les dynamiques de renouvellement des pratiques musicales à la Martinique, après les mutations sociales des années 1960-70. Ces mutations marquaient le recul de la tradition dans l’organisation sociale, autant dans les campagnes qui, alors, se vidaient de leurs forces vives que dans les villes qui voyaient, en revanche, s’enrichir des flux de nouveaux arrivants.
« Ainsi de s’être ouverte à la caraïbe a poussé la musique martiniquaise à des projets de renouvellement. Elle ne remplacera certes pas ainsi la nécessité fonctionnelle qui droit soutenir toute musique collective et populaire. Mais il est possible que cette ouverture autorise des enrichissements et des complicités qui permettront de supporter le non-enracinement, de sauter par-dessus le néant actuel». On peut y voir une lecture de Glissant sur le paysage musical martiniquais. En effet, les années 1960-70 sont profondément marquées par l’influence des cultures musicales cubaines, portoricaines et vénézuéliennes. De nombreux courants musicaux martiniquais qui insufflent un vent nouveau puisent en partie dans les sources caribéennes et continentales américaines. Francisco qui va profondément modifier la musique martiniquaise, dès le début de la deuxième moitié du XXe siècle, avec des formes nouvelles où le piano et les percussions du bèlè et du Danmié sont convoqués pour donner naissance aux genres biguine lélé dit aussi « bélia-mazouké ».
La notion de tradition
La notion de tradition est donc centrale dans cette recherche. Lorsqu’on évoque les traditions culturelles, on fait souvent l’économie de préciser de quoi il s’agit précisément, peutêtre parce qu’elle serait entrée dans le langage commun, ce, au-delà même de vocabulaire scientifique. Pour ma part, nous allons tenter de préciser le cadre conceptuel à l’intérieur duquel j’emploie la notion de tradition. Plusieurs critères sont incontournables pour qu’une pratique culturelle ou un savoir puissent prétendre entrer dans la catégorie « tradition », et bénéficier ainsi du statut et de la représentation qui l’accompagnent. Tout d’abord la tradition renvoie à un savoir qui comprend des manières de faire, mais également des techniques, qui ont été éprouvées et qui, par conséquent, sont dotées d’une efficacité reconnue par un certain nombre de personnes. La musique bèlè, par exemple, est une tradition, parce qu’entre autres, elle renvoie à un savoir musical qui englobe des manières de construire un jeu musical qui a une cohérence, s’appuie sur des techniques de jeu (tambour, tibwa, chant), mais aussi sur un ensemble de connaissances musicales, ainsi que des logiques et des mécanismes, qui structurent, à la fois, l’ensemble du jeu des instruments et te celui chaque instrument indépendamment.
Bien entendu, cela ne suffit pas pour faire « tradition ». Il faut aussi que ce savoir ait une historicité, et qu’il se soit transmis sur plusieurs générations. Cela veut dire que, toutes les traditions ont connu un état antérieur à leur statut de tradition. Donc, il n’y a pas de tradition sans transmission culturelle, sans lien entre plusieurs générations. C’est une des raisons pour lesquelles, sur un territoire quelconque ou dans un milieu donné, les gens accordent autant d’importance aux traditions, parce que celles-ci lient les générations, servent du ciment sociohistorique. La transmission c’est, en même temps, un des principaux ressorts des sociétés humaines. On évoque ou on parle souvent, à ce sujet, de la transmission par imitation ou de la tradition par mimétisme. Si cette manière de faire existe et est présente, a fortiori dans les sociétés avant la seconde moitié du XXe siècle, les traditions ne se transmettent pas pour autant fidèlement telle quelle, ainsi que le remarque le philosophe Olivier Morin qui souligne que : « nous déformons, nous réinventons, nous oublions, nous sélectionnons ».
|
Table des matières
INTRODUCTION
PARTIE I
I A : APPROCHE CONCEPTUELLE DE L’OBJET D’ÉTUDE : TRADITION,
CRÉATION, INNOVATION ET REFORMULATION DES PRATIQUES
I B : MÉTHODOLOGIE : TERRAIN, RESSOURCES, OUTILS ANALYTIQUES, ÉCRITURE
PARTIE II
II A : LA PROBLÉMATIQUE DE L’ENGAGEMENT DANS LES PROCESSUS DE CRÉATION MUSICALE
II B : RÉSISTANCE CULTURELLE ET CRÉATION MUSICALE
II C : LIEUX, ESPACES ET SITUATIONS DE PRATIQUE COMME VECTEUR DE CRÉATION : LE CARNAVAL ET LES PRATIQUES DE RUE COMME LIEUX PRIVILÉGIÉS DE LA MODERNITÉ
II C 1 : PLONGÉE AU CŒUR DE TANBOU BÒ-KANNAL
PARTIE III
III A : PLONGÉE AU CŒUR DES PROCESSUS DE CRÉATION MUSICALE
III B : L’INFLUENCE DES NOUVELLES TECHNOLOGIES, DÉVELOPPEMENT DE LA FACTURE INSTRUMENTALE, APPARITION DE NOUVEAUX INSTRUMENTS DANS LES CRÉATIONS MUSICALES
III C : PERSPECTIVES DE RECHERCHE SUR LES PROCESSUS DE CRÉATION MUSICALE DU CONTEMPORAIN
CONCLUSION
ANNEXES
BIBLIOGRAPHIE
WEBOGRAPHIE
DISCOGRAPHIE
VIDEOGRAPHIE