« Professionnellement, c’est passionnant. (…) Je n’ai jamais regretté ce choix, c’est si merveilleux d’être correspondant en Chine. »
Être correspondant à l’étranger est souvent présenté comme un poste prestigieux dans la sphère journalistique. Demeurant dans un pays différent de celui dans lequel se trouve le siège du média pour lequel il travaille, ce journaliste suit « des événements plus lents et plus difficiles à cerner, non pas seulement dans leur instantanéité mais aussi dans leur processus » . Il est les yeux et les oreilles du média qu’il représente dans son pays de résidence et sur lui repose la couverture de tout ce qu’il s’y passe.
D’autre part, dans la hiérarchie des postes à l’étranger, celui en Chine s’est très vite démarqué. Comme le rappelle le chercheur Jiangeng Sun, « depuis l’aube du XXIe siècle, Pékin côtoie des villes telles que Washington, Bruxelles, Londres ou Jérusalem » soit une position stratégique et centrale dans la couverture de l’actualité. Cela s’explique par la place de plus en plus importante que la Chine a pris ces dernières années, tant géopolitiquement que culturellement. Première puissance économique depuis 2014 , membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, c’est également le pays le plus peuplé au monde avec une population estimée à 1,44 milliard d’habitants . Avec 9 600 000 km2 selon l’ONU, c’est le troisième ou quatrième plus grand pays au monde par la superficie. De par son poids démographique, économique et diplomatique, la Chine joue donc un rôle moteur sur la scène internationale. Cette importance de premier plan justifie l’investissement des médias francophones dans la couverture de ce pays notamment par le maintien de postes de correspondants. Ce pays fait figure d’exception puisque la plupart des recherches sur les correspondants de presse montrent que les médias ont surtout tendance à réduire leur réseau de correspondants du fait du coût important que cela représente (Willnat and Martin, 2012).
Parce que la Chine est un acteur de premier plan sur la scène internationale, l’audience, les lecteurs, les spectateurs et les auditeurs sont à la recherche d’information. De son côté, la Chine tente de gagner en visibilité . Le rôle des journalistes est donc nécessaire pour assurer cet échange. Cependant, les correspondants basés en Chine doivent faire face à son régime politique autoritaire et au contrôle que le Parti communiste chinois exerce sur la circulation de l’information.
Les chercheurs Donsbach (2009) et Schudson (1999) définissent trois traditions du rôle journalistique : la tradition de service public qui est de rendre compte de manière objective et neutre, une tradition de défense des intérêts mettant l’accent sur le rôle politique des journalistes qui poursuivent des objectifs partisans et une tradition de marché avec une forte orientation vers les attentes du public. Or ces trois dimensions du métier de journaliste rentrent en confrontation avec ce qui est attendu de ce métier en Chine. En effet, les médias font parties intégrantes de la propagande du régime. Devant servir les intérêts du parti, les journalistes sont donc loin d’un récit neutre et objectif de l’actualité. Ils se doivent d’être loyaux au Parti communiste chinois, rentrant en totale contradiction avec la notion de « 4ème pouvoir » qui définit la presse dans d’autres pays. Enfin, tandis que le journaliste se concentre normalement sur ce que le public veut savoir afin de garantir une consommation de médias, en Chine, le choix des sujets est surtout dirigé par ce que le parti veut que le public sache. Cette opposition entre ce qui est attendu du journaliste en Chine et les traditions du rôle journalistique qui ont été intégrés par les correspondants étrangers qui arrivent sur ce territoire les oblige donc à se négocier une place particulière dans la sphère médiatique chinoise. D’autant plus que le travail des journalistes est extrêmement contrôlé. Le pays est classé 177ème sur 180 par l’organisation non gouvernementale Reporters sans frontières (RSF) dans son classement de la liberté de la presse en 2019 . RSF rappelle que les médias publics et privés chinois sont placés sous un contrôle étroit du Parti communiste et l’administration multiplie les obstacles au travail de terrain des correspondants étrangers.
Trouver sa place au sein du système médiatique chinois : des correspondants de presse à la fois repoussés et nécessaires
A la fois nécessaires et repoussés, les correspondants de presse en Chine doivent assumer un des paradoxes de ce système médiatique. En arrivant dans ce pays, ces journalistes font face à toutes sortes d’interventions de la part des autorités pour les empêcher de faire leur travail. Ces obstacles les obligent à revoir leurs pratiques et donc, à questionner la manière dont ils voient à la fois leur travail et la place qu’ils occupent en tant que journaliste étranger en Chine.
Les difficultés endogènes et exogènes au système médiatique chinois que subissent les correspondants de presse
L’information et sa circulation sont contrôlées en Chine si bien que les correspondants de presse rencontrent des difficulté à faire leur travail. Le travail d’information qu’ils cherchent à réaliser est empêché par des contraintes aussi bien endogènes qu’exogènes au système médiatique chinois.
En Chine, le système médiatique est majoritairement contrôlé par le Parti Communiste Chinois. Ce contrôle garantit une très forte instrumentalisation politique des médias. Ceux-ci ne sont utiles que pour servir le Parti communiste chinois et la propagande d’état. Les correspondants de presse étrangers doivent donc faire face en arrivant dans ce pays à cette culture journalistique particulière. Différents mécanismes sont mis en place pour exercer une pression sur eux. Ils contraignent le travail des journalistes et les poussent à de l’auto-censure. « Évidemment il est difficile d’être journaliste [en Chine], on est confronté à des obstacles au quotidien » explique ainsi le pigiste Zhifan Liu, installé depuis deux ans en Chine et travaillant principalement pour Libération et RFI . Les contraintes auxquelles les journalistes doivent s’adapter ne sont pas seulement propres au système médiatique mais au pays en lui-même. En effet, l’adaptation des correspondants de presse dans un pays étranger passe aussi par une adaptation à sa langue et à sa culture. La plupart des correspondants interrogés mettent donc en avant une installation difficile, un choc culturel alors même que ce n’est pas forcément la première fois qu’ils se rendent dans ce pays. C’est ce sentiment que Jordan Pouille explique par exemple ainsi :
Difficile adaptation mais je voulais que ce le soit. Je voulais sortir de ma zone de confort, me prendre une raclée culturelle. Tout est différent donc tout demande un effort intellectuel.
Pigiste pour plusieurs médias, il arrive en 2007 en Chine et y reste alors sept ans. De même pour le journaliste Zhifan Liu. Mettant en avant le fait qu’il a été élevé dans une double culture, à la fois chinoise et française, il rapporte malgré tout les difficultés auxquelles il a dû faire face pour s’installer :
Je ne peux pas dire que j’ai été dépaysé lorsque je suis arrivé il y a près de deux ans. Mais s’installer en Chine – trouver un appartement, signer un bail, régulariser sa situation auprès des autorités chinoises – est tout de même un chemin de croix quand on arrive ici.
En plus des difficultés administratives, s’ajoute la question de langue. En tant que correspondant à l’étranger, ces journalistes pratiquent un journalisme d’immersion défini par Erik Neveu comme le « fait de vivre de façon prolongée dans un lieu inhabituel afin de mieux comprendre ce qui s’y passe ». Or pour Jiangeng Sun, l’immersion passe forcément par l’acquisition de la langue. En effet, celui-ci rapporte:
Pour eux, la langue n’est pas qu’un simple outil de communication, mais elle est le «sésame ouvre-toi » des portes d’un monde différent du leur tant d’un point de vue culturel que politique et social.
Or tous les correspondants ne maîtrisent pas cette langue et doivent donc soit l’apprendre au fur et à mesure soit passer par l’intermédiaire d’interprètes. Cette maîtrise de la langue approximative mais également le caractère des Chinois, peu désireux d’échanger avec des étrangers rend donc difficile pour les correspondants l’accès aux Chinois et à ce qu’ils pensent. Une frustration notamment mise en avant par Frédéric Lemaître, correspondant de presse pour Le Monde : La difficulté majeure de celui qui « couvre » la Chine – un oxymore – est de ne jamais pouvoir répondre à la question de base, quel que soit le sujet : « Qu’en pensent les Chinois?», tant en raison de l’immensité du pays que de la nature du régime politique.
Des correspondants de presse malgré tout nécessaires pour représenter la Chine à l’étranger
Les interdictions pour les correspondants étrangers ne sont donc pas directement formulées par les autorités chinoises mais les différents obstacles qu’ils rencontrent leur font comprendre ce qu’ils peuvent ou ne peuvent pas faire. L’espace de liberté, bien que très étroit, laissé aux correspondants étrangers semble malgré tout montrer le besoin pour la Chine d’être représentée dans les médias à l’étranger.
Les nombreuses contraintes et contrôles de la part des autorités chinoises rendent l’expérience du terrain difficile et éprouvante pour les correspondants de presse. Pour autant, leur présence est tolérée, notamment parce que les autorités chinoises ont besoin d’eux. En effet, c’est ce que met en avant Patrick Baert : Bon je vous donnais l’exemple de ce briefing tous les jours à 15h, pratiquement tous les jours on va écrire au moins une dépêche avec ce que va déclarer le porte-parole. Et Reuters c’est la même chose, et AP, c’est la même chose et Bloomberg c’est la même chose. Donc on donne quand même à la Chine une audience absolument phénoménale parce que à nous quatre, quatre agences, on couvre la planète entière. Et c’est vrai que la Chine essaye de faire la même chose avec Chine Nouvelle, ils en sont quand même très très très loin. Donc ils ont besoin de nous à titre de porte-voix.
A travers ce propos, Patrick Baert montre que la question de l’audience et de la représentation sont des données importantes pour les autorités chinoises. Le contrôle de la presse étrangère fait partie d’une volonté plus globale pour la Chine de contrôler son image et la manière dont elle est représentée à l’étranger. Plusieurs logiques se mettent en place. D’un côté, les médias français choisissent d’envoyer un correspondant étranger en Chine parce que c’est un pays d’envergure. Première puissance économique mondiale depuis 2016, protagoniste incontestable de la scène internationale, la couverture de l’actualité chinoise ne peut être laissée de côté. Une logique de hiérarchisation de l’information est donc appliquée ici. C’est pour cette raison que les correspondants français continuent d’affluer en Chine alors même qu’on voit une baisse de l’investissement de la part des médias pour le déploiement d’un réseau de correspondants en général .
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Table des matières
Introduction
Partie 1
Trouver sa place au sein du système médiatique chinois, des correspondants de presse à la fois repoussés et nécessaires
Partie 2
Se défendre en faisant corps autour d’une certaine idée de l’identité journalistique
Partie 3
Une position culturelle hybride à travers laquelle les correspondants de presse français en Chine se redéfinissent
Conclusion
Bibliographie
Sitographie
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