Les contradictions au cœur de la formulation du référentiel de la Transformation

Les contradictions au cœur de la formulation du référentiel de la Transformation 

Ce qui se joue au début des années 1990 est tout d’abord une cristallisation politique qui concerne au premier chef l’African National Congress (ANC) et ses alliés. D’un mouvement de lutte pour la libération de la majorité « noire » de la population naît un projet gouvernemental de Transformation sociale et économique.

De la libération à un projet d’émancipation 

L’histoire « miraculeuse » (Sparks 2003 :3) de l’Afrique du Sud est largement connue. A la suite d’une double-colonisation , la succession de régimes de ségrégation au XXème siècle, le régime d’apartheid (1948-1990) est aboli sous la pression de mouvements de libération internes et externes au début des années 1990 . Cette transition s’effectue de façon relativement pacifique (entre 1991- 1994) grâce à un processus de négociation multi-partisan conduit par les deux protagonistes principaux, le National Party (NP) et l’ANC, à l’issue duquel un Etat de droit démocratique est établi par des élections multiraciales démocratiques en 1994 (Freund et Padayachee 1998).

En 1991, les principales lois de ségrégation des populations dites « noneuropéennes» sont supprimées. L’apartheid avait entrepris une vaste classification raciale et ethnique des populations selon les catégories « Noirs Africains », « Coloureds » , « Indiens » et « Blancs » . A partir des années 1950, ces catégories ont déterminé l’ensemble de la vie des Sud-Africains, et notamment le localisation et la qualité des lieux de résidence, l’éducation et l’accès au marché du travail. La ségrégation s’appliquait non seulement au monde professionnel, mais aussi à la sphère intime et à la vie sociale et politique des individus. L’émancipation permise par le nouveau régime démocratique après les élections de 1994 est donc multiple :

– spatiale : avec, par exemple, la levée des interdictions de séjour en ville pour les «Noirs », la fin de toute restriction à la liberté de déplacement ou à la fréquentation de lieux publics ;
– politique : avec le droit de vote et celui de représentation accordés à chaque citoyen et l’autorisation des partis politiques d’opposition ;
– économique et financière ; avec l’ouverture des institutions bancaires, l’accès au droit de propriété pour tous et la déségrégation des emplois;
– culturelle et sociale : avec l’ouverture des frontières du pays et des lieux culturels, des écoles et des universités.

La libération est symbolisée par la sortie de prison de Nelson Mandela en 1990, la fin de l’interdiction de l’ANC et du South African Communist Party (SACP) la même année. L’ensemble des citoyens Sud-Africains, bientôt définis comme « tous ceux qui vivent en Afrique du Sud » , votent le 27 avril 1994 et donnent une majorité de suffrages à l’alliance tripartite formée par le SACP et la principale confédération de syndicats (Congress of South African Trade Unions – COSATU) autour de l’ANC. Le discours de l’ancien prisonnier politique N. Mandela, devenu le nouveau chef d’Etat Sud-Africain en 1994 nous donne le ton d’une victoire chargée d’immenses défis.

« Nous avons, enfin, réalisé notre émancipation politique. Nous nous étions promis de libérer l’ensemble de notre peuple des fers persistants de la pauvreté, de la privation, de la souffrance, des discriminations de genre et autres. […] Nous avons triomphé en instillant de l’espoir dans le cœur de millions de personnes. » (Mandela 1994) .

L’Afrique du Sud représente alors une promesse pour le monde, un exemple d’«unité dans la diversité » comme le dit la devise nationale (Sparks 2003 :5). Néanmoins, la période du post-apartheid ne peut se réduire à un élan de libération qui serait le seul contraste négatif de la période d’oppression précédente. L’ANC, qui était un mouvement de libération en exil arrive au pouvoir avec pour seul « bagage » programmatique la Charte de la liberté. A la tête du gouvernement d’unité nationale en 1994, le parti formule un plan de redressement économique déjà contraint par la réalité du monde globalisé et la pression des marchés internationaux. Celui-ci s’articule au départ autour du Reconstruction and Development Programme (RDP), un plan de développement prenant en compte les besoins majeurs de la population (Freund et Padayachee 1998 :1175). Un vaste projet de Transformation se dessine, tout en perdant rapidement de sa substance réelle, en partie travaillé par des tensions internes, propres à la transition négociée, et par des tensions externes, propres à l’économie globale capitaliste. En tant que « référentiel » (Darracq 2010), la Transformation garde néanmoins durant les dix premières années de pouvoir de l’ANC un pouvoir de légitimation de l’action politique.

La formulation du référentiel politique de la Transformation et ses contradictions

Si les premières années de gouvernement de l’ANC sont marquées par le référentiel de la réconciliation que N. Mandela s’acharne à mettre en œuvre avec force symboles (drapeau, hymne etc.) et gestes (victoire des Springboks) (Darracq 2010 : 134), un nouveau référentiel dominant (Muller 2009) est formulé en 1997- 1998 : celui de la Transformation.

« Ce que proclame le nouveau référentiel, c’est que la correction de ces inégalités raciales est désormais le nouvel impératif dominant de l’ANC : il ne peut y avoir de vraie réconciliation sans la réduction de ces inégalités, sans Transformation. » (Darracq 2010 :142) .

Son origine est consubstantielle à la réalisation pleine et entière de la libération du peuple sud-africain. Selon Pallo Jordan, l’un des théoriciens de l’ANC : « L’ANC était engagé dans une Révolution Démocratique Nationale (RDN) qui cherchait à éliminer les origines de la domination blanche dans une économie capitaliste coloniale […] » (ANC 1997).

Le projet de Transformation vient de là. Il est issu d’une relecture de l’histoire de l’Afrique du Sud par l’ANC qui s’attache à qualifier le « colonialisme singulier » de nature interne qu’a connu le pays (« colonialism of a special type »), entremêlant les intérêts d’une classe capitaliste à ceux d’une « race blanche » revendiquant une suprématie politique (ANC 1998) . Le régime économique qui l’accompagne, désigné comme un « capitalisme racial » (ibid.), nécessite une émancipation économique et politique radicale . C’était bien l’esprit de la Charte de la liberté signée en 1955 par le Congrès du Peuple réuni à Kliptown à l’appel de l’ANC et d’autres groupes anti apartheid appelant à l’égalité des droits de tous sans discrimination de couleur, de race ou de nationalité. La Transformation ainsi pensée à l’origine est non seulement soumise à diverses interprétations au sein de l’alliance tripartite que l’ANC forme avec le parti communiste et la COSATU (Darracq 2010 :172), mais elle est par ailleurs traversée de multiples tensions. Négociée sous le leadership affirmé de deux forces politiques, le NP et l’ANC, la transition n’a pu aboutir, malgré les heurts et les risques de guerre civile , que grâce à des compromis. Selon les mots de P. Jordan (ANC 1997), certaines « concessions déplaisantes » ont pavé la route vers la fin de la suprématie « blanche » dans l’économie comme dans les sphères du pouvoir politique. La reconnaissance de la propriété privée comme droit inaliénable figurait, par exemple, parmi les conditions posées par le NP dans le cadre d’un Etat de droit qui garantit l’égalité de tous les citoyens sud-africains. Les conséquences de ces tractations sont concrètes. Pour illustration, les protections des droits des propriétaires garanties par la constitution ont, parmi d’autres causes, mis à mal la volonté politique de « redistribuer » les terres plus équitablement entre « Noirs » et « Blancs ».

A la fin des années 1990, le gouvernement tente de trouver un compromis entre, d’une part, l’affirmation de l’égalité de tous les citoyens Sud-Africains et, d’autre part, l’impératif de rendre cette égalité effective. Comment organiser le rattrapage des «Noirs » dans l’économie – Adam Habib et Kristina Bentley parlent de «redressement racial » – sans perpétuer des catégories enfermant les citoyens dans des identités raciales objectivées ? Et comment le faire sans porter atteinte ni au principe d’égalité, ni aux droits et libertés fondamentaux protégés par la constitution? Le principe d’ « affirmative action » est inscrit dans le Bill of Rights de la future constitution dès 1993 sur proposition de l’ANC. Il est pensé comme un moyen de garantir (« et non de supplanter ») le principe inaliénable d’égalité entre tous les citoyens sud-africains. Le texte prévoit ainsi l’adoption de mesures, notamment législatives, d’ « avancement des personnes ou catégories de personnes désavantagées par une discrimination injuste » et ceci afin de « promouvoir l’égalité effective » de tous les citoyens.

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Table des matières

INTRODUCTION
LES RECONFIGURATIONS SOCIALES ET ECONOMIQUES POSTAPARTHEID ET LE « MILIEU » DE L’ESPACE SOCIAL SUD-AFRICAIN
1. Les contradictions au cœur de la formulation du référentiel de la Transformation
2. Vingt ans après, une Transformation encore inachevée
3. Cadre théorique d’une analyse des discours et pratiques de distinction sociale chez « ceux du milieu »
4. Problématique. L’espace social du « milieu » au cœur des enjeux politiques du post-apartheid
5. Annonce du plan
1ERE PARTIE LES CONDITIONS HISTORIQUES ET ECONOMIQUES CONSTITUTIVES DU REPERTOIRE SUD-AFRICAIN D’IDENTIFICATIONS SOCIALES
Chapitre 1 Le cadre d’identification raciale et classiste sous l’apartheid
1.1 La constitution historique d’identités « noires » fragmentées
1.2 L’émergence d’un « Johannesburg noir » avec l’industrialisation et l’urbanisation
1.3 Identifications spatiales et espaces « racialisés » à Johannesburg
1.4 La classe moyenne noire sous l’apartheid : réalité ou effet d’optique ?
Conclusion du chapitre 1
Le « Johannesburg noir » comme périmètre pertinent pour notre enquête
Chapitre 2 Les critères d’identification sociale post-apartheid et leurs usages
2.1 La prégnance des identifications raciales dans le corpus législatif, la pratique bureaucratique et la géographie sociale de Johannesburg
2.2 Le pouvoir d’achat et les niveaux de vie effectifs : la stratification par la consommation
2.3 La profession
2.4 L’apparition d’un « milieu réel »
2.5 Pourquoi choisir “ceux du milieu” parmi les deux classes moyennes sudafricaines
Conclusion du chapitre 2
La construction de notre objet grâce aux différents critères d’identification sociale
Conclusion de la 1ère Partie
2EME PARTIE LES DISCOURS DE POSITIONNEMENT DE « CEUX DU MILIEU » ELEMENTS DE CARACTERISATION D’UNE IDENTITE CONTEXTUELLE
Chapitre 3 Un positionnement en creux et une capacité distinctive : ce que veut dire « être au milieu »
3.1 De l’auto-positionnement comme méthode d’enquête
3.2 Eléments de définition d’un positionnement en creux
3.3 La prégnance et l’imbrication des catégories raciales au sein de l’identification sociale de « ceux du milieu »
3.4 « I can afford », l’expression d’une capacité distinctive
Conclusion du chapitre 3
Les éléments de positionnement communs à « ceux du milieu »
Chapitre 4 Les cadres sociaux post-apartheid de l’identité du « milieu »
4.1 L’espace racialisé à Johannesburg : un cadre prégnant d’identification
subjective
4.2 Le cadre temporel et intergénérationnel de l’identification
Conclusion du chapitre 4
Conclusion de la 2ème partie
La « mise en pratiques » d’une identité : stratégies et tactiques de « ceux du milieu »
3EME PARTIE LA MISE EN PRATIQUE(S) ET POLITIQUES DE L’AFRIQUE DU SUD DU « MILIEU »
Chapitre 5 Les pratiques stratégiques multi-positionnées de « ceux du milieu »
5.1 Le cumul de revenus
5.2 La mobilité au service de l’ascension sociale : ressource et contraintes
5.3 Les pratiques multi-situées de consommation
5.4 Le foisonnement des pratiques financières (épargne, emprunt et crédit)
5.5 Les différentes formes de financiarisation des ménages Sud-Africains
Conclusion du chapitre 5
Une tension structurante
Chapitre 6 Catégorisation et financiarisation de « ceux du milieu ». La politique du « gap housing » et ses effets
6.1 Le marché du « gap housing». Contexte, enjeux et impact de l’accès à la propriété à bas coûts
6.2 Protea Glen, un laboratoire social et urbain de l’Afrique du Sud du « milieu »?
6.3 L’accès à la propriété comme marqueur d’un groupe social en formation
Enquête auprès des « accédants » à Protea Glen
Conclusion du chapitre 6
Conclusion de la 3ème partie
CONCLUSION GENERALE

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