Les contours d’un espace résidentiel et migratoire franco-belge 

De la géographie des frontières à l’étude des migrations transfrontalières

L’étude des populations frontalières et de leurs modes de vie s’est d’abord élaborée à partir d’un changement de conception de l’objet frontière en géographie. En France, l’apparition de travaux sur les espaces frontaliers s’inscrit dans le développement de la géographie humaine et régionale. Dès 1959, Suzanne Daveaux publie une thèse de géographie humaine intitulée «Les régions frontalières de la montagne jurassienne», dans laquelle elle traite des évolutions économiques et géographiques de cette région et analyse les effets de la proximité d’une frontière internationale. Elle pose alors la question des singularités du contexte frontalier : «En quoi la proximité d’une frontière peut-elle modifier la vie des habitants qui l’avoisinent par rapport à la vie des habitants de l’intérieur du pays ?». Ce faisant, elle ouvre la voie en France à un ensemble de travaux s’intéressant aux territoires frontaliers et à leurs recompositions, mais aussi à ce qu’ils permettent de dire d’autres échelles territoriales comme celles de l’État et des relations internationales. La monographie régionale devient un moyen d’éclairer un problème se posant plus largement à la géographie, celui de la conceptualisation des frontières (Chevalier 1960). Jusque-là les frontières restaient à quelques exceptions près 27 des objets de la géographie politique, longtemps identifiées à un instrument du pouvoir associant le géographe aux conquêtes et aux travaux cartographiques militaires (Lacoste 1997). Sous l’effet des transformations sociétales entamées dans les années 1950 – mondialisation des échanges, urbanisation croissante, processus d’intégration économique régionale – les conceptions de l’objet frontière ont évolué. Alors qu’elle se réduisait à une ligne représentant les limites d’un pouvoir central, la frontière devient un «bourrelet» (Raffestin 1974), un territoire caractérisé par son «épaisseur» (Renard 1997), et sur lequel se développent des phénomènes socio-économiques peu renseignés comme la mobilité transfrontalière des travailleurs (Ricq 1981).
La région-frontière, qui était entendue comme une zone de défense militaire, laisse place dans l’analyse à la région frontalière puis à la région transfrontalière, une expression qui introduit l’idée d’échange entre les deux versants de la frontière.

Au croisement des mobilités résidentielles et de la migration internationale : l’hypothèse d’une «socialisation frontalière»

Nous avons déjà indiqué que les explications des choix résidentiels pouvaient être recherchées en partie dans des effets de transmission familiale et à travers l’examen de modèles résidentiels hérités. Pour analyser les migrations transfrontalières des classes moyennes, il est intéressant de s’interroger sur l’existence de «dispositions favorables à la migration» pour reprendre l’expression de Josette Debroux (2003) dans son analyse des comportements d’actifs s’installant dans des espaces ruraux isolés. En plus de souligner l’importance des socialisations familiales et professionnelles produisant ces comportements, la sociologue montre que les individus élisent domicile dans des espaces avec lesquels ils entretiennent déjà un lien de nature variée. Empruntant elle aussi les notions d’ «espace de référence» et d’ «espace fondateur» (Gotman 1999), elle montre que ces liens du passé peuvent être réactivés à certains moments afin de «s’extraire de situations difficiles» (Debroux 2006).
On peut se demander dans quelle mesure les migrations transfrontalières interviennent comme une réactivation ou une actualisation de liens antérieurement établis avec l’espace frontalier. Pour le formuler autrement si les frontières constituent des «milieux» spécifiques (Martinez 1994) alors on peut se demander comment leur proximité participe de la construction des choix résidentiels et migratoires. Peuvent-ils être considérés comme des contextes de socialisation des pratiques résidentielles ?
On peut en effet faire l’hypothèse que dans un contexte européen où les frontières nationales perdent leur empreinte matérielle immédiate, les contacts facilités avec des quartiers situés de l’autre côté d’une frontière nationale, leurs populations et leurs formes bâties exercent une influence continue sur la formation des manières de voir, de sentir et d’agir des habitants frontaliers. L’expression de «socialisation frontalière» nous semble bien rendre compte de ce phénomène. Cette hypothèse n’est pas toujours formulée comme telle dans les travaux sur les frontières mais elle apparait en creux dans plusieurs recherches (Krämer 2004 ; Hamman 2013; Bolzman et Vial, 2007 ; Boesen et Schnuer, 2017) sans faire l’objet d’une enquête approfondie.

Les enjeux d’une monographie franco-belge

Le double intérêt des espaces frontaliers

D’après la géographe Hélène Velasco-Graciet (2008), «étudier les frontières devient une façon opératoire d’approcher les sociétés et de déceler leurs rapports à l’espace». Mais ce rapport à l’espace est-il la manifestation de tendances plus larges ou une spécificité liée à la proximité des frontières ? Pour Donnan et Wilson (1999), les espaces frontaliers ont un double intérêt. D’un côté, ils apparaissent comme des terrains privilégiés de l’analyse des phénomènes sociaux. Les marges des territoires nationaux auraient tendance à exacerber des dynamiques plus larges, comme le montre l’urbanisation de la frontière américano-mexicaine sous l’effet des délocalisations industrielles et la formation des maquiladoras (Herzog 1991). Dans cet exemple, l’apparition de doublons urbains de part et d’autre de la frontière est appréhendée comme une « traduction spatiale spécifique » de l’évolution mondiale des frontières. L’auteur montre par ailleurs que les flux de travailleurs entre les États-Unis et le Mexique sont une tradition ancienne qui ne peut être comprise qu’à travers l’analyse de la réorganisation de la sphère productive dans la seconde moitié du XXème siècle.
D’un autre côté, Donnan et Wilson (1999) soulignent que «certaines choses n’adviennent qu’aux frontières», indiquant par-là que les espaces frontaliers sont propices à l’analyse de phénomènes sociaux inédits. Philippe Hamman (2013) souligne ce double intérêt des « espaces-frontières » en les qualifiant de «mondes sociaux intermédiaires». Ils ont selon lui une portée heuristique « à la fois au titre de leur consistance propre et comme analyseurs particulièrement sensibles des dynamiques et des innovations sociales plus larges qui non seulement s’y reflètent, mais s’y construisent » (p.7).

Le prolongement de travaux récents sur la frontière franco-belge

Ce travail intervient à la suite d’une tradition de la monographie frontalière particulièrement féconde dans le Nord. Selon Jean-Pierre Renard (1997), les géographes lillois «ont, par tradition et par situation, toujours manifesté un intérêt à l’égard des frontières» (p.19), intérêt dont on a vu qu’il se traduisait par une étroite collaboration avec des acteurs du territoire.
Dès 1906, le géographe Raoul Blanchard analyse les conséquences de la présence de la frontière franco-belge sur les flux de population. Robert Sévrin en 1952 soutient ensuite une thèse de géographie régionale sur le Hainaut occidental, province frontalière de Belgique, dans laquelle il évoque notamment l’influence du cadre paysager sur les migrations en provenance du Nord de la France. La thèse de Firmin Lentacker (1973) prolonge ces travaux fondateurs et fournit un ensemble très riche de données sur les migrations transfrontalières. L’universitaire lillois aborde la frontière franco-belge « en rapport avec les faits de circulation et d’aménagement territorial » à différentes échelles. Après avoir traité des conditions d’établissement de la frontière nationale à travers l’histoire, puis la circulation transfrontalière des biens et de capitaux, Firmin Lentacker consacre la quatrième partie de sa thèse à «l’influence de la frontière sur les migrations humaines». Il y aborde notamment les caractéristiques de l’immigration française en Belgique. Charles Ricq livre quant à lui une analyse détaillée des migrations de travail dans sa thèse soutenue en 1981 à l’Université de Genève.

De l’immigration de longue durée aux débuts du travail frontalier

En 1886, la population de Roubaix, «ville aux mille cheminées», est composée à 54% de Belges (Pétillon 1996). La ville d’Halluin, qui était jusque-là francophone est, elle aussi, transformée par l’immigration flamande. Sa population compte jusqu’à 77% de belges durant les années 1850-1870. Dans son enquête socio-historique, Michel Hastings (1991) signale à quel point les «grandes «remues» flamandes des années 1850 » ont transformé les structures villageoises de la ville. De 1851 à 1866, sa population augmente de 153% et passe de 5 408 à 13 673 habitants. Jusqu’à la fin du XIXème siècle, l’agglomération lilloise est donc marquée par un phénomène migratoire massif qui transforme durablement les centres urbains frontaliers.
Une des conséquences de ce développement industriel est aussi de faire cohabiter dans les mêmes espaces les ouvriers et des patrons. Le patronat industriel, sous la forme d’alliances familiales étroites, exerce en effet une domination symbolique sur l’espace urbain : «en 1895- 1900, les classes dirigeantes roubaisiennes représentent 3,7% de la population locale tandis qu’elles contrôlent et possèdent 57% de la richesse locale » (Miot 2012, p. 170).
La nouvelle politique de naturalisation française mise en place par la loi du 26 juin 1889 fait ensuite diminuer la présence statistique des immigrés belges en France (Pétillon 2006). Par ailleurs les logements commencent à manquer ou à se dégrader fortement côté français, ce qui décourage les nouvelles générations d’ouvriers de s’installer sur place. Au tournant du siècle, les migrations flamandes s’arrêtent plus systématiquement à la frontière et refluent depuis la France vers les communes frontalières belges, et en particulier Mouscron (Depauw et Vandeksteele 2016). Les migrations de longue durée sont remplacées par des migrations journalières, ce que permet l’essor du tramway puis des bus et des autocars. Le nombre de travailleurs passant quotidiennement la frontière pour travailler en France explose pour atteindre 100 000 en 192954. Le travail frontalier permet aux ouvriers de toucher les salaires français plus élevés et de bénéficier d’un taux de change avantageux pour leur consommation en Belgique (Debaes et Vanderberghe, 1999). La résidence belge offre également une chance d’échapper au service militaire puisque les conscrits sont tirés au sort en Belgique jusqu’en 1909 (Depauw, 1997).

Accueillir ses voisins : la politique migratoire depuis les guichets frontaliers

À la différence du cas français où les démarches sont déconcentrées à l’échelle des préfectures et sous-préfectures, les demandes de titre de séjour s’effectuent en Belgique auprès des communes. Cette organisation se traduit par une différence dans le profil des agents qui se rapprochent davantage de celui des services municipaux français tout en développant des compétences juridiques et administratives spécifiques.
L’accueil des étrangers prend également une forme particulière à ces guichets du fait de la spécialisation des communes frontalières dans l’accueil d’immigrés français . Il s’agit en effet d’accueillir ou parfois de reconduire des voisins immédiats, socialement proches, et dans un contexte où la bonne entente entre belge et français semble aller de soi.
Le cas des guichets frontaliers donne donc accès à des situations où l’accueil d’étrangers est à la fois naturalisé et soumis au droit européen. Notre enquête confirme que les guichets belges s’appuient au quotidien sur les principes du droit européen pour justifier un classement entre immigrés légitimes et illégitimes. Cependant, dans le contexte frontalier, ces classements sont retravaillés par la plus grande familiarité aux étrangers rencontrés ainsi que par l’influence des élus locaux.

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Table des matières

INTRODUCTION 
CHAPITRE 1. UNE ENQUÊTE SUR LA CONSTRUCTION SOCIALE DE « PETITES » MIGRATIONS INTERNATIONALES 
Introduction du chapitre 1
I. Étudier les choix résidentiels des classes moyennes dans un contexte international 
1. Un groupe social défini par la classe et la nationalité
2. Un rapport à l’espace résidentiel débattu
3. Se loger à l’étranger, un enjeu de distinction ?
II. Analyser le sens et la sélectivité des migrations « transfrontalières » en Europe 
1. Une composante des migrations intra-européennes
2. Les ressorts sociaux et urbains des migrations transfrontalières
III. Une monographie de l’espace frontalier franco-belge
1. Les enjeux d’une monographie franco-belge
2. Une enquête par entretien et observation
3. Une enquête complétée par des données de seconde main et la cartographie
Conclusion du chapitre I
CHAPITRE 2. LES CONTOURS D’UN ESPACE RÉSIDENTIEL ET MIGRATOIRE FRANCO-BELGE 
Introduction du chapitre 2
I. Des migrations de proximité à réinscrire dans les transformations des sociétés industrielles locales 
1. Un phénomène ancien organisé par et pour l’industrie
2. L’évolution différenciée de l’emploi industriel de part et d’autre de la frontière
3. L’héritage urbain de la période industrielle
II. La société de départ : des classes moyennes dispersées dans une agglomération ségrégée
1. Identifier les « classes moyennes » dans une agglomération très polarisée
2. Les classes moyennes entre gentrification et éloignement des villes-centres
III. La société d’arrivée : les quartiers d’immigration des français
1. Les caractéristiques de l’immigration française en Belgique
2. La concentration des populations françaises dans les espaces frontaliers
2. Des migrations transfrontalières prolongeant les inégalités sociales de l’agglomération
lilloise
Conclusion du chapitre 2
CHAPITRE 3. TROIS GÉNÉRATIONS D’IMMIGRÉS FRONTALIERS
Introduction
I. Les « anciens frontaliers » : mariage mixtes, reproduction sociale et singularisation
1. Des migrations conjugales
2. Des migrations de singularisation
II. Les « nouveaux frontaliers » : sortir de la compétition résidentielle lilloise pour mieux se loger
1. Petits moyens et classes moyennes stables : des migrations de « sécurisation »
2. Classes moyennes supérieures et trajectoires atypiques : des migrations de « surclassement »
III. Les « jeunes diplômés » : des migrations internationales compensatoires
1. Des classes moyennes plus diplômées et plus mobiles
2. Des migrations internationales compensatoires
Conclusion du chapitre 3
CHAPITRE 4. PARTIR, RESTER : LA CONSTRUCTION DES CHOIX RÉSIDENTIELS ET MIGRATOIRES
Introduction du chapitre 4
I. Des dispositions favorables à la migration
1. De quelles « classes moyennes » parle-t-on ?
2. La déclinaison des socialisations frontalières
3. Les variations du goût de la Belgique
II. Arbitrer en faveur du logement belge
1. La rencontre avec l’offre de logement belge
2. Concrétiser l’achat en situation migratoire
III. Repenser les ancrages du quotidien
1. L’emploi en soutien de la migration
2. La place inégale de l’enjeu éducatif
3. Des positions variées au sein des quartiers belges
4. Des routines transfrontalières pesant plus fortement sur les femmes
Conclusion du chapitre 4
CHAPITRE 5. SE DÉCOUVRIR IMMIGRÉ
Introduction
I. Les politiques migratoires dans les communes frontalières
1. Du principe de libre circulation à la chasse au « tourisme social » en Europe
2. Une stricte application du droit européen en Belgique
3. Accueillir ses voisins : la politique migratoire depuis les guichets frontaliers
II. La renationalisation des positions sociales en contexte frontalier 
1. Passer au guichet de l’immigration
2. Se mobiliser face aux obstacles administratifs
3. Se penser immigré français
Conclusion générale

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