Les consequences dans la relation de soin

LES CONSEQUENCES DANS LA RELATION DE SOIN 

Si la fuite est une stratégie d’adaptation pour le soignant, elle peut entrainer alors avec elle des conséquences dans la relation. Avons-nous conscience que nos regards fuyants peuvent être lourds de signification, de conséquences pour le malade ? Quand je m’appuie de nouveau sur l’œuvre de F. Kafka, je constate que le père se conduit en brute dès qu’il passe le seuil de sa chambre. Seule la nouvelle bonne, âgée, ne ressent pas vraiment de répugnance et lui manifeste un peu d’attention. A travers cet exemple, nous sommes devant une réalité effrayante qui alimente le sentiment d’impuissance et le sentiment de répulsion aboutissant à non seulement à la fuite mais aussi à l’abandon, la violence et le passage à l’acte, l’isolement. Les conséquences ne sont pas sans dommage pour les deux protagonistes.

Au détour de mes lectures, bon nombre de conséquences ont été évoquées : distanciation des malades, refuge dans la technicité, morcellement des tâches, dépersonnalisation du travail, bricolage, banalisation, démotivation, perte de contrôle, fuite, sentiment d’impuissance, épuisement émotionnel, mauvaise estime de soi et de ses capacités professionnelles, … Cette liste qui peut paraitre fastidieuse reflète cependant une réalité vécue à un moment donné par les soignants. C. Mercadier parle alors de « la perte d’humanitude se manifestant par un aspect non humain du corps ou un comportement non humain et l’impossibilité d’établir une relation d’humain à humain, voire plus de relation du tout ».

En résulte alors une perte du sens de la fonction de soignant par rapport à la souffrance du soigné. Puis parfois, s’installe la lassitude liée à la répétition de ces situations insupportables face à ces corps qui se délitent avant « l’heure », c’est-à-dire la mort. C’est alors que le soignant finit par s’épuiser et devient à son tour malade. Dans son livre, l’accompagnement en fin de vie, J. P. Béland l’explique dans son analyse : « … les soignants souffrent de culpabilité face à l’impossibilité d’atteindre l’idéal thérapeutique… Devant une telle impuissance, il peut arriver que le soignant démissionne et que la maladie s’installe. Le soignant ne pouvant plus soigner, il doit alors changer de rôle et devenir à son tour soigné. » .

Dans la relation de soins, les regards se croisent, s’interpénètrent, s’affrontent souvent dans un contexte émotionnel important de part et d’autre. Les soignants ont parfois peur d’une lecture à livre ouvert par le patient.

RESTER PROFESSIONNEL AVANT TOUT 

Les altérations du corps, les odeurs du patient, nous l’avons vu, peuvent projeter le soignant vers du dégoût, de la répulsion, aboutissant à la fuite du soignant. Se rendant compte de son égarement, de l’aberration de ce qu’il est en train de réaliser, ce dernier se sent parfois dépossédé de sa place qui est de soulager. Que faire alors de toutes ces pensées et de tous ces émois qui s’entrechoquent allant du désir de soigner – associant sollicitude, attention et souci de l’autre, responsabilité – à l’hésitation embarrassante à entrer tout simplement dans la chambre du patient ? Ce qui est important, il me semble, c’est d’en parler, même si le sujet peut paraître tabou.

Dans beaucoup d’établissements, il y a les rencontres ou réunions informelles dans un couloir, autour d’un café, dans la salle de repos où les langues se délient sans ambages, dans toute leur humanité, parfois crument : « ça pue… c’est l’horreur… comment on peut rester comme ça… on a l’impression qu’elle est en train de pourrir sur place… ».

Afin de limiter ce genre d’abus de langage déversé parfois de façon impromptue qui peut malgré tout être nécessaire pour certains soignants, aussi choquant que cela puisse paraitre, il est possible, par exemple, de mettre en place des groupes de paroles réguliers à l’intention des soignants dans un espace dédié. J. P. Béland nous en explique le principe.

Un psychologue, extérieur au service, formé à l’animation de groupe écoute les soignants parler librement, essaie d’entendre leur souffrance, les difficultés rencontrées dont les causes peuvent être de nature très différentes. Elle a une fonction de soutien. Le soignant n’est plus seul avec sa culpabilité, son désarroi. Il peut exprimer oralement et verbalement son ressenti, livrer ses émotions, rendre compte de ses difficultés relationnelles en situation de soins, échanger avec les autres personnes du groupe, se sentir écouté et compris, se rendre compte qu’il n’est pas seul. La pratique des groupes de paroles témoigne explicitement de l’importance des épreuves subies par le soignant et des conséquences sur la relation de soin. Il faut prendre conscience du problème, le formuler clairement et travailler à le résoudre en essayant de trouver la meilleure solution qui constitue le sens partagé du soin, du prendre soin. Le but est de décortiquer le problème, d’en faire une relecture, de l’analyser, de penser ensemble, surmonter et pourquoi pas innover. Les échanges peuvent être créateurs de sens, une opportunité à l’inventivité de l’équipe. Ils permettent d’avoir une vision critique, d’apprendre à apprendre, parfois de dédramatiser, de s’épanouir, de s’enrichir du point de vue de l’autre. Il est rassurant de voir que les doutes, les questionnements sont partagés par les collègues. Mais il n’y a pas de recette miracle. Parfois on est amené à choisir la moins mauvaise solution qui n’est pas forcément la bonne.

Cette activité n’est pas facile pendant les temps de travail de plus en plus surchargé. Dans le service où je travaille, ces temps existent et ont lieu une fois par mois. Très peu de soignants y participent ! Pour se défendre de cette absence de participation, deux raisons sont invoquées : le manque de temps, l’incompréhension de la psychologue face aux situations ramenées « de toutes façons, elle comprend rien ». Quand on en discute entre nous, il me semble que la peur de se livrer, du regard de ses pairs, la pudeur soient un empêchement majeur.

Mais pour qu’un groupe de parole fonctionne, il faut des conditions favorables : une direction d’hôpital volontaire, des cadres vigilants, un psychologue compétent et des soignants en confiance. M. Ruszniewski qui a créé des groupes de parole dans différents hôpitaux au cours de sa carrière et témoin des difficultés rencontrées explique que : «à force d’y aller, de répéter que tout est confidentiel et que je ne ferai jamais de comptes rendus à la direction, les soignants ont adhéré peu à peu », tout en précisant que ce n’est jamais gagné : « Il y a les urgences, les réunions calées au dernier moment, le manque de temps… » .

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Table des matières

INTRODUCTION
RECIT DE LA SITUATION
PROBLEMATIQUE
SOIGNER, PRENDRE SOIN
LES APPARENCES
L’EXPERIENCE DE LA LIMITE DU SUPPORTABLE
LES STRATEGIES D’ADAPTATION
LES CONSEQUENCES DANS LA RELATION DE SOIN
RESTER PROFESSIONNEL AVANT TOUT
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXE 1
ANNEXE 2
REMERCIEMENTS

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