La place du traitement immédiat des affaires pénales dans la justice allemande
L’accélération limitée de la procédure pénale en Allemagne
La mise en place du Traitement en Temps Réel (TTR) en France a eu plusieurs conséquences sur la justice pénale en donnant notamment le sentiment d’une « compressibilité infinie du temps » avec des affaires de plus en plus complexes qui peuvent être orientées dans des voies de traitement très rapides qui sont de plus en plus variées. La multiplication des procédures se double d’extensions successives de leur champ d’application si bien que l’on assiste à une sorte de fuite en avant, encouragée par tous les gouvernements successifs, et qui n’a semblé ne prendre de pause que lors du passage de Christiane Taubira au ministère de la Justice. Le dernier exemple en date en France est la création de l’amende forfaitaire pénale qui a été crée par la loi n° 2016-1547 de modernisation de la justice du 21e siècle et étendue à partir de 2020 à la consommation de stupéfiants. Les annonces d’Emmanuel Macron lors de la clôture du Beauvau de la sécurité le 14 septembre 2021 s’insèrent dans ce mouvement avec la volonté d’élargir encore plus cette procédure , ainsi ces amendes forfaitaires sont expérimentées pour les occupations des parties collectives d’immeubles et pour les installations illicites sur des terrains privés. Le projet de loi relatif à la responsabilité pénale et à la sécurité intérieure envisageait aussi d’étendre cette procédure aux vols à l’étalage, cette disposition n’a toutefois pas été retenue par la commission mixte paritaire du 18 novembre 2021 .
Cette accélération du temps pénal, qui passe par des modifications du droit de procédure pénale, est présentée comme nécessaire pour une justice efficace, ce qui montre le tournant gestionnaire pris en France par cette institution et que soulignaient déjà Thierry Delpeuch et Laurence Dumoulin à la fin des années 1990 . Ce mouvement s’inscrit plus largement dans le cadre du Nouveau Management Public (NMP) qui incorpore dans des services publics non marchands des logiques de marché . « L’accélération se traduit dans le champ de l’action publique par la prolifération de dispositifs – réunis sous l’étiquette de nouveau management public – qui visent à assurer et accroître l’efficacité et la performance des services publics » . La littérature établit ainsi un lien entre accélération et management , et ces deux dimensions s’accompagnent également de la multiplication des dispositifs pénaux que les terrains étudiés invitent rarement à questionner.
La justice a longtemps semblé pouvoir échapper à l’importation d’un objectif gestionnaire, qui a fini par s’implanter en deux temps. L’augmentation des contentieux, à partir des années 1970, a permis l’émergence d’outils spécifiques pour faire face à ces évolutions. En France cela s’est d’abord traduit par une phase d’expérimentation et d’innovations locales . Cette phase a été suivie dans un deuxième temps par une période d’homogénéisation à travers un encadrement légal plus conséquent . Ce tournant gestionnaire n’est pas propre à la France, mais se retrouve sous différentes formes dans les pays de l’Europe occidentale comme le montre Cécile Vigour. Elle souligne que « l’implantation d’une approche gestionnaire transforme la rationalité classique de la justice, en modifiant l’ethos des professionnels, les fondements de leur légitimité, et le sens qu’ils confèrent à leur activité » ce qui entraîne une modification profonde de l’institution judiciaire. Pour les politiques, l’accélération de la justice, couplée à une logique gestionnaire, semble alors relever du bon sens comme l’illustre le consensus autour de cette question. Il n’y aurait donc pas d’alternative.
Le cas de l’Allemagne permet cependant de douter d’une telle affirmation. Comme les autres pays européens, l’Allemagne voit le nombre d’affaires traitées par les tribunaux augmenter à partir des années 1960. Ce chiffre se stabilise dans les années 1990 et diminue ensuite à partir de 2003. Dans les années 1990, des évolutions législatives ont eu pour objectif un désengorgement des tribunaux, notamment à travers la loi de lutte contre le crime (Verbrechensbekämpfungsgesetz) de 1994. L’évolution de la politique pénale est alors en Allemagne assez proche de celle des autres pays européens, et notamment de la France, avec l’émergence d’innovations locales dans certains tribunaux. Cependant, elle diverge ensuite, car ces évolutions ne sont pas forcément reprises au niveau national dans de nouveaux cadres législatifs, comme nous le verrons dans ce chapitre. Par ailleurs, le droit de procédure pénale allemand reste stable et marqué par une cohérence et un systématisme qui tranche avec la frénésie législative observée en France . Comment expliquer alors cette singularité allemande et que nous apprend-elle sur les choix opérés en France ? Si une alternative est envisageable, cela signifie que l’accélération de la justice pénale et son tournant gestionnaire en France ne sont pas les seules réponses possibles à l’augmentation du nombre de contentieux. À la fin des années 1970, le juriste états-unien John Langbein remarquait l’absence de procédure de plaider-coupable en Allemagne. Interloqué par l’absence de ce dispositif, central dans le droit pénal anglo-américain, il se demandait alors « Comment font les Allemands ? » . Il s’agit pour nous de reprendre cette interrogation en ce qui concerne la stabilité du droit de procédure pénale allemand et le peu de mesures permettant d’accélérer la justice pénale. Le système pénal allemand a-t-il échappé à l’accélération ? Est-ce que cela signifie que les logiques gestionnaires n’ont pas pénétré la justice allemande, ou bien faut-il séparer ces deux notions ? Quels outils peuvent alors être mobilisés par les magistrat·e·s allemand·e·s pour désengorger les tribunaux et permettre un traitement rapide des affaires ?
Pour aborder ces interrogations, nous allons nous concentrer sur le beschleunigtes Verfahren qui peut être considéré comme le dispositif le plus proche de la comparution immédiate française , exemple paradigmatique de l’accélération et de la managérialisation de la justice pénale en France. Nous commencerons tout d’abord par présenter cette procédure en analysant le texte et les conditions juridiques de son emploi. Ensuite nous élargirons la perspective pour déterminer les principes du droit qui encadrent son utilisation, cela nous permettra de présenter les autres procédures qui participent au désengorgement des tribunaux et d’interroger leur articulation. Nous pourrons alors déterminer quelle est la place du beschleunigtes Verfahren dans le système pénal allemand et sous quelle forme il est utilisé. Enfin dans un troisième et dernier moment, nous verrons quelle utilisation les tribunaux allemands font de cette procédure et comment elle est mise en œuvre. Nous nous pencherons en particulier sous sa forme la plus accélérée pour déterminer comment elle a émergé et les contraintes qui ont limité sa diffusion et son développement.
Le beschleunigtes Verfahren, une procédure relativement accélérée
Dans cette section, nous présenterons les caractéristiques du beschleunigtes Verfahren. L’objectif est principalement de permettre aux lecteur·ice·s français·e·s de comprendre le fonctionnement de cette procédure. Pour cela, des procédures françaises seront évoquées, mais il ne s’agira pas de mettre en place une comparaison juridique, ce travail dépasse de loin le cadre de cette thèse et a déjà fait l’objet d’une analyse de droit comparé . Le beschleunigtes Verfahren vise à raccourcir le délai entre la commission de l’infraction et la condamnation en supprimant la phase intermédiaire de la procédure . Par ailleurs, certaines normes qui régissent l’audience font l’objet de dérogations. Ces changements permettent de parler d’une procédure alternative et non pas seulement d’un mode de comparution comme c’est le cas pour la comparution immédiate. La position de ces procédures dans leurs codes respectifs est à ce niveau très parlant. Le beschleunigtes Verfahren est en effet classé au sein des modes particuliers de procédure , tandis que la comparution immédiate fait partie d’une section qui s’intéresse à la compétence et au mode de saisie du tribunal correctionnel . La procédure française est plus courante que son homologue allemande, en effet, en 2019, 55 061 décisions en comparution immédiate ont été rendues par les juridictions françaises contre 10 606 décisions pour des affaires en beschleunigtes Verfahren dans les juridictions allemandes . Dans les deux pays, la mise en place de ces procédures exige que certaines conditions soient remplies, nous nous intéresserons à ces conditions avant de poursuivre sur la mise en place des procédures et leur déroulement.
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Table des matières
Introduction générale
Première Partie : Les configurations d’une filière pénale unique pour le traitement immédiat
Chapitre 1. La place du traitement immédiat des affaires pénales dans la justice allemande
Chapitre 2. Le besonders beschleunigtes Verfahren : une procédure de classe
Deuxième Partie : Accélération et travail du droit
Chapitre 3. La production par la police d’un dossier à traiter en besonders beschleunigtes Verfahren
Chapitre 4. Contrôler les dossiers et produire un récit : le travail juridique des magistrat·e·s
Chapitre 5. Accélération et identité professionnelle
Troisième partie : (L)égalité et accélération
Chapitre 6. Déterminer la vérité judiciaire sous contrainte temporelle
Chapitre 7. L’accélération : l’assurance de la punition des populations vagabondes
Conclusion générale : Déconnecter accélération et précipitation
Bibliographie
Annexes
Glossaire