Le sujet sur lequel nous avons choisi d’engager un travail de recherche doctorale dans le champ des Sciences de l’Information et de la Communication questionne la manière dont les individus composent leur environnement relationnel. Nous inscrivons notre interrogation dans un contexte social qui révèle une situation paradoxale. Nous observons que si la société moderne offre aux individus l’opportunité d’accéder à des moyens de communication multiples, réseaux sociaux numériques (RSN), Twitter, Skype, elle semble néanmoins impuissante à enrayer un processus constant d’isolement de certaines tranches d’âge de population. Nous prenons pour exemple, les études de l’INSEE et de la Fondation de France qui relèvent le sentiment de solitude de nombreuses personnes âgées.
La progression de l’isolement est mise en évidence par les études annuelles de la Fondation de France, depuis 2010, à travers des enquêtes de grande envergure auprès de 5000 personnes. En 2013, les enquêtes font état d’une progression constante du sentiment de solitude et déterminent que 5 millions de personnes éprouvent des difficultés à développer des relations sociales, soit 12 % des personnes à partir de 18 ans. Cette question est devenue un sujet politique posé sous l’angle de la perte du lien social. Pour S. Paugam (2013), les interrogations actuelles sur la perte du lien social témoignent d’un besoin exprimé par tous de refonder un projet de société. La question posée selon lui est celle de la place de l’homme dans le projet sociétal.
Les conduites relationnelles « socialisées »
La question de la relation sous l’angle de la socialisation a fait l’objet de nombreux travaux et recherches. Le choix de nos références sociologiques n’est pas neutre, il s’agit d’approches qui débordent des cadres socio-économiques traditionnels et n’hésitent pas à évoquer les enjeux émotionnels de la socialisation. La question est de savoir de quelle manière l’individu articule sa relation avec le collectif. Nous intégrons dans cette approche la sociabilité virtuelle.
Les réseaux sociaux numériques interrogent de manière évidente la notion de lien social et sont des ressources d’informations sur la composition de la relation à l’autre tant à travers l’étude des usages que par l’analyse de la conception de leurs modes de communication fonctionnels. Nous aimerions insister sur la nature particulière de l’approche de la sociologie des dynamiques relationnelles. Cette approche provient de la sociologie structurale décrite notamment par G. Simmel en 1908, à laquelle, C. Bidart ajoute une analyse des trajectoires d’inspiration biographique qui correspond à notre sujet. Notre approche étudie la manière dont la personne construit son environnement relationnel.
Modèles sociaux et comportements relationnels
Relation et solidarité
Pour débuter notre travail, nous avons choisi de souligner les caractéristiques de la relation à la collectivité telles qu’elles sont définies par N. Elias dans la “Société des individus” rédigé en 1939. L’approche de N. Elias nous intéresse car à partir de la description du rapport entre l’individu, comme individu isolé, et de la société qu’il définit comme un collectif, il élabore une théorie de l’interdépendance et de la la cotransformation . Il considère qu’il n’existe pas de rupture entre l’individu et le collectif composé d’une multitude d’individus. Il souligne que l’homme ne peut vivre seul pour des raisons de survie mais surtout il met l’accent sur la dimension projective de la société pour l’homme. Selon lui, l’organisation collective structurelle de sociétés est à l’image de la perception culturelle de chaque individu, de même que les cultures sont intégrées dans la conscience humaine. Ainsi l’individu non seulement se constitue identitairement dans la société d’élection mais aussi compose un collectif social selon des normes culturelles partagées. Il souligne que l’ontogénèse est aussi phylogénèse car l’homme est façonné par des normes culturelles qui impactent en retour l’organisation sociale. Il décrit un processus qui intègre l’organisation étatique, les pratiques sociales, la conscience morale des individus pour aboutir à l’émergence d’un « habitus social». Dès l’enfance, par apprentissage, l’individu intègre le collectif en s’imprégnant des normes culturelles de la société à laquelle il appartient. C’est tout à fait intéressant d’ailleurs de reconsidérer la vision de la vieillesse à travers la perception de de N. Elias qui considère qu’avec l’âge, la capacité d’indépendance de l’homme s’accroît grâce à la variété de ses expériences sociales et personnelles mémorisées.
Nous nous intéressons à l’approche de N. Elias qui souligne l’importance de la communication dans la constitution des liens sociaux. Le partage culturel s’élabore à travers la parole qui apparaît pour N. Elias comme une disposition naturelle qui permet à l’individu d’être intégré dans le collectif : « Le symptôme le plus frappant de l’orientation collective de la structure organique de l’individu humain est la disposition biologique de tout enfant à enregistrer le mode de communication qui ne réunit pas les membres de tout espèce, mais uniquement les représentants de certains groupes partiels. » (ed.1991, 226). L’interdépendance explique selon N. Elias les tensions sociales. En effet, N. Elias insiste sur le caractère évolutif de l’identité humaine et sociale. L’individu évolue ainsi que le collectif dans lequel il vit. Les tensions sont liées à des difficultés d’ajustement entre les systèmes en évolution que sont d’une part l’individu et d’autre part la société. Il écrit : « « le passage à un autre niveau d’intégration provoque donc des conflits d’engagement moral et des conflits de conscience qui sont en même temps des conflits de l’identité personnelle » (ed.1991, 235). Les tensions pour N. Elias (1991), qu’elles soient liées à un sentiment personnel de solitude ou à des crises sociales, sont dues à des difficultés de régulation identitaire lors de phases de transformations culturelles et sociales. La pensée de N. Elias nous permet d’aborder le lien social non pas sous l’angle économique mais sous ses aspects identitaires. C’est une pensée qui évoque la notion d’évolution structurelle conjointe individuelle et sociale et de transformation et ainsi met l’accent sur la créativité humaine et ses enjeux relationnels.
La relation sociale entre scission et communication
La relation sociale dans le contexte de modernité, telle que décrite précédemment, est inscrite sur une scission entre une société normée et les aspirations émotionnelles et identitaires de l’individu qui ne peuvent s’exprimer dans un environnement d’appartenance culturelle et évolutif sous l’angle de la co-transformation.
Cet aspect soulève des interrogations sur notre sujet et la manière de l’aborder. En effet, alors que l’analyse de N. Elias semble indiquer une appartenance de l’individu dans les sociétés communautaires traditionnelles fondée sur une intégration culturelle progressive et spontanée, les aspects comportementaux soulignés par S. Paugam en référence aux travaux de F. Tonnies et de M. Weber dependent d’une volonté de l’individu. Ainsi, si les modes de communication se sont largement répandus notamment à travers les supports info communicationnels n’est-ce pas parce que qu’ils participent à cet effort de communication? Et d’autre part, ne pouvons nous pas postuler alors, que le véritable changement relationnel auquel nous assistons dans nos sociétés modernes n’est pas tant lié aux technologies de communication mais aussi et principalement à la nécessité pour l’individu de faire un effort de communication vers les autres ? Il nous apparaît en effet que la question du sentiment de solitude dans nos sociétés contemporaines est dépendante d’une part de la volonté et du désir individuel et d’autre part d’une capacité à établir des relations.
Cette capacité s’exprime par des actes de communication qui s’établissent sur la base d’une rupture relationnelle. Nous souhaitons étudier comment l’individu négocie cette relation sociale déterminée par une scission et des modes de communication adaptatifs dont l’objet est de rétablir de l’appartenance, et quelles en sont les conséquences personnelles et sociales. E. Illouz (2006) utilise le terme de « scission » pour évoquer la composante relationnelle et duale spécifique à la société moderne entre liens réglementés et liens d’appartenance. Elle considère que cette dualité sociale trouve son origine dans la pensée platonicienne qui a initié une rupture entre l’émotion et la rationalisation. Cette perception philosophique est aujourd’hui encore perceptible à travers un « idéal d’objectivité » à partir duquel sont construites les Institutions et qui gomme de manière systématique la force de l’émotion.
Dans ce type de modèle social, l’émotion n’est concevable que si elle est « formalisée ». Elle écrit: « La froideur rationnelle est jugée plus sérieuse, plus objective, et plus professionnelle que par exemple, la compassion. L’idéal de l’objectivité qui domine notre conception de l’information, ou de la Justice (…) présuppose par exemple, une certaine capacité à maîtriser ses émotions … » (2006,16) E. Illouz (2006) démontre comment d’abord par le biais des medias de masse, à partir des années 20, puis à travers des théories managériales des années 30 à 70, les sentiments et les émotions sont devenus normalisés. Au sein du travail, le rapport aux émotions n’est acceptable que dans la mesure où il prédispose à la coopération et facilite la production. Elle considère que la pensée freudienne a largement contribué à cette logique de défaillance émotionnelle implicite qui amène à entretenir chez l’individu la responsabilité de sa normalité sociale sous la forme d’une “…normalité jamais acquise, mais toujours en passe d’être accomplie, à l’issue d’un dur labeur ». Elle remarque : « L’extraordinaire prouesse culturelle de Freud consista à accroître l’étendue du normal en y intégrant le pathologique (…) tout en rendant la normalité problématique, en faisant d’elle un objectif difficile à atteindre. » (2006,24) .
Sociabilité virtuelle, apports et limites
Nous nous intéressons à l’environnement relationnel en tant que construit social que l’individu élabore au cours de sa vie. Cette élaboration passe par la communication qui pour B. Stiegler (2012) est la condition de la participation active de l’individu à la configuration de collectif comme l’a indiquée G. Simondon (1958). Ce dernier considère que chaque individu connecté participe à une «individuation collective », pour laquelle « l’unité de vie serait le groupe complet et non l’individu isolé ».
Le media est utilisé selon B. Stiegler (2012) comme un moyen de compensation. B. Stiegler s’appuie sur les thèses de M. Mac-Luhan (1977) qui écrit : « Toute extension d’une faculté humaine est la réaction à une irritation causée par l’environnement et qui vient sous forme d’exigence (…) Le nouveau medium est un antidote destiné à sauvegarder l’équilibre dans l’organisme social ». B. Stiegler (2012) considère que les réseaux sociaux numériques font office d’antidote à une « absence de communication ». Il semble que les modes de communication à travers les réseaux virtuels favorisent l’émergence de la transaction entre l’individu et le collectif.
Nous prenons comme supports info-communicationnels les reseaux sociaux numériques. J.Jouet(1993) indique qu’à la différence des médias de masse, les réseaux sociaux numériques permettent une communication d’interactions. Ces « technologies interactives » permettent à l’individu de générer ses propres messages. Elle considère qu’il s’agit là d’une rupture de la médiation traditionnelle avec la disparition de l’expertise du tiers. Les technologies interactives instaurent un modèle de participation sociale qui valorise l’autonomie à travers une production subjective et individualisée. Elle est fortement socialisée et s’élabore dans l’attente d’une reconnaissance sociale. En ce sens, J. Jouet considère les réseaux numériques comme des supports de socialisation car : « dans les tissages des micro-liens se joue l’identité collective ». (1993,110). Elle postule que les échanges interpersonnels font apparaître la quête de soi et l’imaginaire de la quête de l’autre, le désir d’une revendication de son autonomie liée à une identification sociale.
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Table des matières
Introduction
Cadre théorique et aspects méthodologiques
1ère partie : Approches théoriques de la relation
1. Les conduites relationnelles « socialisées »
1.1 Modèles sociaux et comportements relationnels
1.1.1 Relation et solidarité
1.1.2 Relation sociale entre scission et communication
1.2 Sociabilité virtuelle et réseaux sociaux numériques
1.2.1 Interconnections et communication stratégique
1.2.2 Communication symbolique
1.3 Environnement relationnel et chronologie
1.3.1 Emergence du lien fort
1.3.2 Régulation de la relation dans la durée
1.3.3 Points communs et régulation de la relation
1.3.4 Engagement et relation amicale
1.3.5 Constat
2. Rôle des émotions dans la relation « engageante »
2.1 Le besoin de reconnaissance
2.1.1 L’émotion rationalisée
2.1.2 L’échange dans la relation
2.1.3 Le contrôle des émotions dans la relation
2.2 Emotion et conscience de soi dans la relation
2.2.1 Emotions et régulations dans la relation
2.2.2. Aspects physiologiques de l’émotion dans la relation
2.2.3. Emotions et conscience de soi
3. Lien électif et unité identitaire
3.1.1 Amitié et désir
3.1.2 Amitié entre identification et idéalisation
3.1.3 Amitié et transformations identitaires
3.1.4 Constat
4. Conclusion
2ème partie : La construction de l’environnement relationnel
1. Observations empiriques
1.1 Choix du public et constitution de l’échantillonnage
1.1.1 Description du public
1.1.2 La composition de l’échantillonnage
1.2 Entretiens biographiques et recueil des données
1.2.1 Constitution du corpus de données biographiques
1.2.2 Entretiens biographiques et phases de transformation
1.3 Modèle interprétatif et indicateurs d’analyse
1.3.1 Les éléments de catégorisation
1.3.2 Indicateurs d’analyse et interprétation
2. Composition relationnelle et scénario communicationnel
2.1 La relation à l’autre dans l’environnement relationnel
2.1.1 L’environnement relationnel
2.1.2 Les modes relationnels
2.2 La notion de présence biographique
2.2.1 Le récit de soi
2.2.2 Les facteurs de connivence
2.2.3 Les espaces de partage
2.3 L’univers relationnel de la personne
à travers le scénario communicationnel
3. Conclusion
3ème partie : Processus de communication et situations relationnelles
1. Processus de communication et relation fictionnelle
1.1 Communication et régulation émotionnelle par l’objet
1.1.1 Tensions phoriques vers l’objet et simulacres
1.1.2 Relation à l’objet et recherche d’équilibre
1.1.3 Processus de communication et artefact médiateur
1.2 L’œuvre d’art et la réalité fictionnelle partagée
1.2.1 L’objet d’art comme fiction révélée
1.2.2 L’expérience filmographique
1.2.3 L’expérience photographique
1.3 Le corps comme expérience cognitive
1.3.1 Le corps médiateur affectif
1.3.2 Le corps inventif
1.4 L’expérience créative de la réalité
1.4.1 L’exploration créative
1.4.2 Expérience esthétique et sensations du réel
1.4.3 Constat
2. Médiation du processus de communication à dimension fictionnelle
2.1 Médiation et expérience sensitive
2.1.1 Médiation et place du support instrumental
2.1.2 Le média comme support de représentation affective
2.1.3 Le media comme espace relationnel
2.2 La narrativité relationnelle comme médiation
2.2.1 L’espace comme lieu de dialogues
2.2.2 La biographie en mouvement
2.2.3 Scénarios communicationnels et rôle du media
3. Conclusion
CONCLUSION GENERALE