Le scepticisme et le dogmatisme : débat sur la question de la connaissance
Dans l’introduction de cette partie, nous avons esquissé le point du malentendu entre les rationalistes et les empiristes. Dans cette section, il sera question de montrer avec précision les différentes thèses soutenues par ces deux branches et notamment les points autour desquels ils ne sont pas d’accord. À la lumière de ceux-ci, nous aborderons le second chapitre de cette partie. Ainsi on pourrait définir le rationalisme comme étant une philosophe qui pose la raison discursive comme la seule source possible de toute connaissance réelle. Autrement dit, le vrai ne serait connaissable qu’en vertu d’une explication de la raison déterminante, nécessaire et suffisante à elle-même. Dès lors, on peut admettre que le rationalisme est une doctrine philosophique qui accorde à la raison humaine le pouvoir de tout connaître, c’est-àdire capable de produire du savoir dans tous les domaines ; ainsi qu’à faire de l’homme le maître de ses connaissances. Descartes estime dans ce sens que la science pourrait « nous rendre comme maître et possesseur de la nature ». Cautionner cette thèse revient à dire que la raison est infaillible et que son pouvoir est illimité. Cette conception est celle de Descartes, de Leibniz et des rationalistes en général qui ont une confiance sans fin au pouvoir de connaître de la raison. Pour Descartes, par exemple, la raison humaine est capable de produire une connaissance de Dieu de même degré de fiabilité que le sont les vérités des mathématiques ou de la physique. Elle est apte à nous dire ce qu’est Dieu et nous démontrer son existence. En ce sens, le père du rationalisme moderne déclare que : « L’existence de Dieu doit passer en mon esprit au moins pour certaine, que j’ai estimé jusqu’ici toutes les vérités des mathématiques, qui ne regardent que les nombres et les figures ». Descartes semble ainsi corroborer la thèse de l’infaillibilité de la raison qui est la pierre de touche de la vérité. Elle se suffit à elle-même. Elle n’a pas besoin d’aide des sens pour produire de la connaissance. Elle est considérée comme étant à la fois la source ultime, le fondement, mais aussi la garante de toute forme de connaissance. Toutefois, est-il prudent de vouer une entière confiance à la raison, si dans les moments les plus importants, elle nous abandonne ? L’esprit humain peut-il vraiment nous apporter du savoir sur toutes les questions qui nous assaillent ? Cette question ne trouvera pas l’unanimité, car même si les rationalistes prétendent à l’infaillibilité de la raison, ils peinent à le démontrer. En métaphysique, ils sont toujours incapables de parvenir à des vérités concordantes. Ils tâtonnent toujours en métaphysique qui est restée, depuis une vingtaine de siècles, un champ de bataille où s’affrontent les grands systèmes de pensée (Platon, Spinoza, Leibniz…). Ce qui fait que leurs thèses sont jusque-là contestées, c’est qu’ils écartent l’expérience qui est le seul moyen de vérifier le contenu réel de leurs propositions. Aux yeux de Kant, il n’est donc pas préférable de nier totalement l’expérience, car fonder la connaissance uniquement et simplement sur la raison, sans tenir compte de l’expérience, conduit à émettre des affirmations sans rapports avec le contenu réel. Ces affirmations sont alors invérifiables. Voilà pourquoi Kant pense que le rationalisme découlement nécessairement au dogmatisme. Les empiristes partiront sur la base des échecs répétés de la raison en métaphysique pour rejeter les prétentions des rationalistes dogmatiques. Pour eux, en réalité, la raison est faillible et limitée. C’est sa mauvaise application qui engendre des querelles en métaphysique. Ainsi, cet état de conflit effréné, dû à l’échec de la raison pour apporter un savoir sûr et certain, a favorisé l’expansion de l’empirisme. Celui-ci est constitué par les philosophes qui prennent l’expérience sensible comme pierre de touche de la vérité. David Hume, l’un des leurs, se fait remarquer par son scepticisme. Pour cette doctrine, la raison n’est pas toute-puissante vu qu’elle échoue constamment en métaphysique. C’est pour cela que Hume s’inscrit dans une logique qui consiste à « découvrir la faiblesse et l’étroitesse du champ de la raison et des capacités humaines ». Autrement dit, se fixer pour objectif de mettre à nu les ambitions infondées des dogmatiques. C’est la raison pour laquelle les penseurs de ce courant s’insurgent contre ces prétentions et prônent que la vérité ne peut être trouvée que par l’intermédiaire de l’expérience sensible. Celle-ci est alors la source de nos idées et de nos connaissances. Il découle, de ce qui précède, que l’expérience est, pour l’empirisme, l’unique condition de possibilité du savoir. En ce sens, la métaphysique, qui est considérée comme étant la garante de nos connaissances par les rationalistes, se voit écartée. Ce rejet part du fait que la métaphysique parle de réalités abstraites et surnaturelles, c’est-à-dire qu’elle porte sur des réalités qui échappent à toute expérimentation. Voilà pourquoi, pour les empiristes, la métaphysique ne peut nous donner aucune garantie de savoir, car, estime Hume, « toutes les idées, spécialement les idées abstraites, sont par natures vagues et obscures ». Elles ne nous ont d’aucune utilité. Dès lors, tout raisonnement portant sur elle, est considéré comme un sophisme. Du coup, les vérités métaphysiques étant expérimentalement incontrôlables, sont toutes qualifiées d’illusions de la raison. Hume se range dans la même logique, et enseigne que : « Tous les matériaux de la pensée sont tirés de nos sens, externes ou internes ». Pour lui donc, c’est notre expérience, notre vécu quotidien, la fréquence des événements, l’accoutumance, etc. qui est l’unique fondement de toutes connaissances objectives. Il ajoute en ce sens que : « Toutes nos idées sont des copies de nos impressions ou, en d’autres termes qu’ils nous est impossibles de penser à quelque chose que nous n’ayons pas auparavant senti par nos sens, externes ou internes ». Les idées sont le fruit de nos impressions. De ce fait, il soutient, contre le rationalisme dogmatique de Descartes, que les idées ne sont pas les créations de l’esprit autonome et souverain, mais plutôt des produits de l’expérience sensible. C’est sur un tel état de fait qu’il faudrait comprendre les critiques acerbes qu’Auguste Comte adresse à la métaphysique classique. En effet, dans son Cours de philosophie positive, il élabore la théorie des trois états. Elle consiste à démontrer les différents moments de l’évolution de l’esprit humain. Dans cet ouvrage, le père du Positivisme montre que la métaphysique n’est qu’une simple étape dans l’évolution de l’esprit. Elle est appelée à être dépassée par une étape supérieure qui renvoie à la maturité de l’esprit. Cette étape, c’est l’état positif. Donc, tout comme les empiristes dont il fait partie, Comte fonde sa doctrine sur les faits et expériences. En fait, pour Comte, la connaissance ne peut sortir du domaine scientifique. Elle doit partir, et même s’ancrer dans ce qui est donné, ce qui est perceptible. C’est suivant un tel point de vu que les néo-positivistes (Schlick, Hans Hahn, Rudolf Carnap, Victor Kraft, etc.) vont également élaborer la théorie de la vérifiabilité de la signification, car pour eux, un discours scientifique doit reposer sur des faits réels susceptibles d’être vérifiés. C’est à partir de là, qu’on pourra juger leur valeur ou leur absence de valeur. Mais les énoncés métaphysiques parlant de réalités abstraites, ne sont pas vérifiables. Nous ne pouvons dire alors si elles sont vraies ou fausses. Sous ce rapport, les positivistes logiques jugent que les propositions métaphysiques sont dépourvues de sens. Du coup, ils les disqualifient entièrement du domaine scientifique et les assimilent à une coquille vide.
La rupture introduite par Kant en philosophie
Parler de révolution suppose un renversement brutal d’une théorie par une autre. Dans le cadre de la révolution kantienne, cela renvoie au changement radical que Kant a opéré en philosophie. Ce renversement porte sur la question de la représentation, plus exactement sur la question du rapport entre le sujet connaissant et l’objet à connaître. Dans la tradition antique et médiévale, la question de la connaissance était celle de savoir comment la représentation des objets pouvait être conforme aux objets tels qu’ils existent en soi. Mais comment savoir si l’objet que nous nous représentons est en soi tel que nous le concevons ? Cette question apparaît d’ores et déjà comme insoluble, car il n’y a pas moyen de vérifier si la connaissance que nous avons d’un objet est conforme à l’objet tel qu’il est en soi. Ainsi, l’interrogation, qui consiste à se demander si l’objet, pour nous, correspond à l’objet tel qu’il est hors de nous, entraîne inévitablement : « Des apories insurmontables » souligne Alain Renaut. Ces apories obstruent et obscurcissent l’accès à la connaissance d’autant plus que la raison tâtonne toujours en métaphysique. C’est la raison pour laquelle Kant trouve l’urgence d’opérer un renversement des termes de recherche. Pour réussir une telle entreprise, il lui a fallu prendre appui sur son exposé des sciences : à savoir les mathématiques et la physique, qui sont devenues ce qu’elles sont grâce à un changement de méthode « dans la manière de penser 18». Cet exposé lui permet de comprendre que toute science a pu progresser en changeant radicalement de méthode. Les mathématiques, par exemple, ont connu une illumination quand les plus petits éléments de démonstration géométriques ont été inventés, et également quand Thales de Milet a démontré les propriétés du triangle en n’exposant pas analytiquement que ce qu’il voyait dans la figure, mais plutôt en suivant les principes propres à lui. En ce sens, il déclare que : « Il trouva qu’il ne devait pas suivre ce qu’il voyait sur la figure, […] mais qu’il lui fallait produire cette figure par l’intermédiaire de ce qu’il y pensait et représentait lui-même a priori d’après des concepts […]». De même, la physique s’est hissée au rang d’une science dès lors qu’elle a connu un changement radical de méthode. Voilà ce qui explique son avancement au rang d’une science alors qu’elle fut considérée depuis de nombreux siècles comme « un simple tâtonnement ». En fait, c’est par ces révolutions que ces disciplines sont devenues des sciences à part entière. Sous ce rapport, Kant, en parlant de ce qui a boosté le progrès de ces sciences, estime qu’il : « Ne peut s’expliquer que par une brusque révolution dans la manière de penser ». Les différents travaux effectués par les physiciens tels que Galilée, Torricelli, Stahl, etc. ont permis de comprendre que l’entendement n’est pas seulement un réceptacle d’idées. La proposition selon laquelle le sujet reste passif et capte les flux d’informations venus de l’extérieur sans aucune modification, est devenue alors insoutenable. L’esprit humain est dorénavant législateur de lois qui déterminent nos expériences. C’est à partir de ce moment que les physiciens : « Comprirent que la raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même selon son projet, qu’elle devrait prendre les devants avec les principes qui régissent ses jugements d’après les lois constantes et forcer la nature à répondre à ses questions ». Ainsi, le physicien ne se borne plus à recopier passivement et fidèlement la nature, qui en tant que telle ne peut rien lui apporter. Il faut d’abord élaborer des lois, des théories et ensuite vérifier, par des expériences, si la théorie est valide ou non.
La théorie de la connaissance kantienne
En réglant nos connaissances sur l’esprit humain, Kant laisse entendre que celui-ci est législateur. L’Esthétique transcendantale enseigne que le savoir provient de deux sources fondamentales à savoir la sensibilité et l’entendement. Kant fait surgir une nouvelle faculté de connaître : la sensibilité. Au lieu de se borner à se ranger d’un côté dans le débat, entre le rationalisme et l’empirisme, il prend position en faisant intervenir une nouvelle source de connaissance. Pour lui donc, la connaissance provient de ces deux facultés. Si ces deux facultés sont fondamentales aux yeux de Kant, c’est parce que pour lui, c’est par la sensibilité que les objets « nous sont donnés » et c’est par l’entendement qu’ « ils sont pensés ». Elles sont le fondement de toute connaissance objective. Par opposition aux dogmatiques qui estimaient que la raison discursive est la pierre de touche de la vérité, Kant fait appel à la sensibilité qui fournit des intuitions. Mais il convient de préciser qu’il n’écarte pas entièrement la conception des rationalistes d’autant plus qu’il estime que l’entendement n’est que le pouvoir de relier des représentations. De là, il établit un pont, un point intermédiaire permettant de relier deux positions qui semblaient contradictoires. Le savoir se construit donc par le biais de la sensibilité et de l’entendement, sans perdre de vu que ces deux sont interdépendantes. C’est la raison pour laquelle il estime que « ni des concepts, sans intuition leur correspondant de quelque manière, ni une intuition sans concept ne peut fournir une connaissance ». Ces deux éléments de notre connaissance remplissent chacun une fonction essentielle dans la constitution d’un savoir. C’est cette complémentarité entre sensibilité et entendement constituent une condition de possibilité d’un discours scientifique. Cependant, ces deux facultés ne sauraient échanger de rôle pour la simple raison que « l’entendement ne peut rien intuitionner et les sens ne peuvent rien penser. C’est seulement dans la mesure où ils se combinent que peut se produire de la connaissance » indique Kant. Donc, c’est seulement quand ces deux éléments sont pris ensembles et que chacun effectue correctement la fonction qui lui est assignée, qu’il y a possibilité de connaissance. Autrement, la démarche sera unilatérale et inféconde, comme le cas des empiristes et rationalistes ; qui ont voulu chacun construire son discours scientifique en se fondant uniquement et simplement sur une faculté. D’où la source de leur erreur. En résumé, il apparaît clair que l’expérience à elle seule ne peut pas produire de la connaissance. Elle a besoin d’être éclairée par la raison qui institue des lois que l’expérience vient valider ou confirmer. La raison aussi a besoin de l’expérience pour guider ses actions. Dès lors on peut dire que les sens donnent à l’entendement son objet d’étude et l’entendement permet d’éclairer les intuitions. Elle a besoin de l’expérience, tout comme l’expérience a, elle aussi, besoin d’elle. Il en résulte, pour emprunter les propos de Kant, que la raison est vide sans expérience ; et l’expérience est aveugle sans l’implication de la raison. Kant précise à cet effet que : « Des pensées sans contenu sont vides, des intuitions sans concepts sont aveugles ». On comprend à partir de cette phrase que, entre raison et expérience nulle ne peut aller sans l’autre. Ni la raison ni l’expérience ne sauraient isolément produire des connaissances valables. Elles sont toutes deux nécessaires et indispensables. Tous les deux se valent, il n’y a pas lieu de privilégier l’un au détriment de l’autre. Ce serait une grossière erreur de notre part de vouloir construire une connaissance uniquement sur la base des données fournies par les sens ; ou bien se focaliser seulement sur les données de notre expérience. À ce propos, on peut souligner avec Kant que : « Sans la sensibilité, nul objet ne nous serait donné et sans l’entendement, aucun ne serait pensé ». On voit clairement que Kant réunit ce que les autres avaient pris séparément. Il apparaît dès lors un point de convergence ou plutôt de complémentarité entre rationalistes et empiristes. Désormais, il ne faut pas considérer la raison comme une faculté autonome qui se suffit à elle-même dans le processus d’acquisition du savoir, car avec Kant aucune des deux sources de connaissances ne peut aller sans l’autre. De ce fait, la contradiction qui oppose rationalistes et empiristes prend fin. Parce que le philosophe de Königsberg a bien pris le soin de préciser que : « Bien que notre connaissance s’amorce avec l’expérience, il n’en reste pas pour autant qu’elle dérive dans sa totalité de l’expérience ». On retiendra ici que tous nos moyens d’acquisition de connaissances ne sauraient se réduire ni à l’expérience ni à la raison. Toutefois, l’expérience est certes la condition sans laquelle il n’y a pas de connaissance, mais elle ne nous donne pas tout. Les critères de scientificité sont l’universalité et la nécessité. Autrement dit, une connaissance, pour qu’elle soit vraie, doit être universelle, c’est-à-dire être telle en tout temps et en tout lieu, sans quoi elle n’est qu’une simple connaissance particulière et subjective qui ne mérite pas d’être appelée scientifique. Par conséquent, aucune véritable connaissance ne saurait dériver de l’expérience, car celle-ci, pris isolément, est insuffisante comme critère de la vérité. Voilà tout le sens de ces propos : « Commencement de toute connaissance, elle [l’expérience] ne suffit cependant pas à nous livrer toute l’origine car, si elle nous dit bien ce qui est, elle ne nous permet pas de fonder l’universalité et la nécessité et ne donne aucune connaissance a priori ». On comprend alors, même si l’expérience est un moyen important pour la connaissance de la vérité en tant qu’elle constitue le début, elle est insuffisante pour fournir des vérités universelles et nécessaires qui sont les seules critères d’une connaissance scientifique valable. Étant donné que les connaissances qui proviennent de l’expérience sont subjectives, elles ne peuvent pas alors, à elles seules, constituer les fondements d’un savoir scientifique. Parce qu’elles ne peuvent pas remplir les critères de scientificité. L’expérience ne peut rien nous informer sur la nature de la chose.
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Table des matières
INTRODUCTION GÉNÉRALE
PREMIÈRE PARTIE : DU DOGMATISME À LA NAISSANCE DU CRITICISME
CHAPITRE 1 : LE PROBLEME DE LA CONNAISSANCE ET LA RUPTURE KANTIENNE
CHAPITRE II : LE SENS DE LA CRITIQUE DANS LE PROCESSUS DU SAVOIR
DEUXIÈME PARTIE : LE PROBLÈME DE LA MÉTAPHYSIQUE
CHAPITRE III : LA SOURCE DES ILLUSIONS DE LA RAISON
CHAPITRE IV : LES ILLUSIONS DE LA RAISON
TROISIÈME PARTIE : INTERPREÉTATIONS CRITIQUES DE LA PHILOSOPHIE THÉORIQUE DE KANT
CHAPITRE V : PROBLÈME DE LA CHOSE EN SOI
CHAPITRE VI : LE PROBLEME DE LA METHODE
CONCLUSION GÉNÉRALE
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