Les concepts d’hégémonie et de culture populaire au cœur des Cultural Studies indiennes

Le point de départ de cette recherche est né d’un étonnement: le cinéma indien, en tant que production nationale est structuré de façon unique, en plusieurs industries cinématographiques régionales indépendantes les unes des autres. Et ces cinémas régionaux renvoient chacun à des contextes linguistiques et socioculturels différents. Partant de ce constat, nous nous sommes demandée à quelle réalité empirique pouvait renvoyer l’expression « cinéma indien» au singulier. Un autre constat nous surprenait à propos de l’exportation de ces films. L’Inde est le pays qui produit le plus de films au monde, mais sa visibilité et reconnaissance à l’international restent inégales (Deprez, 2010). Il existe en effet une différence entre le cinéma hindi produit à Mumbai (connu sous le nom de Bollywood ) qui est le plus visible sur les circuits commerciaux occidentaux » (ibid., p. 131) et les productions des autres régions qui sont plus modestement diffusées auprès des diasporas indiennes et dans les pays d’Asie, d’Afrique et du Moyen-Orient (ibid.).

Les concepts d’hégémonie et de culture populaire au cœur des Cultural Studies indiennes

L’Inde connut une longue période d’instabilité politique entre les années 1970 et 1990, marquée par de nombreux conflits inter-communautaires. Le projet politique de construction d’une nation indienne séculariste qui avait été mis en place à l’indépendance en 1947 se retrouva fortement contesté. Il a en effet changé plusieurs fois de lignes directrices depuis les années 1960 lorsque la fille de Nehru, Indira Gandhi, devint Premier Ministre  . Ce contexte politique et social fortement agité fut accompagné d’une crise épistémologique du côté des sciences humaines et sociales. Les concepts de culture et d’identité se retrouvèrent au cœur des débats. Plusieurs sous-champs disciplinaires — Subaltern Studies, Women studies, Dalit critique —, le plus souvent repérables par le morphème ««studies», firent leur apparition. Leur émergence résulta à la fois d’un mouvement d’opposition à des disciplines universitaires jugées « coloniales», et du développement d’« une critique du nationalisme» (Niranjana, 2012, p.28) qui s’articula aux mouvements sociaux survenant à cette époque. Ces différents courants furent par la suite regroupés sous le champ des Cultural Studies indiennes dans les années 1990. Le rejet de certaines disciplines et le contexte socio-politique dans lequel se trouvait le pays contribuèrent fortement à la redéfinition des concepts d’hégémonie et de culture populaire.

Avant de regarder de plus près ce travail de reconceptualisation par les chercheurs indiens, il nous semble cependant nécessaire de revenir sur le parcours historique de ces concepts. Ce premier chapitre retrace donc le cheminement théorique des notions d’hégémonie et de culture populaire à partir duquel s’articule notre problématique centrale. Nous retracerons leurs parcours depuis leur définition par Antonio Gramsci, pour ensuite faire un détour par les Cultural Studies britanniques avant de nous arrêter plus précisément sur le travail de redéfinition qui s’est opéré dans le champ des Cultural Studies indiennes. Nous conclurons ce chapitre en explicitant la manière dont nous convoquerons nous-même ces concepts dans le cadre de notre étude. L’approche historique de ces concepts à partir de ces trois moments s’inscrit ainsi plus largement dans un processus de décentrement méthodologique que nous avons présenté en introduction.

De Gramsci aux Cultural Studies britanniques

L’importance des écrits d’Antonio Gramsci dans le champ critique de la culture n’est plus à présenter. Il existe une riche littérature  sur la façon dont ses travaux théoriques ont exercé une forte influence sur les approches marxistes de la culture, au point d’avoir suscité un véritable tournant gramscien dans la «problématique du pouvoir» (Mattelart et Neveu, 2008, p. 37). Nous présenterons donc ici quelques-uns de ses éléments définitoires de l’hégémonie puis de la culture populaire. L’un des principaux apports de Gramsci a été de permettre un «déblocage, d’un point de vue marxiste, de la question culturelle et dans la mise en évidence de la dimension de classe de la culture populaire» (Martín-Barbero, 2002, p. 84). Au sein des Cultural Studies britanniques, Raymond Williams et Stuart Hall ont été parmi les premiers à s’inspirer des travaux de Gramsci pour construire leur appareil théorique autour des questions de domination, d’»effet idéologique» et de culture populaire. Raymond Williams a développé son modèle théorique de la « culture dominante» en repartant du concept gramscien d’hégémonie (Williams, 2005 [1973]). Stuart Hall a consacré plusieurs de ses articles à l’importance de la pensée gramscienne sur ses propres réflexions sur les subcultures, les cultures contre-hégémoniques, ou encore sur les concepts de race et d’ethnicité . De son point de vue, les travaux de Gramsci ont joué un rôle essentiel dans le renouvellement du paradigme marxiste des Cultural Studies, «pour le rendre plus pertinent par rapport aux relations sociales contemporaines  » (Hall, 2005b, p. 411).

Définition gramscienne de l’hégémonie et de la culture populaire

L’hégémonie est un des principaux concepts repris dans les travaux portant sur la culture populaire, ou la « culture ordinaire» pour reprendre une expression de Raymond Williams (1989, p. 3-18). Antonio Gramsci développa ce concept afin de proposer une alternative à celui d’idéologie. Il conçoit avec Marx que «les idées dominantes sont les idées de la classe dominante» (Mattelart et Neveu, 2008, p. 37), mais si l’idéologie définit une «subordination statique, totalisante et passive» (Forgacs, 2000, p.424), entraînant une forme d’»aliénation» des groupes populaires, l’hégémonie: permet [au contraire] de penser le processus de domination sociale non plus comme une imposition de l’extérieur et sans sujets, mais comme un processus au cours duquel une classe impose son hégémonie dans la mesure où elle représente des intérêts que les classes subalternes reconnaissent aussi, d’une certaine manière, comme leurs (Martín-Barbero, 2002, p. 84).

L’hégémonie, en tant qu’expérience vécue, «est toujours un processus. Ce n’est pas, sauf analytiquement, un système ou une structure » (Williams, 1977, p.112). Elle n’existe qu’à partir d’une alliance entre plusieurs classes dominantes, formant un «bloc historique» (Forgacs, 2000, p.424) qui exerce une « autorité sociale totale» (Gramsci, 1978, p.180). Autrement dit, ces «fractions de la classe dominante […] ne détiennent pas seulement le pouvoir de contraindre, mais […] elles s’organisent activement de manière à commander et à obtenir le consentement des classes subordonnées à leur continuelle emprise» (Hall, 2008, p.42-43). L’hégémonie se distingue ainsi de l’idéologie en ce qu’elle se construit en articulant coercition de l’État et consentement des classes subordonnées. Elle se différencie également en prenant en compte la dimension culturelle dans les processus de domination sociale, et non plus uniquement les dimensions économiques et politiques. Cependant, si l’hégémonie est éthico-politique, Gramsci insiste aussi sur la nécessité de prendre en compte sa dimension économique. L’hégémonie doit «reposer sur la fonction décisive exercée par le groupe dominant au sein du noyau décisif de l’activité économique  » (Gramsci, 2000, p. 212). En ce sens, l’hégémonie se définit à la fois comme une domination qui est « culturelle, morale et idéologique» (cultural, moral and ideological) et par le rôle central de la classe dominante sur le plan économique. Elle est toutefois « politiquement sécurisée par les concessions économiques et les sacrifices [de la classe dominante] envers ses alliés  » (ibid., p. 422).

L’hégémonie prend forme à la fois au niveau de l’État et des superstructures que sont «la famille, le système éducatif, l’Église, les médias, les institutions culturelles» (Hall, 2008, p.43). Elle se structure aussi sur le plan idéologique, dans la mesure où «les «définitions de la réalité» favorables aux fractions de la classe dominante […], finissent par constituer la «réalité vécue» élémentaire en tant que telle pour les classes subordonnées» (ibid.). De fait, elle conditionne une certaine vision du monde (ce qui inclut les définitions du monde qui s’y opposent) et en fixe les limites. Elle fait l’objet de luttes constantes et nécessite «d’être gagné[e] et assuré[e] activement, [au risque sinon] d’être perdue[e]» (ibid.). Ce caractère dynamique induit plusieurs choses. Tout d’abord, l’hégémonie se caractérise comme un «processus continu de formation et de remplacement d’un équilibre instable» (Forgacs, 2000, p. 422-23). De ce fait, une hégémonie n’entraîne pas la disparition des cultures subalternes puisqu’une «complémentarité réussie relie les classes et les cultures hégémoniques et subordonnées  » (Hall, 2008, p. 44). L’hégémonie entraîne alors des luttes permanentes entre classes dominantes et classes subalternes, et un équilibre ne peut être trouvé que lorsque les classes dominantes font preuve de concessions envers les classes subordonnées «pour obtenir [et conserver] consentement et légitimité» (ibid.). C’est en ce sens que l’hégémonie participe aussi aux «intérêts généraux des groupes subordonnés» (Forgacs, 2000, p.205). Enfin, cette permanente déconstruction et reconstruction de l’hégémonie nécessite de tenir compte de l’existence de «différentes formes d’hégémonie selon les situations historiques différentes et les classes d’acteurs impliqués» (ibid. p. 422-423). L’analyse d’une hégémonie doit ainsi s’inscrire dans ses « conjonctures historiques» (Hall, 2008, p.44).

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Table des matières

Introduction
Partie I. Une approche théorique et méthodologique décentrée
Chapitre I. Les concepts d’hégémonie et de culture populaire au cœur des Cultural Studies indiennes
I. De Gramsci aux Cultural Studies britanniques
II. Émergence des Cultural Studies indiennes
III. Conclusion
Chapitre II. Le cinéma indien au cœur des constructions identitaires
I. Panorama des Film Studies indiennes
II. Une affinité entre cinéma et nation: redéfinir le national
III. Cinéma national : déconstruction d’un concept
IV. Conclusion
Chapitre III. Définition d’une approche communicationnelle du cinéma hatke
I. Présentation de notre corpus d’analyse
II. Construction d’un point de vue communicationnel sur notre objet de recherche
III. Conclusion
Partie II. Une approche médiaculturelle de l’industrie cinématographique indienne
Chapitre I. Construction hégémonique du Cinéma hindi: Bollywood
I. Construction méthodologique
II. Réorganisation de l’industrie du cinéma indien dans les années 1990
III. Du cinéma hindi à l’industrie culturelle Bollywood
IV. Conclusion
Chapitre II. Bollywood et l’imaginaire national indien
I. L’imaginaire national dominant depuis les années 1990
II. Bollywood: une forme culturelle en constante évolution
III. L’hégémonie de Bollywood au cœur du soft power indien
IV. Conclusion
Chapitre III. Émergence d’une nouvelle forme cinématographique: le cinéma hatke
I. Des formes cinématographiques alternatives
II. Un mouvement culturel hatke au cœur des industries culturelles indiennes
III. Conclusion
Partie III. Le cinéma hatke, un mouvement culturel contre‑hégémonique
Chapitre I. La structure énonciative des films: entre fiction et documentaire
I. Construction symbolique du territoire indien dans les films hatke
II. Représentation fictionnelle de faits sociaux réels
III. Conclusion
Chapitre II. L’hybridation des films hatke en tant que genre cinématographique
I. Appréhender les spécificités génériques des films hatke
II. Discours réflexifs sur une pratique cinématographique hatke
III. Hybridation esthétique des films hatke
IV. Conclusion
Chapitre 3. Construction de discours contre‑hégémoniques: un processus de démythologisation culturelle
I. Discours hatke sur les paradoxes de la modernité indienne
II. Synthèse conceptuelle: définir le cinéma hatke
III. Conclusion
Conclusion générale

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