Au moment où nous avons débuté notre travail de recherche, les programmes de l’enseignement primaire parus en 20021 demandaient aux enseignants de proposer à leurs élèves » de véritables problèmes de recherche, pour lesquels ils ne disposent pas de solution déjà éprouvée et pour lesquels plusieurs démarches de résolution sont possibles. » . Ils précisaient aussi que » C’est [. . .] l’activité même de résolution de problème qui est privilégiée dans le but de développer chez les élèves un comportement de recherche et des compétences d’ordre méthodologique : émettre des hypothèses et les tester, faire et gérer des essais successifs, élaborer une solution originale et en éprouver la validité, argumenter[…] les élèves doivent être mis en situation de prendre en charge les différentes tâches associées à la résolution d’un problème[. . .] « . Cette demande, qui n’était pas nouvelle (Artigue et Houdement 2007), a été réitérée dans les programmes parus en 2007 pour être plus ou moins mise en retrait dans ceux parus en 2008, même si le socle commun de connaissances et de compétences encourage toujours à poursuivre dans la même voie . Malgré le fait que les enseignants semblent respecter les horaires consacrés aux mathématiques , l’existence de documents qui pourraient les aider et la persistance de la demande institutionnelle, les pratiques des enseignants ne changent pas sensiblement, en témoignent un rapport récent de l’IGEN , les évaluations nationales et internationales telles que PISA et aussi nos échanges avec des formateurs et des chercheurs en didactique des mathématiques. Ainsi, les travaux portant sur la transposition de l’activité du chercheur mathématicien au sein de la classe, s’ils se targuent généralement d’une certaine réussite, ne semblent pas avoir diffusé au-delà de cercles restreints. De récents travaux sur le sujet le montrent aussi, nous y reviendrons. Ceci nous conduit à émettre plusieurs hypothèses pour expliquer ce constat.
1. Tout d’abord, nous supposons que la pratique des activités de recherche et de preuve entre pairs (RPP) est particulièrement complexe, tant du point de vue didactique que pédagogique, et aussi que la distance entre les pratiques visées et les pratiques existantes est relativement grande. À cet égard, la conclusion du rapport de l’IGEN précise par exemple que » Les maîtres s’emploient majoritairement et avec une habilité variable à mettre en oeuvre la démarche préconisée depuis plus de vingt ans qui consiste à accorder une grande place à la résolution de problème. Le plus grand nombre d’entre eux rencontre des difficultés qui conduisent à dire que la notion de problème est brouillée : c’est un premier souci majeur. Qu’il s’agisse de problèmes pour construire des connaissances nouvelles ou de “problèmes pour chercher”, les efforts des enseignants se heurtent à la complexité des mises en oeuvre. Dans bien des cas, les démarches observées se sont révélées contre-productives notamment lorsqu’elles ne tiennent pas compte des connaissances réelles des élèves ou de leurs erreurs. Les notions de procédures personnelles et de procédures expertes ne semblent pas comprises. » (IGEN 2006, pp.58-59).
2. Par ailleurs, la fréquentation régulière des Inspecteurs de l’Éducation Nationale de circonscription, de leurs conseillers pédagogiques, des enseignants stagiaires et titulaires, des formateurs et des chercheurs en didactique des mathématiques nous montre que l’utilisation des manuels scolaires prédomine. Or, les activités de « résolution de problèmes » qui y sont proposées sont rarement des activités de recherche (Coppé et Houdement 2002 ; Houdement 1998) . Des ressources de qualité ne suffisent donc pas et nous sommes donc amenés à supposer que l’information pertinente n’est pas accessible aux enseignants, ne serait-ce qu’au niveau des supports de publication. En effet, depuis plusieurs années, des documents existent autour des activités RPP mais ils restent peu présents dans l’espace de travail des enseignants. Les nouveaux moyens utilisés pour diffuser, notamment en ligne, les documents d’application et d’accompagnement des programmes n’ont d’ailleurs pas semblé provoquer de changement perceptible dans les pratiques. Au-delà des problèmes d’accessibilité physique, nous faisons l’hypothèse que l’ergonomie des documents destinés aux enseignants n’est pas optimale pour favoriser la pratique des activités RPP.
3. Enfin, comme dans (Jaworski 2003, pp. 255-258), nous supposons qu’un changement de pratique est plus difficile pour un enseignant isolé que pour un groupe d’enseignants, d’autant plus si les » nouvelles » pratiques sont éloignées des » anciennes « . On sait, par exemple, que de simples changements de programmes ne suffisent pas à infléchir les pratiques. Un travail collaboratif, même minimal, est donc nécessaire, les enseignants pouvant échanger autour de leur pratique, de leurs réussites et de leurs échecs, des problèmes qu’ils rencontrent et partager les solutions qu’ils trouvent. Cependant, ce travail n’existe pas ou peu dans les pratiques enseignantes, il faut donc étudier les moyens d’affaiblir et de dépasser les contraintes et les obstacles qui conditionnent, en partie, les pratiques existantes pour le favoriser.
Ayant fait des hypothèses expliquant le constat fait plus haut, il faut maintenant rechercher l’existence et les conditions d’une écologie favorable à des changements de pratique et donc faire des hypothèses sur les moyens d’actions pertinents à mettre en oeuvre pour favoriser la pratique des activités RPP.
1. Concernant la complexité des activités visées et la distance avec les pratiques existantes, il faut chercher à identifier et à affaiblir certaines contraintes des pratiques enseignantes et réduire la distance les séparant des pratiques visées. En tenant compte de la variété des enseignants, il faut leur permettre d’accéder à ces nouvelles pratiques et d’y évoluer à leur rythme. Nous supposons que cela est possible, d’une part, en leur proposant des ressources adaptées et, d’autre part, en favorisant et en accompagnant un travail collaboratif.
2. Lorsque l’on propose des » nouvelles » activités de classe à des enseignants, ces derniers peuvent les refuser, les dénaturer, les utiliser sporadiquement ou bien les intégrer plus profondément dans leur enseignement. Des hypothèses précédentes concernant les ressources, tant sur le fond que sur la forme, nous pensons qu’il faut proposer des ressources ergonomiques. En particulier, ces dernières doivent être facilement accessibles. L’utilisation des nouvelles technologies s’impose donc. Pour les autres aspects ergonomiques, il faudra nous appuyer sur une étude des documents existants, instructions officielles comprises, afin d’optimiser nos choix.
3. Ayant fait l’hypothèse de la nécessité d’un travail collaboratif, il faut aussi rechercher les moyens et les conditions d’une écologie favorable pour le faire vivre. Nous supposons qu’il est coûteux pour les enseignants, il doit donc être initié et étayé par un accompagnement souple et multiforme. L’utilisation des nouvelles technologies devrait aussi permettre de ne pas limiter le réseau des enseignants au cadre de leur école.
4. Enfin, nous pensons qu’un dispositif de changement de pratique s’inscrit dans la durée. Le champ de l’étude de la formation des enseignants de mathématiques est relativement jeune mais des recherches récentes en didactique des mathématiques ont montré que les pratiques se forment assez tôt et restent relativement stables par la suite (Lenfant 2002 ; Roditi 2001). Ceci nous paraît d’autant plus fort dans le cadre de l’enseignement primaire que les enseignants n’ont généralement pas fait d’études poussées de mathématiques . Une certaine confiance doit donc naître dans la communauté afin que des éléments de pratique puissent y être exposés. Pour étayer nos hypothèses sur la nécessité d’un travail collaboratif et de sa durée, nous reprenons aussi les conclusions d’Aline Robert (Robert 2001, notamment pp. 62-63) sur l’effet apparemment limité des formations » traditionnelles » en termes de changement de pratique et sur la difficile transposition dans les pratiques ordinaires d’ingénieries didactiques a priori optimales pour l’apprentissage des élèves . Cette étude est donc l’occasion d’expérimenter un dispositif nouveau pour permettre un travail collaboratif entre enseignants. Pour ce faire, un appui sur la théorie des communautés de pratique (Wenger 2005) semble pertinent.
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Table des matières
INTRODUCTION
1 Introduction générale et problématique
2 Cadrage théorique
2.1 Les communautés de pratique
2.1.1 Introduction générale
2.1.2 Principaux concepts de la théorie des communautés de pratique
2.1.3 Usages de la théorie des communautés de pratique dans la littérature
2.1.4 Conclusion
2.2 La double approche didactique et ergonomique cognitive des pratiques
2.2.1 L’enseignant comme personne exerçant un métier
2.2.2 Les composantes de la pratique
2.2.3 Tâche, activité et apprentissage des élèves
2.2.4 Discussion et conclusion
2.3 Articulation double approche – CoP
2.3.1 Les contours et la stabilité de la pratique
2.3.2 Favoriser des évolutions de pratique
2.3.3 Insider, outsider, courtage et accompagnement
2.3.4 Aspects méthodologiques
2.4 De l’ergonomie des EIAH à celle des ressources
2.4.1 Utilité, utilisabilité et adaptabilité, acceptabilité
2.4.2 Discussion
2.5 Conclusion et retour sur la problématique
3 Méthodologie
3.1 Une communauté de pratique intentionnelle : éléments méthodologiques
3.1.1 Sept principes pour l’émergence et la coordination d’une CoP
3.1.2 Éléments de design pour les stades d’incubation et de fusion
3.1.3 Conclusion
3.2 Méthodologie d’analyse de la valeur de la CoP : recueil, traitement et analyse des données
3.2.1 Le site Web et les problèmes proposés
3.2.2 Les comptes-rendus
3.2.3 Les questionnaires et les entretiens
3.3 Les séances observées
3.3.1 Les modalités d’observation et d’enregistrement
3.3.2 Les narrations de séance
3.3.3 Analyse des narrations de séance
3.4 Les réunions
3.4.1 Analyse qualitative
3.4.2 Analyse quantitative
3.5 Conclusion
4 Activités de recherche et de preuve entre pairs
4.1 Éléments de caractérisation des activités de recherche dans la sphère scolaire
4.1.1 Potentiels d’une activité de recherche et de preuve entre pairs
4.1.2 Conclusion
4.2 Sur la transposition des activités de recherche du mathématicien dans la sphère scolaire
4.2.1 Introduction
4.2.2 MATh.en.JEANS
4.2.3 Le modèle des SiRC
4.2.4 Le débat scientifique en situation de cours
4.2.5 Modèle des ARM
4.2.6 Les problèmes ouverts
4.2.7 Synthèse sur les expérimentations d’activités RPP
4.2.8 Conclusion
4.3 Activités RPP et instructions officielles du cycle 3
4.3.1 Analyse du contenu des I.O
4.3.2 Analyse ergonomique par inspection des I.O
4.3.3 Conclusion
4.4 Les activités RPP dans la littérature professionnelle
4.4.1 Golf selon ERMEL
4.4.2 Un extrait du spécial Grand N Points de départ
4.4.3 Conclusion
4.5 Les activités mathématiques proposées dans la CoP
4.5.1 Objectifs et critères
4.5.2 Les problèmes proposés
4.5.3 Deux exemples : Golf et Cordes
4.5.4 Conclusion sur les activités proposées dans la CoP
4.6 Conclusion
5 Déroulement de l’expérimentation et analyse de la CoP
CONCLUSION