Les communautés comme milieux de vie
Le terme « communauté » est un mot très souvent utilisé dans le langage populaire, mais aussi dans le discours des autorités publiques nord-américaines, notamment lorsqu’il est question de l’application d’un politique publique particulière (Hancock et coll., 2012). Si utilisé, dirons-nous, qu’il a quelque peu perdu de sa signification première et de ses implications. D’un autre côté, on ne peut pas dire que ce concept se laisse facilement apprivoiser, car il n’existe pas une définition qui fait l’unanimité. En fait, d’un point de vue sociologique à tout le moins, la chose est réputée comme étant impossible (Bell & Newby, 1971). Puisque, de notre côté, nous avons besoin d’une définition opérationnelle qui nous permettra d’élaborer plus à l’avant notre thèse, nous mettrons à profit d’autres disciplines des sciences sociales, tel le travail social et sa branche d’intervention auprès des collectivités afin de rendre possible l’analyse du processus d’empowerment dans la communauté à l’étude. Cette définition est très proche de celle retrouvée en développement régional du fait du croisement des disciplines qui s’intéressent au développement local.
Qu’est-ce qu’une coopérative de santé?
La toute première coopérative de santé du Québec (CS) a vu le jour dans les années 1940. Un médecin de l’époque, Jacques Tremblay, préoccupé par l’accès difficile de la population à des services de santé décida de mettre en place la Coopérative de santé du Québec, d’une part pour permettre aux familles d’amortir les coûts relatifs aux soins de santé et, d’autre part, pour lui se garantir une clientèle malgré les conditions économiques difficiles. Pour plusieurs raisons qui ne seront pas ici évoquées, la CS évoluera en mutuelle d’assurance et deviendra celle que l’on connait sous le nom de « SSQ mutuelle d’assurances-groupe » (Ouellet & Vallières, 1986). Il y a eu une autre expérience au début des années 1970, mais elle fut intégrée au CLSC du Plateau Mont-Royal en 1986 (Girard, 2006a). Il faut donc attendre 1995 pour voir naître la CS qui sera la précurseure de toutes les autres CS actuelles du Québec. C’est à St-Étienne-des-Grès, un petit village de la Mauricie, qu’on vit la population locale prendre à bras le corps son problème d’accès à des services de santé de proximité et mettre sur pied cette première coopérative de santé « post-Assurance maladie » (Boivin & Fillion, 1999).
L’empowerment : de l’exclusion au développement local
Nos lectures sur l’empowerment nous ont d’abord poussées vers Paolo Freire et son ouvrage phare intitulé « Pédagogie des opprimés » paru au début des années 1970.
C’est la première apparition du concept comme on le conçoit aujourd’hui (Bebbington, 2001; Campbell & Jovchelovitch, 2000; Christens & Speer, 2006; Coudel, Tonneau, & Reyvalette, 2011). Il proposait alors une méthode d’éducation informelle auprès des adultes qui permettait aux paysans et travailleurs de réaliser leur condition d’opprimés du système capitaliste et ainsi, de prendre conscience des différentes possibilités de reprendre un pouvoir sur leur vie (African Rights, 1995). C’est un discours qui sera régulièrement utilisé par les auteurs et activistes de gauche de la décennie pour parler du Tiers-monde et de la nécessité pour les populations locales de prendre un contrôle sur leur force de travail et les ressources (naturelles ou humaines) de leur communauté, profitant jusqu’ici presque exclusivement aux grandes multinationales (Wright, 1994). Vu ainsi, le concept d’empowerment s’interprète donc comme la capacité de reprendre et d’exercer un contrôle sur les ressources (Cheater, 1999; Ibrahim & Alkire, 2007). Les féministes de la deuxième vague aux États-Unis, au Canada et en Grande-Bretagne s’approprieront également le terme et, avec l’apport des post-structuralistes comme Foucault (1976), elles sortiront le concept de sa vision axée sur la domination (pouvoir sur) pour l’étendre à d’autres plus universels comme les compétences (pouvoir de), le savoirêtre (pouvoir intérieur) ou encore la collaboration (pouvoir avec) (Bacqué & Biewner, 2013; Rowlands, 1997).
Le terme a été repris par les intervenants sociaux et les psychologues communautaires dans le courant des années 1990 qui travaillaient avec les populations défavorisées, exclues ou vivant à la marge (Racine, 2010), on a voulu leur donner une chance d’acquérir ce qu’il n’avait pas alors : une existence reconnue par le reste de la société. En ce sens, le terme a évolué vers une définition beaucoup plus portée sur le droit et la capacité d’agir et ultimement, de choisir (Cheater, 1999).
Empowerment et disempowerment communautaire
Peu de chercheurs sont parvenus à décrire et conceptualiser l’empowerment des communautés comme l’a fait Ninacs (2008). Certes, d’autres auteurs tels Friedman (1992), Klein et ses collaborateurs (2006; 2011) ou Mendell (2006) ont élaboré leur propre définition de l’empowerment, assez semblables au demeurant, mais aucune n’est aussi poussée et complète que celle de Ninacs (2008), particulièrement en ce qui concerne le processus. Pour cette raison, c’est la définition de cet auteur qui sera utilisée dans le cadre de la thèse.
Précisons d’abord que l’auteur parle d’empowerment communautaire et non pas collectif (ou de la communauté), car à son avis, il est peu probable qu’une communauté soit suffisamment homogène pour être capable de développer son propre empowerment, à l’instar des individus. Cette communauté, en tant qu’entité unique, ne peut agir, ce sont ses membres qui le font au nom du plus grand nombre et probablement jamais à l’unanimité. C’est pourquoi l’auteur préfère parler d’empowerment communautaire, c’est-à-dire un ensemble de facteurs collectifs structurants qui permettent aux individus de développer leur propre empowerment. À cet effet, Ninacs (2008) a élaboré la définition suivante, soit « un état où la communauté est capable d’agir en fonction de ses propres choix et où elle favorise le développement du pouvoir d’agir de ses membres » (p. 39).Or, et c’est le point de départ des travaux de l’auteur, pour qu’une communauté entame un processus d’empowerment, elle doit vivre, au préalable, un état de disempowerment. Malheureusement, Ninacs (2008) n’est pas aussi prolixe sur le disempowerment que sur l’empowerment, aussi faut-il aller voir l’apport d’autres auteurs afin de mieux comprendre ce phénomène.
Les interactions individu-organisation-communauté
Notre thèse, nous l’avons déjà dit, s’intéresse au processus d’empowerment communautaire. Or, le cadre théorique de Ninacs prend aussi en considération l’empowerment individuel (EI) et l’empowerment organisationnel (EO). Sans trop entrer dans les détails, puisque ces processus à eux seuls pourraient faire l’objet de leur propre thèse, il faut au moins les expliquer brièvement afin de bien comprendre leurs interactions avec le sujet qui nous intéresse.
L’empowerment individuel
À l’instar des observations d’autres auteurs sur le sujet (Friedman, 1992; Hur, 2006; Le Bossé, 1996; Lord & Hutchison, 1993; Speer & Hughey, 1995; Zimmerman & Rappaport, 1988), Ninacs (2008) considère que l’empowerment individuel (EI) doit se réaliser préalablement ou simultanément avec l’empowerment communautaire sur les dimensions de la participation, des compétences, estime de soi et conscience critique. Selon sa perspective, pour que les individus passent à l’action pour leur communauté, ils doivent au minimum développer un sentiment de compétence personnel. C’est une relation à double sens à laquelle nous assistons ici, car si les individus ont besoin d’un milieu favorable afin de développer leur EI, une communauté ne saurait maintenir son propre EC, sans un grand nombre d’individus en situation de pouvoir . Or, pour que se réalise l’EI dans une communauté elle aussi en état de pouvoir, il nous manque une pièce du puzzle : les organisations.
L’empowerment organisationnel
Ninacs (2008) distingue deux grands types d’organisations. D’abord, les organisations intermédiaires, qui sont des entités généralement dédiées au développement de la communauté (p.ex. : CLD, CDEC, Regroupement d’organismes communautaires, etc.) en regroupant ou soutenant les autres organisations du milieu, et ce, peu importe le secteur d’activité. Le deuxième type prend le plus souvent la forme d’organismes communautaires ou de groupes informels, milieux où l’on peut travailler, s’investir ou obtenir des services dans sa communauté. Ce sont des communautés fonctionnelles. Inspirées de la définition de Fellin (1995) elles dépassent cependant la simple fonction de réponse à un besoin (service de proximité) afin de devenir des passerelles qui permettent aux individus de s’investir concrètement dans leur communauté ou, comme le dirait Solidarité rurale du Québec (2012) de répondre à l’exigence de «proximité des services» (p.2). Dans les deux cas, ces organisations font partie des dispositifs mis en place afin d’assurer la maintenance de la communauté. En ce sens, les organisations peuvent faire partie des compétences de la communauté locale, l’une des quatre dimensions de l’empowerment communautaire que nous venons de voir.
Cela étant dit, puisque les organisations ont leur existence propre, elles vivent elles aussi leur propre processus d’empowerment (EO) qui se réalise lui aussi sur quatre dimensions : participation, compétences, reconnaissance et conscience critique.
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE 1 : CADRE THÉORIQUE ET CONCEPTUEL
1.1 LES COMMUNAUTÉS COMME MILIEUX DE VIE
1.1.1 La conception sociologique
1.1.2 La conception des intervenants communautaires
1.1.3 Le rôle des communautés
1.1.4 Les services de proximités dans les communautés
1.1.5 Conclusion partielle
1.2 LA SANTÉ DE PROXIMITÉ AU QUÉBEC
1.2.1 Quelques concepts de base
1.2.2 Organisation des services de santé de proximité au Québec – En bref
1.2.3 Enjeux et difficultés des services de santé de première ligne du Québec
1.2.4 Conclusion partielle
1.3 UN NOUVEL ACTEUR : LES COOPÉRATIVES DE SANTÉ
1.3.1 Qu’est-ce qu’une coopérative de santé?
1.3.2 Portrait des coopératives de santé actuelles
1.3.3 Conclusion partielle
1.4 L’EMPOWERMENT ET LE DÉVELOPPEMENT LOCAL
1.4.1 Petit arrêt sur le concept de pouvoir
1.4.2 L’empowerment : de l’exclusion au développement local
1.4.3 Empowerment et disempowerment communautaire
1.4.4 Les interactions individu-organisation-communauté
1.4.5 Facteurs ou obstacles à l’empowerment
1.4.6 Conclusion partielle
1.5 OBJET D’ÉTUDE ET PERTINENCE DE LA RECHERCHE
1.5.1 Objectif général et questions de recherche
1.5.2 Pertinence de l’étude
CHAPITRE 2 : MÉTHODOLOGIE DE LA RECHERCHE
2.1 APPROCHE ÉPISTÉMOLOGIQUE ET MÉTHODOLOGIQUE
2.2 LE CAS À L’ÉTUDE
2.2.1 Critères de sélection du cas
2.2.2 Étude pré-terrain et sélection du cas à l’étude
2.3 STRATÉGIE DE COLLECTE DE DONNÉES
2.3.1 Sources de données
2.3.2 Considérations éthiques
2.4 STRATÉGIE D’ANALYSE DES DONNÉES
2.4.1 L’analyse thématique
2.5 LIMITES MÉTHODOLOGIQUES ET CRITÈRES DE SCIENTIFICITÉ DE LA RECHERCHE
2.5.1 Limites méthodologiques
2.5.2 Critères de rigueur scientifique
CHAPITRE 3 : LE CAS DE LA MRC ROBERT-CLICHE : CONTEXTE ET DISEMPOWERMENT
3.1 DESCRIPTION DE LA MRC ROBERT-CLICHE
3.1.1 Histoire, géographie et identité
3.1.2 La population
3.1.3 Activités économiques
3.1.4 Portrait de l’économie sociale dans Robert-Cliche
3.1.5 Contexte politique
3.1.6 Leadership dans la communauté
3.1.7 Services de santé de proximité
3.1.8 Les différents indices de développement de la communauté
3.1.9 En résumé
3.2 LE PROBLÈME DES SPL EN ROBERT-CLICHE
3.2.1 Des médecins trop peu nombreux et suffisamment disponibles
3.2.2 Un PREM mal adapté et inéquitable
3.2.3 Un problème d’attraction des ressources médicales en Robert-Cliche
3.3 CONCLUSION DU CHAPITRE 3
CHAPITRE 4 : LE CAS DE LA MRC ROBERT-CLICHE : LA REPRISE DU POUVOIR
4.1 DÉMARCHES GÉNÉRALES DE CONSTITUTION DE LA COOPÉRATIVE DE SANTÉ
4.1.1 La mise en lumière du problème et de ses conséquences : les consultations pour les pactes ruraux…et un salon de coiffure
4.1.2 Réseautage, étude des besoins et recension des diverses pistes de solutions
4.1.3 Présentation du projet et mobilisation du milieu
4.1.4 La campagne d’information et de recrutement des membres
4.1.5 Constitution de la coopérative et premières années de vie
4.2 LA COOPÉRATIVE SANTÉ ROBERT-CLICHE EN 2013
4.2.1 Service de consultations médicales
4.2.2 Autres services offerts par la coopérative
4.2.3 Avantages consentis aux membres utilisateurs consommateurs
4.2.4 Financement et visibilité de la coopérative
4.3 CONCLUSION DU CHAPITRE 4
CHAPITRE 5 : INTERPRÉTATION ET DISCUSSION DES RÉSULTATS
5.1 LE DISEMPOWERMENT DE LA MRC ROBERT-CLICHE
5.1.1 Le danger vient aussi de l’intérieur
5.1.2 Subir au lieu de choisir
5.1.3 Les organisations en santé en situation de disempowerment ?
5.1.4 Un problème de synergie des compétences collectives
5.2 L’EMPOWERMENT DE LA MRC ROBERT-CLICHE OU LA NAISSANCE D’UNE COMPÉTENCE COLLECTIVE
5.2.1 Facteurs préalables à l’empowerment de la MRC Robert-Cliche
5.2.2 La participation dans la MRC Robert-Cliche
5.2.3 Les autres facteurs structurants mis en place lors du processus d’empowerment communautaire
5.3 CONCLUSION DU CHAPITRE CINQ
CONCLUSION GÉNÉRALE
Principaux résultats
Limites de l’étude
Apports de l’étude
Perspectives de recherche futures
RÉFÉRENCES
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