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Analyse du genre
Une jeune fille pauvre qui rencontre un homme riche plus âgé. Cette image nous donne l’impression qu’il s’agit d’une histoire « classique » dont nous connaissons tous la fin. La description est néanmoins insuffisante, car elle ne montre pas la complexité de la relation. Pourtant, il est vrai que le début de l’histoire fait penser à un scénario de ce genre : une famille pauvre dans une société coloniale où un frère représente l’oppression et l’autre la protection de la soeur unique. En même temps, la mère, sachant ce que la tenue « d’enfant prostituée » (Duras, 1984 : 32) de sa fille veut dire, continue de l’encourager pour le bien-être de la famille. Si le début nous semble familier, le déroulement se montre beaucoup plus complexe et c’est pour cela que nous allons, dans cette partie, faire une analyse genrée du développement de l’identité personnelle de la jeune fille à travers la relation avec son amant. Comme nous affirmons que l’identité n’est pas un objet fixe, mais plutôt un processus qui se constitue dans des relations de domination (Brah et Phoenix, 2004 : 77), il nous semble pertinent d’étudier le processus dans ce contexte, d’une part parce que c’est une période cruciale dans la vie de la fille, d’autre part parce que cette relation dévoile les normes et les valeurs de la société coloniale.
Le contexte du début
La société coloniale dans laquelle la fille a grandi peut facilement être considérée comme patriarcale. Selon le dictionnaire Larousse, genre est une « division fondée sur un ou plusieurs caractères communs […] désigne l’identité sexuée (masculine ou féminine) dans ses dimensions sociales et psychologiques, plus que dans ses caractéristiques biologiques » (Larousse, 2015 : entrée ʺgenreʺ). Dans la société coloniale, telle qu’elle est décrite par Duras, il est clair que l’image de ce qui est une femme blanche, son rôle et son comportement, sont bien définis. Son statut comme quelqu’un qui existe pour être belle et faire plaisir est également très présent dès le début du livre : « elles prennent un soin extrême de leur beauté ici, surtout dans les postes de brousse. Elles ne font rien, elles se gardent seulement » (Duras, 1984 : 26), « elles ont déjà les longues penderies pleines de robes à ne savoir qu’en faire, collectionnées comme le temps, la longue suite des jours d’attente. Certaines deviennent folles. » (Duras, 1984 : 27). Ces extraits montrent que la place de la femme est censée être au foyer, généralement elles sont supposées rester à la maison et « se garder ». Cette obsession de se garder peut être vue comme une réflexion de l’image des femmes expatriées comme responsables de détenir et cultiver « the European self » dans la périphérie de l’Empire français (Ha, 2000 : 95). La différentiation et hiérarchisation entre les sexes est une discrimination classique, avec des divisions entre les différentes sphères : la sphère privée appartient aux femmes, et la sphère publique aux hommes (Okin Moller, 1998 : 118). Les femmes blanches, dont la fille parle dans les extraits ci-dessus, appartiennent aux colonisateurs et donc au groupe privilégié, en même temps elles ne sont pas des citoyennes à part entière. Il y a un caractère sexué de la citoyenneté, à la fois en France, et par conséquent, dans la diaspora française en Indochine. Par exemple les femmes n’ont pas eu le droit de vote avant 1944, c’est-à-dire bien plus tard que l’époque où se déroule le récit de L’Amant (Assemblée nationale, 2015). Il y a donc l’idée que c’est le patriarche qui s’occupe des affaires dans la sphère publique au nom de toute sa famille. La famille de la jeune fille est donc mise à l’écart, puisqu’elle n’a pas de patriarche (le père de la jeune fille est décédé). La mère et le frère aîné alternent dans leurs tentatives de prendre cette place sans jamais vraiment y réussir.
Le contrôle social dans la colonie est aussi très visible, la communauté coloniale est petite et les rumeurs se créent rapidement (Duras, 1984 : 105). Les femmes blanches menaient souvent une existence oisive, ce qui leur a donné le fameux « ennui colonial ». Les activités dans lesquelles elles ont pu s’engager étaient souvent des commérages et des histoires d’infidélité (Ha, 2000 : 96). Un exemple concerne « la dame de Vinhlong », l’épouse d’un fonctionnaire important nommé en Vinhlong. Elle s’est engagée dans une affaire avec un jeune homme qui a fini par se suicider. Après ce scandale, la dame passe tous ses jours sur sa terrasse, regardant le Mékong. (Duras, 1984 : 105-108). Effrayées par les commérages et gardées dans « ces villas blanches » (Duras, 1984 : 26), ces femmes représentent le contrôle de la jouissance féminine qui est fait par la société patriarcale (Waters, 2006 : 51). La fille constate elle-même que sa « mère n’a pas connu la jouissance » (Duras, 1984 : 49). Ainsi sont mises en évidence les attentes de la société vis-à-vis de la jeune fille quand elle est en train de développer son identité de « femme ». Même s’il est important pour la mère que sa fille obtienne le diplôme « le secondaire », elle montre une appréciation égale face à la possibilité que sa fille puisse attirer les regards des hommes riches. Il semble que les premières expériences de la fille en approchant l’identité « femme » soient les appréciations de son corps et de sa jeunesse : « Depuis trois ans les blancs aussi me regardent dans les rues et les amis de ma mère me demandent gentiment de venir goûter chez eux à l’heure où leurs femmes jouent au tennis » (Duras, 1984 : 25). Cependant, on ne s’attend pas à ce qu’elle découvre une jouissance, une pulsion sexuelle qui est propre à elle – cela ne fait pas partie de l’image de ce qu’il veut dire d’être femme. Comme nous allons voir dans la prochaine partie, la fille va rompre avec cette image, et se définir en opposition à la sexualité des femmes blanches dans la colonie, -y compris celle de sa mère (Waters, 2006 : 51).
La fille au départ
Le contexte dans lequel la fille a grandi et où elle va prendre ses premiers pas dans le monde des adultes est donc clair. Mais la question se pose : comment a-t-elle été influencée par cette situation ? Le jour où elle rencontre l’amant chinois sur le bac, elle est habillée d’une tenue qu’elle décrit elle-même comme « insolite, […] inouï » (Duras, 1984 : 19). A part la robe presque transparente et les chaussures lamées d’or, c’est le chapeau d’homme qu’elle trouve être le détail le plus particulier de cet habillement : « Aucune femme, aucune jeune fille ne porte de feutre d’homme dans cette colonie à cette époque-là. » (Duras, 1984 : 19). Elle explique sa décision de porter ce feutre en disant que « sous le chapeau d’homme […] Elle a cessé d’être une donnée brutale, fatale, de la nature. Elle est devenue, tout à l’opposé, un choix contrariant de celle-ci, un choix de l’esprit » (Duras, 1984 : 19). Cette phrase pourrait indiquer qu’auparavant, elle s’est souvent sentie passive, elle a suivi la route indiquée par d’autres personnes et a toujours réagi comme il faut. En mettant le chapeau d’homme, un acte qui peut paraître très innocent, elle a le sentiment de faire quelque chose hors de ce qui est considéré comme « normal ». Il lui semble aussi que cet acte la distingue des autres femmes dans la colonie, pas seulement en ce qui concerne son apparence, mais, plus important – c’est le symbole de son choix individuel. Il nous semble que le chapeau symbolise son désir de prendre ses propres décisions, le souhait de devenir un acteur dans sa vie plutôt qu’une spectatrice. Le chapeau nous indique comment l’histoire va se dérouler.
Si le chapeau pourrait être une révolte personnelle de la jeune fille contre les attentes venant de la société autour d’elle, le reste de sa tenue (aussi provocante qu’elle puisse apparaître dans une société coloniale dans les années trente) montre plutôt son obéissance par rapport à sa mère. Même si la mère ne le dit pas explicitement, elle encourage la fille à s’habiller ainsi et à essayer d’attirer les regards des hommes : « Reste cette petite-là qui grandit et qui, elle, saura peut-être un jour comment on fait venir l’argent dans cette maison. C’est pour cette raison […] que la mère permet à son enfant de sortir dans cette tenue d’enfant prostituée. » (Duras, 1984 : 32). Peut-être que c’est plus facile pour la jeune fille d’aller à l’encontre de la société entière, puisque sa famille se trouve déjà à la marge de celle-ci à cause de sa pauvreté, plutôt que de s’opposer à sa famille, qui est l’unité à laquelle elle se sent appartenir.
La rencontre
Comme nous avons constaté dans la section précédente, les attentes envers la jeune fille sont claires, et pour cette raison il n’est pas très étonnant qu’elle s’engage dans une affaire avec un homme riche plus âgé. Plutôt, c’est son choix d’homme qui semble inattendu, car c’est clairement indiqué dans le texte qu’il s’agit d’un choix personnel: « il lui plaisait déjà sur le bac. Il lui plaît, la chose ne dépendait que d’elle seule. » (Duras, 1984 : 46). Les seules choses qu’elle savait de lui quand elle l’a choisi, c’étaient qu’il était « riche » et « non blanc ». La caractéristique « riche » était sans doute la plus importante pour la fille pauvre, mais il nous semblerait que le fait qu’il était « non blanc » ne peut pas être sans importance. Réfléchissons aux pensées de la fille : « Dès qu’elle a pénétré dans l’auto noire, elle l’a su, elle est à l’écart de cette famille pour la première fois et pour toujours » (Duras, 1984 : 44-45), bien que ce soit l’espoir de sa mère qu’elle rencontre un homme riche, elle sait que cet homme ne lui plaira pas.
Le prochain épisode dans la relation du couple a lieu dans sa garçonnière. Elle lui dit qu’il serait mieux qu’il ne l’aime pas et qu’il fasse comme il a l’habitude de faire avec les femmes. Il commence à la déshabiller, puis il s’arrête en pleurant. C’est elle qui prend en charge la situation « Et elle, lente, patiente, elle le ramène vers elle et elle commence à le déshabiller. » (Duras, 1984 : 47) « Quand elle le lui demande il déplace son corps dans le lit » (Duras, 1984 : 48). Ici, elle reçoit des attributs qui traditionnellement sont considérés comme « masculins » : le souhait de ne pas laisser les sentiments intervenir et le rôle dominant dans le lit. Il semble qu’elle est moins fascinée par son amant que par la découverte de ce que son désir évoque en elle (Waters, 2006 : 60). Elle rompt avec la conception de cette époque-là, où la femme est sentimentale, passive et manque de pulsion sexuelle. La femme idéale est un objet sexualisé qui n’a pas d’instinct sexuel et pourtant elle est hétérosexuelle. La jeune fille rompt donc encore une fois avec l’image de la « femme idéale » quand elle rêve d’Hélène Lagonelle : « Je suis exténuée du désir d’Hélène Lagonelle […] Je veux emmener avec moi Hélène Lagonelle, là où chaque soir, les yeux clos, je me fais donner la jouissance qui fait crier. » (Duras, 1984 : 88-89). Le rêve lesbien ne se réalise jamais, pourtant il contribue à montrer que la jeune fille a une pulsion sexuelle qui est propre à elle et hors des normes de sa société, ce qu’elle sait très bien. Il nous semblerait qu’en s’opposant à certaines normes, il devient plus facile pour la fille de remettre en question les autres normes aussi.
Bien qu’elle puisse briser les normes féminines dans sa relation avec l’amant, il est beaucoup plus difficile pour elle de le faire vis-à-vis de sa famille. En leur présence, elle doit faire semblant que la relation est purement une question d’argent, d’argent dont la famille entière peut bénéficier. La mère a peur que sa fille ne puisse jamais se marier, et la punit : « ma mère se jette sur moi, elle m’enferme dans la chambre, elle me bat à coups de poing » (Duras, 1984 : 71). La punition de la société arrive aussitôt : « un jour l’ordre leur sera donné de ne plus parler à la fille de l’institutrice de Sadec » (Duras, 1984 : 106). L’histoire de « la dame de Vinhlong » qui circule dans la colonie montre bien les conséquences qui attendent une femme qui ne se comporte pas comme il faut – l’isolation et la solitude (Duras, 1984 : 107).
Conclusion
Il nous semblerait que la pauvreté et les malheurs de la famille de la fille les ont mis à l’écart de la société coloniale, ce qui amène la mère à encourager sa fille à attirer l’admiration et l’argent d’hommes plus âgés. Ce contexte du départ de l’histoire va très bien avec l’image « classique » à laquelle nous avons fait référence au début. Néanmoins, les choses se déroulent différemment quand la jeune fille décide de jouer un rôle actif plutôt que de rester seulement réactive. Elle se sert de la situation pour commencer à prendre ses premières décisions individuelles. Il nous paraît que ses sentiments d’aliénation et de différence l’aident à agir au travers des normes stipulées par la société. Cependant, il s’agit d’une liberté, une rébellion qui est aussi individuelle que temporaire ; le contrôle social est immense et pour éviter l’isolation et la solitude totale, sa seule option sera l’exil. Nous pouvons constater que la relation avec l’amant est un catalyseur pour la recherche d’indépendance de la fille en même temps que la relation fait réagir la communauté blanche dans une manière qui montre bien les attentes qu’il y a envers une femme à cette époque-là.
Analyse selon l’ethnie
Nous avons montré que la phrase « jeune fille pauvre qui rencontre un homme riche plus âgé » donne certaines associations, mais si la phrase était « une fille blanche qui rencontre un homme chinois», aurait-elle altéré les choses ? Il est central pour l’histoire que l’amant est chinois, souvent il est sous-entendu que la relation n’aurait pas été considérée aussi scandaleuse s’il avait été blanc. L’ethnie, définie comme « groupement humain qui possède une structure familiale, économique et sociale homogène, et dont l’unité repose sur une communauté de langue, de culture et de conscience de groupe » (Larousse, 2015 : entrée ʺethnieʺ) est une source de différentiation essentielle pour la société coloniale. L’identité de l’amant comme « non blanc » produit des associations stéréotypées, ce qui est montré par la façon dont il a été décrit : féminin, passif et stagné. Ce sont des caractéristiques classiques, données par les colonisateurs aux populations indigènes pour justifier leur présence dans leur pays. Toutefois, l’image devient plus compliquée en considérant l’identité ambiguë de la jeune fille. Même si elle est née de deux parents blancs, elle ne s’identifie pas par évidence comme blanche. D’où vient cette ambiguïté vers son appartenance ethnique et quelles sont les conséquences liées à ce sentiment ? Quelle importance y a-t-il pour le développement de l’identité de la jeune fille qu’elle et l’amant appartiennent à différents groupes ethniques?
Le contexte colonial
Dans l’idéologie colonialiste elle-même il est implicite qu’il existe une différence et une hiérarchie entre les différentes ethnies. La présence même des Européens dans les colonies en est une preuve. Il y a aussi l’idée que c’est l’Occident, ou plus précisément l’Europe du nord, qui a le monopole de définir la modernité et la modernisation (Quijano, 1993 : 6-7). Par conséquent, la domination des colonisateurs est justifiée, ils ont une obligation d’aider ou « civiliser » et moderniser les peuples indigènes dans les colonies, ils ont une « mission civilisatrice » (Waters, 2003 : 255). Duras écrivait elle-même dans L’Empire français que la France avait sauvé l’Indochine d’ « un état de stagnation spirituelle et artistique » (citée par Waters, 2003 : 258). Ce point de vue influence également la façon dont les indigènes sont dépeints, rarement comme des personnages individualisés, mais plutôt ils font partie d’une collectivité. Un exemple est quand les habitants de Cholen sont décrits comme une cohue : « la façon qu’ils ont de marcher ensemble sans jamais d’impatience […] en marchant sans avoir l’air d’aller, sans intention d’aller » (Duras, 1984 : 58). Cette phrase montre aussi une autre caractéristique souvent donnée aux indigènes : la passivité. Décrits comme des non-individus, passifs et indolents qui ne peuvent pas se changer, ils sont mis en opposition directe par rapport aux colonisateurs blancs (Waters, 2003 : 257).
Dans l’idéologie colonialiste, il ne s’agit pas seulement de différentier les groupes ethniques et les associer avec certaines caractéristiques, il y a aussi un classement. Les blancs sont toujours la norme de l’humanité, une norme à laquelle les indigènes ne peuvent pas accéder, avec le résultat qu’ils ne sont pas considérés comme des vrais êtres humains ; les femmes indigènes ne sont pas comme les femmes blanches, par conséquence on ne les regarde pas comme des femmes, ni comme des humains, elles ont été privées de leur humanité (Lugones, 2010 : 744). L’exclusion des femmes indigènes de la catégorie « femmes » est visible dans L’Amant : « Aucune femme, aucune jeune fille ne porte de feutre d’homme dans cette colonie à cette époque-là. Aucune femme indigène non plus. » (Duras, 1984 : 19). De la même manière, les hommes indigènes sont exclus de la catégorie « homme ».
Les indigènes sont déshumanisés de plusieurs façons. Un autre exemple est qu’on les considère plus sauvages, plus liés à la nature, au contraste de l’association entre les blancs et la civilisation : « La population ici aime bien être ensemble, surtout cette population pauvre, elle vient de la campagne et elle aime bien vivre aussi dehors » (Duras, 1984 : 59). Ces images stéréotypées influencent comment les blancs regardent l’amant, même s’il n’est pas indigène, mais chinois. Venant de la Chine, il ne fait pas partie de la population colonialisée. Toutefois, sa catégorisation comme « non blanc » est indiscutable. Les images stéréotypées liées à la notion « non blanc », amènent la mère à préférer que sa fille le fréquente à cause de son argent. L’alternative, que sa fille aime ce Chinois, lui semble bien pire (Duras, 1984 : 63, 72, 110). En conséquence, la fille ne peut pas montrer ses larmes quand le bateau a quitté le port « parce qu’il était Chinois et qu’on ne devait pas pleurer ce genre d’amants » (Duras, 1984 : 130).
Pour résumer, nous pouvons dire qu’il existe une hiérarchie très claire entre les groupes ethniques dans la colonie à cette époque-là et que chaque ethnie a des caractéristiques typiques qui y sont liées. Il faut néanmoins se souvenir que la notion d’« ethnie » est une construction, et il n’est pas toujours évident de déterminer qui appartient à quel groupe ethnique. C’est particulièrement le cas pour les nombreux métis qui vivaient dans la colonie et dans la prochaine partie nous allons examiner leur situation ainsi que les tendances à une identification métisse par la jeune fille.
Le métissage
Selon Drissi, le métissage est une source de honte dans la colonie parce qu’il représente « la contamination des blancs par les Annamites » (Drissi, 2009 : 274). Selon l’idéologie de l’époque, les métis incarnaient l’échec du colonisateur de garder les « pures » caractéristiques des blancs : « Le métissé, le “mal tissé”, symbolise le mélange, l’impur et, surtout, le désordre dans l’ordre strict et policé des sociétés coloniales » (Drissi, 2009 : 274). La honte se manifeste également par le fait que les pères blancs ne veulent pas s’occuper de leurs propres enfants, on les amène au pensionnat de l’Etat où la jeune fille et Hélène Lagonelle sont les seules blanches : « Il y a beaucoup de métisses, la plupart ont été abandonnées par leur père » (Duras, 1984 : 84).
Il est donc intéressant de noter l’ambiguïté que la jeune fille porte vis-à-vis de son appartenance ethnique. Elle est née de deux parents blancs, et pourtant, à cause de la situation socio-économique de sa famille elle est parfois perçue par d’autres comme moins blanche. L’amant chinois, par exemple, déclare que « toutes ces années passées ici, à cette intolérable latitude, ont fait qu’elle est devenue une jeune fille de ce pays de l’Indochine. Qu’elle a la finesse de leurs poignets, leurs cheveux drus […] et surtout, cette peau, cette peau de tout le corps qui vient de l’eau de la pluie qu’on garde ici pour le bain des femmes, des enfants » (Duras, 1984 : 116). L’écrivain Duras avait aussi une relation compliquée avec son appartenance aux « blancs ». Dans son enfance, elle parlait vietnamien plutôt que français et elle a décrit son frère et elle-même comme « des petits enfants maigres et jaunes » à qui on a souvent demandé s’ils étaient vraiment des blancs et pas des métis (Bouthours-Paillart, 1999 : 1-3). Duras ne croyait pas que sa mère avait trompé son père et pourtant elle a choisi de s’identifier comme métisse (Bouthours-Paillart, 1999 : 1). Comme la jeune fille dans L’Amant, à certains égards, apparaît comme l’alter ego de l’auteur, on peut émettre l’hypothèse que la jeune fille aussi a choisi l’identité métisse, mais pourquoi choisir d’appartenir à un groupe généralement méprisé, plutôt qu’appartenir aux « blancs » ? Il est peut-être vrai, comme Drissi a dit, que le travail de la mère dans une école pour indigènes, une des positions les plus basses dans la hiérarchie de la société blanche, a fait qu’elle n’appartient à aucun groupe ethnique. La jeune fille est très tôt exclue du cercle des enfants blancs à cause de sa mère et n’a jamais eu l’occasion de sentir une appartenance à ce groupe-là, elle est « inclassable » (Drissi, 2009 : 275).
En bref, cela veut dire que notre image d’une fille blanche qui rencontre un homme chinois, est devenue plus complexe. Pourtant, dans les yeux de la société coloniale la jeune fille est sans doute blanche, et cela provoque les réactions hostiles qu’elle rencontre par rapport à son choix d’amant. Pour nous, il est cependant important de nous souvenir de l’ambiguïté de la fille vis-à-vis de son appartenance ethnique, pour mieux comprendre quel impact la rencontre avec l’amant a eu pour le développement de l’identité personnelle de la fille.
La rencontre
Quand la fille rencontre l’amant sur le bac, sa première impression, et la première description de lui, c’est que « ce n’est pas un blanc » (Duras, 1984 : 25). C’est la seule chose qui est vraiment importante à dire par rapport à lui, qu’il n’est pas blanc, qu’il ne fait pas partie de la norme. Peu importe son ethnie exacte, le commentaire « pas blanc » nous donne apparemment toute l’information dont nous avons besoin, à part sa richesse. Ensuite nous apprenons que l’amant se sent nerveux en s’approchant de la fille : « C’est visible, il est intimidé. […] Sa main tremble. Il y a cette différence de race, il n’est pas blanc, il doit la surmonter, c’est pourquoi il tremble. » (Duras, 1984 : 41). La hiérarchie raciste, dont nous avons déjà parlé, devient encore plus claire dans cette phrase-là. L’amant se sent nerveux car il a osé s’approcher d’une fille blanche, osé croiser la barrière qui existe entre les groupes ethniques, même s’il a seulement parlé avec la fille. La honte liée au métissage est si forte que le simple contact entre eux apparait comme impropre. La fille comprend cette inquiétude et elle devient plus confiante en elle-même par cette connaissance, elle a l’impression que c’est elle qui l’a choisi en acceptant son invitation d’aller le rejoindre dans sa limousine.
Leur rencontre est donc un signe révélateur des inégalités entre les ethnies, mais de quelle façon le développement de l’identité personnelle de la fille est-il influencé par leur relation ? Nous avons déjà discuté l’ambiguïté que la fille a vis-à-vis de son appartenance ethnique. Est-ce que cela change quand elle a rencontré l’amant ? Selon Drissi, la relation entre la fille et l’amant, et la fusion de leurs corps blanc et jaune, rendent la fille plus métisse. A son avis, ce métissage choisi de l’héroïne est important « parce qu’elle est exclue et qu’elle s’exclut elle-même du cercle blanc » (Drissi, 2009 : 178). L’argument est ainsi qu’une identité métisse éventuelle de la fille s’est fortifiée par la relation et que c’est un choix actif. C’est un argument que nous trouvons tout à fait valide, pourtant il y a d’autres aspects de cette relation que nous voudrions également prendre en compte. Par exemple la manière dont l’amant a été décrit quand ils se trouvent dans sa garçonnière. Il pleure, il a un « corps [qui] est maigre, sans force, sans muscles » (Duras, 1984 : 48). Bref, il est le contraire de l’homme idéal de l’Occident, même si on peut argumenter qu’il est conforme avec l’homme idéal du confucianisme (Waters, 2006 : 60-61). Cela pourrait être une coïncidence, mais quand l’amant est dépeint comme un homme sans aucune détermination ou résistance, il semblerait qu’il soit une victime des préjugés ethniques. Il n’a pas réussi à terminer ses études, il n’ose pas s’opposer à son père par rapport à la question de son mariage, il est donc l’incarnation de l’indigène passif qui ne peut pas changer. La fille, au contraire, est en train d’obtenir son deuxième baccalauréat, et de se révolter contre sa mère. Elle prend des décisions actives dans sa vie et elle est beaucoup plus conforme à l’idéal blanc comme étant un individu actif, dynamique et civilisé. Pour ces raisons, nous voudrions dire que si la fille devient « plus métisse » par la relation avec l’amant, cela ne veut pas dire qu’ils sont devenus des égaux. Il est toujours sans aucun doute jaune, et la fille restera toujours, sinon blanche, une métisse en tout cas, ce qui dans les yeux de cette société vaut toujours mieux qu’être jaune.
Conclusion
Les structures de discrimination ethnique sont très visibles dans la société coloniale de l’Indochine qui a été décrite dans ce livre. Les blancs essayent de justifier leur présence en donnant au peuple indigène des caractéristiques inférieures par rapport aux leurs. Pour cette raison, le métissage ou le mauvais tissu d’ethnies devient quelque chose de honteux, c’est la preuve qu’on a rendu plus faible « la race blanche ». Pour cela, il est intéressant d’observer que ce n’est pas sans réservation que la jeune fille se perçoit comme blanche. C’est probablement à cause de l’emploi de sa mère qu’elle n’a jamais été complétement acceptée parmi les blancs et par conséquent elle ne s’est jamais vraiment identifiée comme appartenant à ce groupe-là. Il serait possible d’argumenter que la fille cherche la compagnie de l’amant chinois pour fortifier une partie « métisse » de son identité. Sa relation avec l’amant est cependant une reproduction classique des rôles stéréotypés qui sont donnés aux blancs et jaunes dans la société coloniale. Selon nous, il semblerait que la relation aide la fille à s’éloigner de son identité blanche, mais en même temps elle participe à renforcer des images stéréotypées et racistes qui entourent toute la société coloniale. Cela montre la difficulté d’échapper et briser ces normes sous-jacentes.
Analyse de classe
Une fille pauvre qui rencontre un homme riche. Encore une fois il nous semble qu’il s’agit d’une histoire qui a déjà été reproduite des milliers de fois, avec une domination à sens unique. Comme l’histoire se déroule dans l’Indochine des années trente, il est cependant extrêmement difficile de séparer la problématique de classe de celle du colonialisme. Il est même possible d’argumenter que le colonialisme est la manifestation ultime du capitalisme (et donc, de la domination de classe), parce que même si le colonialisme dit avoir l’humanisme et la mission civilisatrice comme but, son objet principal est d’offrir le profit maximum à son élite en exploitent les masses colonisées (Waters, 2006 : 26). Au premier abord, on peut être tenté de conclure que ce mélange de colonialisme et de capitalisme a créé un système de domination binaire, avec seulement des colonisateurs dominants et des colonisés dominés. Cependant, en regardant la situation plus profondément, nous nous rendons compte qu’il s’agit d’une relation plus complexe, dans laquelle la couleur de peau peut décider l’appartenance de classe et vice versa. Les frontières entre les différents groupes sont donc floues et c’est pour cette raison qu’il nous semble intéressant d’étudier dans quelle manière la relation entre la fille et son amant influence leur appartenance de classe.
Le contexte colonial
Dans une société de classe, la définition d’une classe sociale est, selon Larousse, un « groupe d’individus ayant une place historiquement déterminée au sein de la société et se distinguant par son mode de vie […] son idéologie et, pour les marxistes, par sa place dans le processus de production » (Larousse, 2015 : entrée ʺclasse socialeʺ). Les différences entre les classes sociales dans le processus de production font le lien entre la société de classe et le capitalisme : le capitalisme est un « régime politique, économique et social dont la loi fondamentale est la recherche systématique de la plus-value, grâce à l’exploitation des travailleurs, par les détenteurs des moyens de production » (Larousse, 2015 : entrée ʺcapitalismeʺ). La contribution du colonialisme au capitalisme est d’avoir construit des idées raciales stéréotypées qui stipulent que certaines races sont mieux adaptées à certains travaux, le colonialisme donnant au capitalisme les moyens pour se développer mondialement (Waters, 2006 : 33). Il est donc clair que, même si le colonialisme se justifie par un discours humaniste, le but est toujours, comme nous l’avons déjà fait remarquer, « to amass maximum profit for the colonial elite through the exploitation of the labour and resources of the colonialized masses » (Waters, 2006 : 26). Cette relation se montre à grande et à petite échelle dans L’Amant, par exemple tous les indigènes dans le livre sont dépeints soit comme des domestiques (comme Dô), soit comme des paysans (comme ceux qui habitent dans la concession de la famille). On ne parle nulle part des indigènes qui sont riches ou des entrepreneurs, ces notions ne peuvent pas coexister, le seul rôle qui existe pour les indigènes est celui du prolétaire. Selon Waters, l’idéologie coloniale a donc produit un prolétariat basé sur des critères ethniques pour justifier son exploitation (Waters, 2006 : 33). Il est vrai que ce mélange des classes sociales et de groupes ethniques est une caractéristique essentielle pour la société coloniale dans laquelle notre histoire se déroule. D’après Waters, le mélange rend possible une catégorisation de classe basée sur des traits ethniques ainsi qu’une catégorisation d’ethnie basée sur l’appartenance de classe (Waters, 2006 : 33).
Il n’y a donc pas seulement les indigènes qui sont catégorisés comme des paysans ou des ouvriers à cause de ce système. Cela marche également dans l’autre sens. L’élite capitaliste dans la société coloniale devient encore plus blanche grâce à sa richesse en même temps que les occidentaux pauvres sont partiellement exclus de la catégorie « blanche » (Waters, 2006 : 33-34). Cela a pour conséquence que, plutôt qu’être présentée comme une société binaire avec des occidentaux dominants et des indigènes dominés, nous trouvons dans L’Amant une société dans laquelle les frontières entre les classes sociales sont beaucoup plus floues qu’on aurait pu le croire, avec des classes sociales qui se trouvent hors de ce système binaire.
Les classes sociales échappant au système binaire
La famille de la jeune fille représente bien la zone floue dans la société coloniale. Étant bien sûr des blancs, ils sont pourtant vus comme « moins blancs » à cause de leur pauvreté, comme si le fait d’être blanc sans être riche était un échec honteux : « nous étions des enfants blancs, nous avions honte, nous vendions nos meubles, mais nous n’avions pas faim » (Duras, 1984 : 12). Ici, Duras rend visible une classe intermédiaire, qui n’est pas au même niveau que les indigènes dans la hiérarchie ethnique car ils sont blancs et ils n’ont pas faim. Pourtant, ils sont clairement distingués des blancs riches, ils font partie du groupe exploité, opprimé et leur situation précaire leur fait honte (Hsieh, 1996 : 60). Selon Waters, la situation intermédiaire de la classe des blancs pauvres se montre également par le fait qu’elle vit plus proche physiquement de la population indigène (Waters, 2006 : 35). La fille fait ses voyages dans le car destiné aux indigènes et elle habite dans une pension dans laquelle elle est presque la seule fille blanche (Duras, 1984 : 16, 84). Il faut alors se souvenir que quand nous parlons du système capitaliste et de l’élite blanche, ce sont les capitalistes blancs dont nous parlons et pas tous les blancs.
De même que la famille de la jeune fille se trouve en dehors des catégories « blancs dominants » et « indigènes dominés », l’amant chinois échappe aussi à ces catégories. Waters écrit que grâce au fait qu’il vient de Chine, un pays impérial également, il n’a pas la même place que les indigènes Annamites, il échappe à cette catégorisation dans la hiérarchie raciale (Waters, 2006 : 76-78). Il est riche, et le système capitaliste le voit comme plus important que les indigènes prolétarisés et les blancs pauvres, mais le colonialisme résiste à cette exception et veut le catégoriser comme étant plus « bas » que les blancs pauvres, malgré le fait qu’il soit capitaliste (Hsieh, 1996 : 61). Ainsi, nous pouvons conclure que le rôle de l’amant dans la société coloniale de l’Indochine est ambigu, il ne fait partie ni des exploités, ni des privilégiés ou, si l’on veut, il fait partie des deux groupes en même temps.
La rencontre
Le jour de la rencontre sur le bac, c’est donc une fille qui a perdu une partie de son statut de « dominant », de jeune fille « blanche », à cause de sa pauvreté, qui rencontre l’amant chinois. Pourtant elle est toujours plus blanche que l’amant, ce qui explique la nervosité de cet homme lorsqu’il s’approche d’elle (Duras, 1984 : 41), même s’il est beaucoup plus riche, et à plusieurs égards beaucoup plus privilégié qu’elle. Leurs différentes places dans la hiérarchie capitaliste et dans la hiérarchie colonialiste les rendent plus égaux que cela aurait été le cas dans une société purement capitaliste. Il est cependant clair que leur relation est basée sur un accord de transfert d’argent. Comme nous avons déjà constaté, la mère a pendant quelque temps encouragé la fille à attirer les regards d’hommes pour gagner de l’argent (Duras, 1984 : 32). Pendant son premier voyage dans l’auto noire, quand l’amant est en train de parler, la fille attend seulement qu’il mentionne la grandeur de sa fortune : « Elle écoutait, attentive aux renseignements de son discours qui débouchait sur la richesse, qui aurait pu donner une indication sur le montant des millions » (Duras, 1984 : 44). Plus tard, quand l’amant lui demande si elle l’a choisi seulement pour son argent, elle confesse ne pas savoir la réponse : « Il me dit : tu es venue parce que j’ai de l’argent. Je dis que je le désire ainsi avec son argent, que lorsque je l’ai vu il était déjà dans cette auto, dans cet argent, et que je ne peux donc pas savoir ce que j’aurais fait s’il en avait été autrement. » (Duras, 1984 : 50). Après ce dialogue, il lui assure qu’il va lui donner de l’argent (Duras, 1984 : 50). Toutes ces citations indiquent que la relation se constitue à partir du transfert de l’argent. Un homme riche qui achète les services d’une fille pauvre dont la famille est financièrement désespérée. Comment peut-on argumenter que leur relation est plus complexe que cela ? Comment la logique colonialiste peut-elle rendre plus nuancée cette exploitation classique ?
Il nous semble clair que la relation commence grâce à la richesse de l’amant, et c’est probablement aussi la raison la plus forte pour laquelle la jeune fille continue de s’y investir. Ce qui nous intéresse cependant, c’est ce que la relation fait aux amants une fois qu’ils l’ont commencée. Les deux personnages se trouvent déjà, au début du récit, hors du système binaire du colonialisme : dans un sens ils sont privilégiés, dans un autre sens ils appartiennent aux groupes dominés. Il semblerait que leur relation fortifie leurs sentiments respectifs d’aliénation. Les amants et leur relation deviennent encore plus inclassables qu’au début, ce qui n’est vu comme désirable ni par les colons blancs, qui voient la relation comme une désobéissance à leurs conventions (Hsieh, 1996 : 58), ni par le père de l’amant : « Chaque soir cette petite vicieuse va se faire caresser le corps par un sale Chinois millionnaire » (Duras, 1984 : 106) ; « On dit que c’est un Chinois, le fils du milliardaire […] Même lui, au lieu d’en être honoré, il n’en veut pas pour son fils. Famille de voyous blancs » (Duras, 1984 : 105). Compte tenu de ces citations, nous soutenons que même pour les personnes qui se trouvent hors du système binaire, l’interaction entre les classes est fortement découragée et la punition, en forme de commérages et d’isolation, est immédiate.
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Table des matières
1.0 Introduction
2.0 Analyse du genre
2.1 Le contexte du début
2.2 La fille au départ
2.3 La rencontre
2.4 Conclusion
3.0 Analyse selon l’ethnie
3.1 Le contexte colonial
3.2 Le métissage
3.3 La rencontre
3.4 Conclusion
4.0 Analyse de classe
4.1 Le contexte colonial
4.2 Les classes sociales échappant au système binaire
4.3 La rencontre
4.4 Conclusion
5.0 Analyse intersectionnelle
5.1 Discussion
6.0 Conclusion générale
Bibliographie
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