Les entreprises agricoles intégrées comme symbole du nouveau capitalisme agricole
Depuis le début des années 2000 émergent en France, dans le secteur agricole et plus particulièrement dans la filière des fruits et légumes , des exploitations agricoles aux stratégies organisationnelles atypiques, caractérisées par de nouvelles formes d’agencements capitalistiques (capital foncier, capital d’exploitation) et d’organisation du travail. Alors même que l’agriculture s’est pour l’essentiel appuyée en France sur des exploitations de taille moyenne de type familiales, elles incarneraient aujourd’hui les représentantes de l’agriculture « intensive » ou « industrielle ». Ces grandes entreprises intégrées, souvent qualifiées dans la presse de « méga fermes » , apparaissent dans l’imaginaire collectif comme l’opposé de l’exploitation familiale et aux antipodes d’une agriculture « alternative » ou « paysanne » . Elles sont, selon nous, les marqueurs d’une rupture avec le capitalisme agricole traditionnel étudié notamment par Karl Marx (2019 [1847], 1969 [1851], 2008 [1867]), Max Weber (1986 [1892]) ou en France par Claude Servolin (1972) et Jacques Rémy (1987a). Elles témoignent de l’émergence d’un « nouveau capitalisme agricole », que nous étudions à la lumière d’une de ses manifestations .
A la recherche d’une définition de la grande entreprise agricole
Ces entreprises de production, les sciences sociales s’en sont également saisies, et ont tenté de les définir. Qualifiées par les uns de « firmes agricoles » (Anseeuw, Ducastel et Boche, 2012 ; Hervieu et Purseigle, 2013a ; Nguyen et Purseigle, 2012 ; Olivier-Salvagnac et Legagneux, 2012), de « grandes exploitations » (Barral, 2015 ; Dubuisson-Quellier et Giraud, 2010), ou par les autres de « mega farms » (Deininger, Nizalov et Singh, 2013) ou de « large farms » (Adamopoulos et Restuccia, 2014), elles occupent une place singulière dans un ensemble de recherches qui s’amplifient tant en France qu’à l’international. Les dénominations se multiplient et avec elles le flou s’installe. De quelles entreprises parle-t-on plus précisément et suivant quelle définition ? Une firme est-elle une grande ou une très grande entreprise ? Les grandes entreprises agricoles sontelles toutes des firmes ?
Quand les auteurs prennent la peine de les définir et de mettre en exergue les ressorts de leurs catégorisations, on peut se rendre compte que les variables diffèrent. Pour l’INSEE et pour le MINISTERE DE L’AGRICULTURE (au travers du recensement agricole), une entreprise agricole est une grande entreprise lorsqu’elle possède une PBS (Production Brute Standard) supérieure à 100 000 euros. Elle devient une « très grande exploitation » lorsqu’elle dépasse les 250 000 euros de PBS. Or, les catégorisations au prisme des critères économiques posent problème : d’une part, parce que le nombre d’entreprises agricoles potentiellement « grandes » et « très grandes » sur le territoire français est moindre comparé aux petites et aux moyennes exploitations, leurs indices sont compris entre un minimum et un maximum plus important, les rendant dans le même temps potentiellement plus hétérogènes. Les petites exploitations ont une PBS entre 0 et 25 000 euros; les moyennes exploitations entre 25 000 et moins de 100 000 euros ; les grandes exploitations entre 100 000 euros et 250 000 euros ; les très grandes supérieures à 250 000 euros. Certaines entreprises agricoles étudiées se trouvent donc dans la même catégorie (celle des grandes entreprises agricoles) alors qu’elles sont très différentes les unes des autres pour ce qui est du nombre de salariés, d’hectares cultivés et d’organisation globale du travail. D’autre part, la catégorisation par les critères économiques ne peut faire l’impasse d’un travail de terrain indispensable à la caractérisation de ces formes d’exploitations agricoles émergentes ainsi qu’à l’étude des processus sociaux et des réalités sociales à l’œuvre en leur sein.
Des observations pour dépasser la notion de « firmes agricoles »
Certains auteurs ont tenté de dépasser ces approches en mêlant caractéristiques économiques et processus sociaux dans leurs définitions. Pour François Purseigle et Geneviève Nguyen (2012), la firme agricole est une hybridation de formes déjà existantes et constitue plus l’idéal-type d’une grande entreprise agricole qu’un modèle bien défini. Ils définissent alors la firme autour de quatre variables : la gouvernance des actifs et la gestion opérationnelle de l’exploitation, les caractéristiques et la gestion de la main d’œuvre, la capacité d’innovation et enfin le degré d’insertion dans le territoire, les filières et le marché.
Selon eux, la firme idéale-typique est caractérisée par les traits suivants : des modalités de gouvernance et de gestion opérationnelle atypiques qui reposent sur une multiplicité des sphères de prise de décision ayant chacune leurs finalités propres, ce qui conduit à un découpage de l’entreprise de production agricole en unités fonctionnant en « mode projet » ; un niveau élevé d’investissement financier et technologique, lié à une mobilisation conséquente de ressources matérielles et immatérielles d’origine non agricole ; une dynamique d’innovation institutionnelle et organisationnelle, qui va avec l’invention de modalités nouvelles de prise de décision et de « management » ; un recours au salariat et/ou à la délégation d’activités, qui crée des rapports sociaux relativement originaux ; une optimisation du portefeuille d’activités et une maximisation du profit, une stratégie de croissance reposant sur la recherche et le développement d’une expertise (fiscale, agronomique, juridique) qui tend à s’abstraire des réseaux organisationnels formels (organisations professionnelles agricoles – OPA) ; la nature plutôt « nomade » de l’activité et le degré souvent faible de la relation au territoire, ce qui, dans certains cas, peut aller jusqu’à ce que nous avons nommé, dans d’autres publications, une « approche a-territoriale de l’activité agricole » (Nguyen et Purseigle, 2012). Les auteurs distinguent quatre figures de firmes agricoles (Purseigle, Nguyen et Blanc, 2017) : la grande firme à dominante tant financière et spéculative qu’agricole ; des firmes de groupes (associations de producteurs, réseaux d’entreprises…) ; des firmes commerciales de production (reposant sur la mobilisation d’entreprises de sous-traitance notamment) et des firmes incarnant de nouvelles formes nouvelles d’intégration vers l’amont agricole.
Cette construction interdisciplinaire d’idéaux-types de la firme de production agricole est indispensable pour saisir la diversité des nouveaux phénomènes à l’œuvre dans les mondes agricoles et les évaluer. Néanmoins, les entreprises agricoles étudiées dans le cadre de notre thèse renvoient à des réalités (sociales, économiques, organisationnelles…) qui empruntent aux différentes figures . En outre, elles ne correspondent que partiellement aux organisations étudiées par la sociologie (et l’économie) qui s’intéressent aux firmes (Berle et al., 1933 ; Chandler, 1989 ; Coase, 1937 ; Fligstein, 1990 ; Foureault, 2014 ; François et Lemercier, 2016 ; François et Reverdy, 2015).
|
Table des matières
Introduction générale
Plan de la thèse
CHAPITRE I La construction d’un objet sociologique jusqu’alors ignoré : les chefs de culture
I – De la mise en lumière des grandes exploitations au triomphe de la petite exploitation :
l’étude sociologique de la pénétration du capitalisme dans l’agriculture
II – Des effets de la gestionnarisation et de la professionnalisation des chefs de culture
III – Les usages multiples de la professionnalisation
IV – Une enquête multisituée et en immersion
Conclusion du chapitre I
CHAPITRE II Les chefs de culture dans l’histoire : entre profession providentielle et fonction proscrite
I – De l’existence sociale au programme d’institutionnalisation des chefs de culture : la naissance d’un salarié agricole providentiel
II – De la fin de la Seconde Guerre mondiale à la signature du traité de Rome :
l’institutionnalisation fragile des chefs de culture
III – De l’exploitation à l’entreprise agricole de fruits et légumes : entre agriculture de
salariés et agriculture de groupe
Conclusion du chapitre II
CHAPITRE III Les chefs de culture des entreprises agricoles intégrées : « têtes de pont » du nouveau capitalisme agricole
I – Représentations et pratiques des chefs de culture des entreprises agricoles intégrées
II – De l’importance sociale des chefs de culture : professionnalisme et dominance
professionnelle
III – Les bras droits de la rationalisation : un passage par les normes
Conclusion du chapitre III
CHAPITRE IV Des « têtes à gnons » : déstabilisation du groupe professionnel des chefs de culture des entreprises agricoles intégrées
I – Un triple processus de déstabilisation externe au groupe professionnel
II – Une segmentation interne du groupe professionnel des chefs de culture : genre, normes professionnelles, filiation
Conclusion du chapitre IV
CHAPITRE V Des mobilisations sans intermédiaire : les résistances individuelles et collectives des salariés
I – Des résistances individuelles et collectives
II – Une mise à distance des corps intermédiaires : stigmatisations et stratégies de
contournement
Conclusion du chapitre V
Conclusion générale
Télécharger le rapport complet