Le genre utopique, dont les origines ne font pas l’objet d’un consensus, a connu au fil du temps nombre de transformations, tant dans sa forme que dans sa dรฉfinition et sa rรฉception. Les utopies anciennes ou prรฉ-utopies – mythe de l’รge d’or, Arcadie, millรฉnarisme et Pays de Cocagne – associent la vie idรฉale ร la bienveillance d’une force supรฉrieure ou encore ร un passรฉ rรฉvolu. De son cรดtรฉ, ce que Raymond Trousson appelle l’utopie traditionnelle ou classique, et dont le texte fondateur est L’Utopie de Thomas More (1516), propose un ยซ modรจle idรฉalย ยป et statique de sociรฉtรฉ, dans lequel l’harmonie naรฎt de structures sociales mises en place par l’homme. L’apparition, dans les rรฉcits utopiques, du hรฉros ยซ problรฉmatique ยป, que Trousson situe au XVIIIe siรจcle, permet toutefois aux utopies modernes de mettre en lumiรจre le caractรจre totalitaire de l’utopie traditionnelle. Cette tendance favorise l’รฉmergence des anti-utopies des xrxe et XXe siรจcles dans lesquelles on assiste ร une vision cauchemardesque du monde plutรดt qu’ร un modรจle social idyllique. Depuis les annรฉes 1960, on observe le retour d’une รฉcriture utopique plus positive que celle des anti-utopies, que Tom Moylan nomme ยซ critical utopia ยป, qui entremรชle souvent eutopie et dystopie et qui a su donner un nouveau souffle au genre utopique. Comme le soulignent Krishan Kumar et George Woodcock, ยซ l’utopie est nรฉe de l’inquiรฉtude face ร l’รฉvolution de la sociรฉtรฉ, tant sur le plan politique et รฉconomique que sur le plan social et cultureIย ยป. Ceci implique un lien รฉtroit entre utopie et critique sociale. Plusieurs chercheurs considรจrent que l’รฉcriture utopique origine d’un malaise face ร la sociรฉtรฉ dans laquelle รฉvolue son auteur. Pour Bronislaw Baczko, elle est ยซ une vision globale de la vie sociale qui est radicalement opposรฉe ร la rรฉalitรฉ sociale existante et, par consรฉquent, radicalement critique ยป.
C’est justement de cette ligne de pensรฉe qu’รฉmerge la problรฉmatique de notre mรฉmoire. C’est pourquoi nous nous proposons d’examiner la maniรจre particuliรจre dont la critique sociale est exprimรฉe dans ce type de rรฉcit et, pour ce faire, nous nous intรฉresserons ร deux utopies critiques quรฉbรฉcoises contemporaines : Le silence de la Citรฉ (1981) et Chroniques du Pays des Mรจresย (1992), d’รlisabeth Vonarburg.
Les Chefferies: barbarie post-apocalyptiqueย
Aprรจs les catastrophes qui ont menรฉ au ยซ Dรฉclinยป de l’humanitรฉ, les survivants situรฉs ร l’extรฉrieur des ยซ Citรฉs ยป souterraines ont dรป bรขtir une nouvelle sociรฉtรฉ ร partir de ruines. En effet, le Dรฉclin, survenu trois siรจcles avant le dรฉbut de l’action du Silence de la Citรฉ, a non seulement occasionnรฉ d’importantes pertes matรฉrielles, mais aussi l’anรฉantissement de connaissances issues de millรฉnaires d’รฉlaboration des techniques et de construction de la pensรฉe. Cette dรฉgradation de la civilisation a, bien sรปr, entraรฎnรฉ maintes consรฉquences. Ainsi, les dommages matรฉriels combinรฉs ร la dรฉtรฉrioration des savoirs scientifiques et moraux ont conduit ร des conditions de vie misรฉrables, tant sur le plan physique que psychologique.
Prรฉcaritรฉ des conditions de vie ร ยซ l’Extรฉrieurยป : misรจre, totalitarisme et hรฉgรฉmonie masculineย
Si la somme des connaissances accumulรฉes par l’espรจce humaine est demeurรฉe intacte dans les Citรฉs souterraines, il n’en est pas de mรชme ยซ Dehors ยป, dans les Chefferies, ces communautรฉs composรฉes principalement de femmes et nรฉanmoins dirigรฉes uniquement par les hommes. Confrontรฉs ร la dรฉgradation de l’environnement ainsi qu’ร un grand nombre de mutations, les habitants de la surface se sont retrouvรฉs dans un contexte de survie, ce qui les a conduits ร oublier les dรฉtails historiques du Dรฉclin ainsi que l’existence mรชme des Citรฉs. Laissรฉe ร elle-mรชme, leur sociรฉtรฉ a rรฉgressรฉ vers un รฉtat relativement primitif. Voici en quels termes Paul, habitant d’une Citรฉ, parle des Chefferies: ยซ Tu as vu comment c’est, Dehors, n’est-ce pas? La vie est trรจs diffรฉrente d’ici. Les gens sont encore sauvages, Dehors. Je t’ai expliquรฉ pourquoi … 38 ยป Ce primitivisme, loin de la pastorale, a principalement des effets nรฉgatifs sur la sociรฉtรฉ reprรฉsentรฉe, qui apparaรฎt dystopique. En effet, les conditions de vie dans les Chefferies relรจvent du cauchemar en de nombreux points. D’abord, les ressources des communautรฉs de l’Extรฉrieur sont particuliรจrement archaรฏques. Ainsi, les rares bรขtiments habitables sont en ruines et les objets utilitaires ainsi que les matรฉriaux sont rudimentaires, comme le montrent bien ces passages: ย ยป La salle haute et large, de forme hexagonale, a dรป รชtre le hall principal d’une banque ou d’une grande sociรฉtรฉ. Les comptoirs ont disparu, et des fenรชtres ont รฉtรฉ percรฉes dans le mur (รฉtroites et hautes, obturรฉes par un verre รฉpais, ร peine translucide ; toute la lumiรจre est prodiguรฉe par des lampes ร l’huile et d’รฉnormes chandeliers). (SC, p. 48) ย ยป . ย ยปLa plate-forme est faite de blocs de bรฉton brisรฉs et jure atrocement avec le carrelage noir et blanc, intact et lisse, du plancher. On a dรป le sentir, car on a jetรฉ sur elle des peaux et des tapis, et il n’en apparaรฎt que des morceaux lร oรน les tapis ne se recouvrent pas. (SC, p. 49) ย ยป . ย ยป Derriรจre les hommes, รlisa peut apercevoir un rectangle surรฉlevรฉ, entourรฉ de bancs de bรฉtons ornรฉs de mosaรฏque bleue: une ancienne fontaine dรฉcorative, maintenant vide; mais il y a du sable dedans, avec des jouets d’enfants: vieux morceaux de plastique dรฉcolorรฉs, bouts de bois, balles, boรฎtes. (SC, p. 100) ย ยป .
Ces trois extraits illustrent bien la dรฉsolation matรฉrielle des Chefferies en la mettant en contraste avec les vestiges plus raffinรฉs de la civilisation disparue. La ยซ salle haute et large ยป, synonyme de puissance, fait donc face au verre grossier des fenรชtres tandis que les ยซ blocs de bรฉton brisรฉsยป jurent ยซ atrocementยป avec la finesse du carrelage ancien. L’รฉcart est tout aussi marquรฉ entre l’ornementation sophistiquรฉe de la fontaine antique et la rusticitรฉ des jouets qui s’y retrouvent. Ces antithรจses ont pour effet de mettre en relief l’รฉtat de pauvretรฉ dans lequel รฉvoluent les communautรฉs de l’รจre des Chefferies. De plus, l’insertion, dans ces passages, d’artefacts tรฉmoignant de la grandeur de l’ancienne civilisation constitue un rappel de ce qui a รฉtรฉ perdu. รtant donnรฉ qu’il est possible de considรฉrer que l’action du Silence de la Citรฉ reprรฉsente un futur fictif de notre sociรฉtรฉ actuelle, l’accent mis sur la dรฉchรฉance tient lieu d’avertissement en suggรฉrant l’รฉventualitรฉ de consรฉquences nรฉgatives associรฉes ร notre mode de vie. D’ailleurs, certains รฉlรฉments de ce mode de vie sont clairement ciblรฉs:ย ย ยป Grand-Pรจre aussi, Desprats, lui a expliquรฉ, souvent. Les accidents nuclรฉaires accumulรฉs, les pollutions, les petites guerres partout, et trop de gens, et juste assez ร manger, et la Terre elle-mรชme qui se fรขche, les tremblements de terre, les volcans rรฉveillรฉs, les climats qui changent, les famines, les รฉpidรฉmies et enfin les grandes marรฉes, qui ont changรฉ l’aspect des continents. (SC, p. 36)ย ย ยป .
Ici, ce sont des dangers potentiels d’une expansion sans bornes de l’espรจce humaine et de sa consommation excessive, รฉpuisant les ressources naturelles, qu’il est question. D’ailleurs, certains des mots mis en italique dans le texte original font rรฉfรฉrence ร des effets dรฉjร connus de la surconsommation ainsi que de la surproduction industrielle qui l’accompagne, tels que la pollution, les changements climatiques qu’elle entraรฎne et la hausse du niveau des ocรฉans qui en rรฉsultent. De plus, les accidents nuclรฉaires ainsi que les guerres dont il est question sont aussi des problรจmes connus de la sociรฉtรฉ d’aujourd’hui. Cette accentuation est donc un moyen de mettre en relief les composantes de la situation actuelle qui pourraient bien, dans l’un des avenirs possibles, dรฉgรฉnรฉrer, si les actions adรฉquates ne sont pas posรฉes. De plus, dans le Silence de la Citรฉ, les contrecoups de la dรฉtรฉrioration massive de l’environnement ne se limitent pas ร l’aspect physique de la vie. La prรฉcaritรฉ des conditions de vie, en monopolisant les forces et l’attention des individus, n’est pas sans faire obstacle ร leur investissement dans un processus de changement social long et complexe en vue d’amรฉliorer leur sort. Ainsi, les habitants des Chefferies subissent les consรฉquences de la tyrannie des chefs de guerre sans broncher, tandis que les femmes n’osent s’รฉlever contre l’hรฉgรฉmonie masculine.
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Table des matiรจres
INTRODUCTIONย
CHAPITRE 1. De deux situations dystopiques dans Le silence de la Citรฉ: la vie dans les Chefferies et dans la Citรฉย
1.1 Les Chefferies: barbarie post-apocalyptique
1.1.1 Prรฉcaritรฉ des conditions de vie ร ยซ l’Extรฉrieurยป : misรจre, totalitarisme et hรฉgรฉmonie
masculine
1.1 .2 Ignorance, superstition et vulnรฉrabilitรฉ
1.2 La Citรฉ: cauchemar dans la tour d’ivoire
1.2.1 Les artifices de la technologie et la dรฉshumanisation de l’รชtre humain
1.2.2 Dรฉtresse et dรฉviance
1.2.3 Puissance et mรฉgalomanie ou quand l’homme se prend pour Dieu
1.2.4 L’รชtre humain instrumentalisรฉ
1.3 Les relations entre la Citรฉ et les communautรฉs de l’Extรฉrieur: portrait d’un
impรฉrialisme
CHAPITRE 2. Le renversement des situations dystopiques : rรฉvolution et รฉmancipation dans Le silence de la Citรฉย
2.1 Rรฉvolution dans les Chefferies: d’opprimรฉes ร oppresseurs
2.1.1 Quand la tyrannie appelle la rรฉvolte
2.1.2 Le baptรชme du sang de Judith ou le refus de la paix
2.1.3 La voie de la violence et ses consรฉquences
2.2 L’รฉmancipation d’รlisa ou le deuil de la lรฉgรจretรฉ de l’enfance
2.2.1 La prise de conscience laborieuse d’รlisa ou la rรฉsistance au changement
2.2.2 La rรฉbellion d’รlisa ou quand le changement est inรฉvitable
2.2.3 รlisa et la conquรชte de son libre arbitre ou l’acceptation du changement
CHAPITRE 3. De deux situations eutopiques dans Le silence de la Citรฉ et Chroniques du Pays des Mรจres: la vie dans la communautรฉ de Bois-du-Lac et au Pays des Mรจresย
3.1 Modรฉration
3.1.1 Simplicitรฉ volontaire et culture de l’indรฉpendance au Pays des Mรจres
3.1.2 Vie pastorale et ascรฉtisme ร Bois-du-Lac
3.2 Harmonie
3.2.1 Ordre, obรฉissance civile et pacifisme au Pays des Mรจres
3.2.2 Recherche de la sรฉrรฉnitรฉ ร Bois-du-Lac
3.3 Unitรฉ et but existentiel commun
3.3.1 Le Pays des Mรจres: tous pour la prรฉservation des Lignรฉes
3.3.2 Bois-du-Lac : tous pour la rรฉalisation du Projet
CHAPITRE 4. La fin de l’utopie. Ouverture au changement dans Le silence de la Citรฉ et Chroniques du Pays des Mรจres: vers une sociรฉtรฉ dynamique et vers l’utopie critiqueย
4.1 Critique du genre canonique de l’utopie classique: fermeture, bonheur collectif et souffrance individuelle
4.1.1 Bonheur collectif et souffrance individuelle au Pays des Mรจres: Service ou sacrifice?
4.1.2 Bois-du-Lac : une enclave gรฉographique et idรฉologique
4.2 Vers l’ouverture au changement et vers l’utopie critique
4.2.1 Ouverture au changement au Pays des Mรจres
4.2.1.1 La quรชte de vรฉritรฉ d’Antonรฉ : la science contre la superstition
4.2.1.2 La quรชte de vรฉritรฉ de Lisbeรฏ : dรฉchiffrer le passรฉ pour mieux comprendre et
transformer le prรฉsent
4.2.1.3 L’ouverture de Lisbeรฏ aux hommes : acceptation de la diffรฉrence et contestation des traditions
4.2.2 Ouverture au changement ร Bois-du-Lac
4.2.2. 1 La quรชte de vรฉritรฉ d’Abra-Abram et des enfants: connaรฎtre les sources de la sociรฉtรฉ afin d’en examiner les fondements
4.2.2.2 Le dรฉpart d’Abram et la prise de conscience d’รlisa: action citoyenne et responsabilisation de l’รtat
4.2.2.3 Changement profond de vision sociale ร Bois-du-Lac : vers une maturitรฉ รฉtatique et citoyenne
4.2.3 Kรฉlys et les relations entre le Pays des Mรจres et Bois-du-Lac : rรฉflexion sur les modalitรฉs d’une รฉvolution sociale
CONCLUSION
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