“Puisque le mythe est une parole, tout peut être mythe, qui est justiciable d’un discours” indique Roland Barthes dans Mythologies. C’est dans cette dynamique que je souhaite m’intéresser au mythe de la femme fontaine, cette créature dont on parle peu, mais qui pourtant nous concerne toutes.
Lors de ma réflexion, je suis partie du postulat que la femme fontaine a été mythifiée, à différentes époques, grâce à des représentations diverses (écrits, images) autrement dit, grâce à des traces laissées comme moyen de communication. Puisque ces représentations sont des paroles (cf. Barthes), la femme fontaine, objet de désir dont on parle, est un mythe. S’arrêter à cette simple constatation m’apparaît peu pertinent, aussi j’approfondirai le sujet du mythe, afin de comprendre en quoi il s’applique au cas de la femme fontaine.
Les caractéristiques du mythe
Le terme “mythe” évoque spontanément dans l’imaginaire collectif, aussi bien l’idée de héros, de personnage spectaculaire, que l’idée de mensonge, de leurre, ou de farce. Ces évocations sont relatives à l’histoire du mythe, à ce qu’il véhicule ou transmet. Dans les différents cas de figure auxquels il s’expose, le mythe se construit et vit de la même manière. Il transmet et inculque par le biais de la narration, une narration dont “on ne peut vérifier empiriquement l’authenticité” .
Le mythe : production intellectuelle et culturelle de l’homme
Selon le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales , le mythe est une “expression allégorique d’une idée abstraite ; exposition d’une théorie, d’une doctrine sous une forme imagée.” Autrement dit, le mythe est un discours qui emploie une image pour transmettre. Guy Gibeau, chercheur indépendant et professeur d’anthropologie, a réalisé de nombreuses études d’ethnologie chez les Tsimshian et les Mohawks , peuples autochtones des Amériques. Il s’intéresse aux coutumes, religions, et mœurs véhiculées. Le mythe est un élément récurrent dans ses travaux de recherches, aussi, il cherche à comprendre ses caractéristiques et ses fonctions dans un article scientifique “La construction du mythe” paru dans les Religiologiques en 1994, revue de sciences humaines qui s’intéresse aux manifestations du sacré dans la culture.
Dans cet article, Guy Gibeau tente de comprendre les constructions et compréhensions du mythe, de Platon jusqu’à nos jours. A travers le temps, les mythes développent une idée commune : ils sont constitutifs de la pensée humaine. Le mythe est une production intellectuelle et culturelle de l’homme qui tend à développer une réflexion autour d’un sujet donné. Les religions l’utilisent de façon récurrente pour transmettre. La Genèse, premier livre de la Bible, en est un exemple concret, car elle présente la création du monde et la création du premier couple humain comme œuvre de Dieu. Pour Platon, il ne faut toutefois pas surestimer les pouvoirs du mythe, inférieur à la réflexion philosophique, car il est “mensonge dont la cité peut éventuellement se passer”. Ce dernier reconnaît le mythe comme “une forme non négligeable de persuasion qui peut, à l’occasion, alimenter l’enseignement”.
A travers l’enseignement, le mythe cherche à transmettre une “charge émotive” comme l’indique Guy Gibeau. L’emploi de cette charge émotive permet de toucher l’auditoire, individuellement ou collectivement. C’est en utilisant sa fonction de charme que le mythe suscite l’adhésion collective. De par cette fonction, il est reconnu comme un “instrument privilégié” de la culture et des modèles valorisés. Cet instrument privilégié, sert, selon Platon, à transmettre des vérités difficilement accessibles à l’entendement. On le distingue donc du discours rationnel, il apparaît comme une “construction narrative négligée, tout juste bonne à destiner aux enfants ou aux naïfs”. Platon ne considère pas le mythe comme une forme d’apprentissage noble. Pourtant, il est un système idéologique reconnu. Ce système idéologique entretient un rapport au temps qu’il m’apparaît important de mettre en évidence. “Il faut d’abord remplacer le porche de tout édifice […] par d’autres conceptions du “phénomène” […] que celles qui furent élaborées par les ‘physiciens’ classiques” indique Gilbert Durand, professeur de sociologie et d’anthropologie, dans L’Alogique du mythe . Cet article scientifique paru dans les Religiologiques en 1994, met notamment en lumière le rapport au Temps dans notre conception de l’univers, et plus spécifiquement du mythe.
Selon Durand, il ne faut plus considérer le mythe comme une “étape historique” mais comme une composante à part entière de la conscience et de la structure humaine. Notre rapport au temps est issu de “l’historiographie christique” qui met en avant ce que doit être le vrai temps, le bon temps comme l’indique Jean Guitton dans son ouvrage Justification du temps. Le temps linéaire, tel qu’il nous est enseigné dès notre plus jeune âge, ne doit pas être l’unique façon de percevoir le monde. Se défaire de cette temporalité à sens unique, c’est accepter d’interpréter le temps comme caractéristique intuitive. Selon Durand, le mythe vit, se déplace et se transforme à travers le temps et les civilisations. Ce dernier met le mythe en perspective avec la philosophie kantienne liée au temps : temps et espaces du mythe sont vécus intuitivement. C’est dans cette logique d’interprétation non-linéaire, que Roland Barthes, philosophe du 20e siècle, tente de réactualiser le mythe. Il ne faut plus le percevoir comme un récit romanesque destiné à impressionner son auditoire, mais comme un réel outil pour analyser le contemporain.
Le mythe réactualisé par Roland Barthes
Pour Roland Barthes, sémiologue, le mythe n’est pas une parole anodine. Il a des conditions et caractéristiques spécifiques qui le définissent. Dans son œuvre Mythologies Barthes considère le mythe comme « un système de communication, […] un message ». Il faut dépasser la simple représentation d’objet, de concept, pour l’associer à ce qu’appelle Barthes « un mode de signification, une forme ». L’usage social qui est fait du mythe est probablement l’un des éléments le plus important à considérer dans la définition de ce dernier. En effet, on peut considérer n’importe quel objet comme mythe à partir du moment où celui-ci est utilisé, instrumentalisé, détourné, complété. Un arbre est un arbre, mais si l’on reprend l’exemple de Roland Barthes, un arbre vu par Minou Drouet « ce n’est déjà plus tout à fait un arbre, c’est un arbre décoré, adapté à une certaine consommation, investi de complaisances littéraires, de révoltes, d’images, bref d’un usage social qui s’ajoute à la pure matière. » Cet exemple illustre également le propos introductif de Barthes à ce chapitre : le mythe est une parole qui est justiciable d’un discours. La nature de cette parole est considérée comme une « matière » par Barthes. Les différents supports ne sollicitent pas les mêmes types de conscience, aussi la matière est primordiale dans l’interprétation d’un mythe. Cette matière, cette parole peut être de nature différente : écriture ou représentations diverses (discours écrit, cinéma, reportage, sport, spectacle, publicité). Si la matière est primordiale, elle en est tout autant indissociable de l’objet du mythe. Cette matière corrélée à cet objet en fait un outil indispensable pour analyser le contemporain. Le sémiologue soutient déjà cette idée dans la construction de Mythologies. En effet, la première partie du livre introduit divers mythes, puis la deuxième partie est consacrée, en postface, à la démarche intellectuelle de Barthes. De par la construction de son œuvre, le philosophe nous invite à constater, puis à interpréter scientifiquement. Selon lui, le mythe ne renvoie pas ou plus à des croyances, mais à des formes circulantes qui parlent du contemporain. Le mythe est destiné à vivre, à voyager, à s’inscrire mais aussi à se défaire du temps qu’il occupe, et surtout à porter toutes les significations du message qu’il cherche à nous faire passer. Roland Barthes, dans la préface de son œuvre, explique d’ailleurs avoir ressenti un sentiment d’impatience face à “l’abus idéologique” de la presse, de l’art, de la pensée commune face à ce qu’il appelle “le naturel”. Barthes, lassé de voir les sens laissés sans interprétation, cherche à comprendre ce que le mythe du catcheur ou d’une exposition de plastique, cherche à dire de notre société contemporaine. Dans un entretien consacré à Pierre Desgraupes en 1957, Roland Barthes rétorque que ces lectures de mythe n’offrent rien d’autre “qu’une collection de matériaux, d’analyses de la vie quotidienne, à nous Français”.
Ces mythes contemporains sont de nature diverse, comme expliqué ci-dessus. En seconde partie, je vais relever de façon empirique les différentes représentations de la femme fontaine à travers le temps, afin de montrer qu’elle représente une figure mystique importante s’inscrivant dans le champ de la sexualité féminine.
Rencontre entre la femme fontaine et le mythe : une puissance évocatrice
Est appelée femme fontaine, toute femme qui libère un éjaculat lors d’un rapport sexuel. Cet éjaculat provient de glandes para-urétrales aussi nommées glandes de Skene, et peut-être libéré en faible quantité, ou en grande quantité en plusieurs jets ou ruissellement. L’éjaculation peut également être interne, et donc difficilement constatable. Cet attribut féminin a fait l’objet de nombreuses représentations, tant antiques que contemporaines, et a influencé de nombreux mouvements de pensée ou de pratiques. Dans cette partie, je tâcherai de relever de façon empirique, les représentations de la femme fontaine.
Le mythe de la femme fontaine à travers l’Antiquité
Parmi les diverses représentations de la femme fontaine, j’ai sélectionné pour débuter, trois exemples de mythes datant de l’Antiquité. La légende du premier mythe raconte qu’en Grèce antique, Castalie , une nymphe aquatique ou naïade crénée (de fontaine) fut métamorphosée par Apollon en source limpide et fraîche. Poursuivie par ce dernier, elle préféra se jeter dans une fontaine plutôt que de céder à ses avances, et devint la fontaine sacrée de Poséidon. Cette métamorphose avait pour vertu d’exciter l’enthousiasme des hommes, et d’exalter l’imagination des poètes. La légende raconte que quiconque s’abreuve de ses eaux ou écoute tranquillement le murmure qui en émane, obtient le génie poétique. L’eau sacrée servait également à la purification rituelle des temples de Delphes. La légende, lorsqu’elle est racontée, emploie la fonction de charme présentée ci-dessus par Guy Gibeau : en vantant les vertus de la fontaine Castalie, l’orateur tente de charmer son auditoire et de susciter l’adhésion à son discours. La puissance symbolique ici réside dans ce qu’incarne l’eau : une source limpide provenant d’une femme, renforçant le sentiment de puissance pour chaque homme y trempant ses lèvres. Le second mythe de la femme fontaine est illustré par une pratique sexuelle taoïste. Le taoïsme est l’un des piliers de la philosophie chinoise, avec le confucianisme et le bouddhisme. Dans la philosophie taoïste, l’éjaculation est un point d’équilibre entre un homme et une femme, pour assurer leur épanouissement aussi bien vital que sexuel . L’une des pratiques sexuelles taoïstes consiste en l’échange de fluide pour engendrer une source d’énergie vitale. Toujours selon cette philosophie chinoise, il ne serait pas nécessaire que l’homme éjacule lors de chaque rapport, car cela entraînerait un état de fatigue, d’engourdissement, de lassitude sur plusieurs heures, ne lui assurant pas un état sain. A l’inverse, le taoïsme encourage les femmes à éjaculer pendant l’acte sexuel, afin que le mélange des deux fluides assure l’équilibre des composantes yin et yang au sein du couple. Le taoïsme dissocie d’ailleurs éjaculation et jouissance. Selon moi, cette image de la femme fontaine est à mettre en tension avec la philosophie de Barthes qui consiste à identifier le mythe comme un outil de compréhension et d’analyse. Ici, le taoïsme invite les femmes à éjaculer afin d’aboutir à une forme d’harmonie interne au sein du couple. Le troisième mythe nommé Amrita, est un mythe autour de la femme fontaine issu du tantrisme, ensemble de doctrines, textes et rituels hindous. L’Amrita est un nectar d’immortalité provenant de la femme lorsque celle-ci connaît un plaisir intense : c’est un éjaculat féminin. La philosophie tantrique, tout comme le bouddhisme, appelle à la libération des énergies, et notamment l’énergie sexuelle, jugée la plus puissante. Dans la pratique sexuelle, l’une des manières d’accéder à un stade de libération, est de boire l’éjaculat féminin afin de bénéficier de ses vertus. Il est également considéré comme un breuvage et comme une nourriture des Dieux. Ici le mythe, à la manière de Guy Gibeau, est une production culturelle de l’homme qui tend à développer une réflexion, à alimenter l’enseignement. Pour pouvoir transmettre, le tantrisme invite à l’éjaculation féminine en vantant ses vertus afin que les hommes puissent s’en abreuver. Aucune preuve scientifique ne permet de le vérifier, mais cela importe peu puisque la croyance est déjà belle et bien ancrée. Le mythe est donc une narration dont “on ne peut vérifier empiriquement l’authenticité” .
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Table des matières
Introduction
Partie 1 : Le mythe de la femme fontaine
I. Les caractéristiques du mythe
1.1. Le mythe : production intellectuelle et culturelle de l’homme
1.2. Le mythe réactualisé par Roland Barthes
II. Rencontre entre la femme fontaine et le mythe : une puissance évocatrice
2.1. Le mythe de la femme fontaine à travers l’Antiquité
2.2. Le mythe contemporain de la femme fontaine
III. Création d’un imaginaire fantasmatique et grotesque de la femme fontaine
3.1. Un imaginaire créé autour du mythe de la femme fontaine
3.2. Une mise en lumière du caractère scandaleux de l’éjaculation féminine
Partie 2 : Fantasmer un corps invisibilisé
I. Invisibilisation de l’appareil génital de la femme
1.1. Une chronologie historique significative
1.2. La fabrique de l’ignorance
II. Apparition de discours critiques sur la sexualité et le genre
2.1. L’identité de genre : pilier de nos représentations interindividuelles
2.2. L’éjaculation : une caractéristique universelle
III. Des travaux sur la sexualité qui mettent en lumière la volonté de désinformer
3.1. Notre rapport à la sexualité est une construction sociale
3.2. Invisibiliser l’expériences des femmes
Partie 3 : La circulation du mythe de la femme fontaine
I. Evolution du regard socio moral de la sexualité féminine et de la figure de la femme fontaine par les mouvements féministes
1.1. Evolution de la sexpertise aux Etats-Unis dans le mouvement porn war des années 80
1.2. Une mouvance suivie par les féministes françaises dans les années 2000
II. Valorisation du savoir empirique : apprendre pour comprendre
2.1. La logique empirique, une logique inclusive
2.2. Expérience de la sexpertise
III. Que devient un mythe destiné à être invisibilisé ?
3.1. Le 21e siècle, un tournant dans la libération de la sexualité féminine ?
3.2. Les réseaux sociaux : nouvelle plateforme du militantisme virtuel
Conclusion
Bibliographie