C) D’une histoire des religieux à une histoire du religieux
Nous n’aborderons pas seulement quelles sources ont déjà ou non été utilisées par tels historiens, mais nous verrons comment notre sujet d’étude : les missionnaires capucins bretons et tourangeaux en terre d’Islam, a déjà été abordé depuis le XIXe siècle. Nous verrons ce que nous apporte l’historiographie mais aussi ses lacunes, les pistes qu’elle n’a pas suivies et dans lesquelles nous nous engagerons, non sans prudence mais avec un vif intérêt.
S’intéresser aux missionnaires revient à s’intéresser aux missions, il convient donc de se pencher sur les travaux des historiens portant sur ces deux éléments indissociables.
Comme nous l’avons constaté plus haut, les premiers écrits que l’on peut qualifier d’historiques quant à notre sujet, sont les chroniques faites par des capucins eux-mêmes.
Rédigées à partir du XVIIe siècle, ces histoires vont toutes dans la même direction, c’est-à-dire qu’elles tendent à souligner le courage et l’efficacité des missionnaires, ainsi que leur grande foi. Destinées à la Sacrée congrégation de la Propagande ainsi qu’à d’autres religieux, ces historiques se contentaient d’apporter une vision positive des missions, sans cacher les difficultés mais en montrant qu’elles n’étaient pas insurmontables. Une partie de ces chroniques furent publiées au XIXe siècle, nous avons l’exemple du Père Apollinaire de Valence qui a fait réimprimer un certain nombre de documents, les compilant souvent, comme le Mélange 184 dans lequel on retrouve 4 documents différents. Il est probable que ces rééditions aient permis d’élargir le public visé, mais a-t-il dépassé le cercle des religieux ?
C’est possible, si l’on pense à l’intérêt des lecteurs des XVIIe-XIXe siècle pour les récits de voyages, intérêt qui va croissant. La publication de récits de voyages en Asie connait notamment un bond après 1660, un récit de voyage paraissait alors tous les deux ans53. Plus récemment, on constate deux étapes dans l’étude des missionnaires. Entre le XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle, les écrits historiques qui se penchaient sur les missions étaient rédigés par des religieux, comme les Père Armel, Fulgence de Goudelin, Ladislas de Vannes… pour ne citer que des auteurs s’intéressant aux deux provinces capucines que nous étudions. Plus récemment, on peut penser à la thèse, parue en 1942, de Guillaume de Vaumas : L’éveil missionnaire de la France : d’Henri IV à la fondation du Séminaire des Missions étrangères. L’une des études les plus importantes sur l’histoire de l’ordre capucin au XVIIe siècle est l’Histoire des frères mineurs de la province de Paris (1601-1660) de Jean Mauzaize, capucin aussi connu sous son nom de religion : Raoul de Sceaux.
Cette oeuvre colossale, si elle traite principalement de la province de Paris, n’en oublie pas pour autant les missions et notamment celles menées par la province de Touraine au Levant.
Une autre grande figure parmi les auteurs religieux est le Père Joseph Michel, membre de la congrégation du Saint-Esprit et lui-même missionnaire au Congo entre 1946 et 1950 ; ce dernier s’est particulièrement penché sur les missionnaires bretons, quel que soit leur ordre religieux. Le Père Michel tient toutefois un rôle charnière dans les évolutions historiographiques car si lui-même est religieux, son travail sur les missionnaires bretons de 1800 à 1940 est une thèse d’histoire soutenue devant l’université de Rennes en 1946. Le Père Michel s’est principalement penché sur les missionnaires bretons des XIXe et XXe siècles mais sans oublier leurs prédécesseurs. En effet, il a tenté de répertorier tous les missionnaires bretons partis en missions étrangères avant l’année 1800. Ce travail, ne fut pas mené à son terme. S’il n’est pas complet et ponctué de quelques erreurs, ce document à une valeur inestimable pour quiquonque cherhce à répertorier les missionnaires bretons.
Une seconde étape se dessine depuis la décennie 1980, à ce moment les universitaires se penchent plus précisément sur la question.
Si les missions jésuites ont assez tôt intéressé les historiens, il faut attendre les deux dernières décennies du siècle précédent pour voir des travaux équivalent porter sur les franciscains ; l’un des précurseurs en la matière est Bernard Dompnier, il a notamment rédigé une étude sur les capucins de la province de Lyon54. S’il s’intéresse principalement aux missions de l’intérieur, il démontre que les missions lointaines et les missions de l’intérieur suivent le même modèle ; elles sont placées sous la même autorité et, notamment pour les capucins, puisent des prédicateurs dans le même réservoir : la province. Ce constat est toujours valable, les études des générations suivantes confortant cette approche, en particulier Dominique Deslandres et Caroline Galland.
Si D. Deslandres et C. Galland se penchent principalement sur l’Amérique, Bernard Heyberger, quant à lui, se spécialise sur le Moyen-Orient. Contrairement aux deux auteurs précédemment cités, il ne s’intéresse pas d’abord aux missions, mais aux chrétiens du Proche- Orient, qu’il s’agisse des chrétiens originaires du Levant ou Occidentaux, dont les missionnaires. A étudier les autochtones et les Occidentaux sur un pied d’égalité, il nous montre ainsi que les populations locales n’étaient pas « des victimes passives de l’acculturation ». L’étude de Francis Richard sur le Père Raphaël du Mans56 est un atout de poids, on y voit les relations que le religieux nouait avec les pouvoirs perses, les populations locales ainsi que son rôle réel.
Ces nouvelles approches ne s’intéressent pas uniquement au point de vue de la religion, on y voit l’influence du politique : comment elle agit sur l’action missionnaire et comment en retour les missionnaires agissent pour les intérêts de Rome mais aussi, et surtout, pour ceux de leur nation d’origine. Contrairement aux études de l’époque coloniale, les missionnaires ne sont plus vus comme des vecteurs permettant d’occidentaliser les mondes extra-européens, ils n’apportent pas seulement leurs connaissances aux autochtones, ils apprennent aussi de ces derniers : ils peuvent transmettre leurs connaissances en Europe.
Comme nous venons de le voir, l’histoire des missions a aujourd’hui « le vent dans les voiles » : les publications de ces dernières années en sont la preuve. B. Heyberger, C. Galland, ou encore Dominique Deslandres, pour ne citer qu’eux, ont publié sur ce thème au cours des cinq dernières années. Cependant, aucune étude ne s’est uniquement penchée sur les capucins bretons et tourangeaux partis en terre d’Islam. Ils sont bien entendu cités par les auteurs, soit dans le cadre d’une histoire globale des missions françaises, comme chez G. de Vaumas, utilisés comme éléments de comparaisons dans les études sur les missions en Amérique, ou considérés comme des missionnaires européens à part entière chez B. Heyberger, même s’il n’ignore pas les différences entre les différents ordres et les différentes nations. Si J. Michel a travaillé sur les missionnaires bretons, il l’a surtout fait pour le XIXe siècle, et a pris en compte toutes les missions et tous les ordres religieux. F. Richard a réalisé une étude très complète sur le Père Raphaël du Mans et la mission d’Ispahan dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Il reste encore un pan important de l’histoire des missionnaires français en Orient à voir : les relations que nouaient les capucins avec les populations locales, avec les autres Occidentaux, comment ils se représentaient l’Orient… De plus, les missions des Indes, d’Ethiopie et du Maroc ont suscité moins d’intérêt, nous tacherons de remédier à cela.
Si la plupart des historiens qui s’intéressent aux missions se penchent sur tous les missionnaires en général, et donc ne les différencient que rarement par province, certains le font, citons notamment J. Michel. Alors que l’on a vu plus tôt qu’il y avait plus d’historiques réalisés entre les XVIIe et XIXe siècles qui se penchaient sur les capucins de la province de Touraine que sur leurs frères en religion de la province de Bretagne, les historiens des XIXe et XXe siècles ont d’avantage écrit sur les Bretons que sur les Tourangeaux. On connaît mieux les missionnaires de Bretagne que ceux de Touraine. Ceci est dû à l’intérêt porté par les historiens de la période coloniale aux missions ; les effectifs des Bretons partis au XIXe siècle étant supérieurs à ceux des Tourangeaux. C’est le contexte du XIXe siècle qui a guidé les recherches ultérieures sur les missions extérieures. Nous restons tributaire de l’intérêt suscité par les missions à cette époque, si bien que lorsque J. Michel choisit de répertorier les missionnaires avant le XIXe siècle, il se concentre uniquement sur les Bretons, quel que soit leur ordre d’appartenance, ignorant les autres religieux des mêmes ordres mais de provinces différentes.
Parmi les sources que nous avons étudiées précédemment, il est vrai qu’une part d’entre elles furent déjà utilisées. Les sources qui s’intéressent au Proche-Orient présentes aux Archives Nationales et à la BNF ont bien entendu déjà été dépouillées, notamment par B. Heyberger. F. Richard a utilisé le manuscrit 1436 de la bibliothèque d’Orléans. Mais le nombre impressionnant d’informations présentes dans ces documents permet de réaliser des études sur des thèmes divers et variés.
Fort des leçons des historiens qui nous ont ouvert la voie, lançons-nous dans une histoire qui, si elle se base sur l’action d’un petit groupe d’hommes, n’en oublie pas pour autant qu’ils appartiennent à une société, une culture et surtout sont loin d’être les seuls protagonistes. S’ils sont les acteurs principaux de cette aventure, n’oublions pas les personnages secondaires ni les figurants sans qui on ne peut comprendre leurs actes. Un dernier écueil dans lequel nous éviterons de sombrer est celui de voir cette histoire comme une histoire trop centrée sur l’Occident : les échanges n’étaient pas à sens unique.
La mise en place du décor
En croisant les sources, il nous est possible de nous faire une idée assez nette de l’ampleur des missions capucines en Orient, et par extension de toutes leurs missions extérieures. Pourtant, il ne faut pas nous arrêter à ces documents : nous allons les croiser avec ce que nous apprend l’histoire sur les missions, de même que sur les territoires où elles s’implantèrent.
Après avoir dressé une brève histoire des missions, nous expliquerons comment elles ont pu se développer dans les deux grands empires musulmans, puis nous constaterons que si l’objectif principal des prédicateurs est d’agir auprès des chrétiens d’Orient, ces chrétiens ne formaient pas un corps uni, mais une « mosaïque » de communautés distinctes, pour reprendre les termes que B. Heyberger emprunte à Pierre Rondot.
Le script : un aperçu des missions capucines
Nous n’avons pas vocation à faire ici une histoire détaillée des missions capucines depuis leur fondation jusqu’à l’époque contemporaine, nous aurions besoin de plus qu’une simple sous-partie, mais nous allons placer le cadre afin d’éclaircir les choses.
L’aventure franciscaine au Levant débute avec leur père fondateur, François d’Assise, qui partit en Egypte dès 1219. Dans la foulée, d’autres frères de son ordre prirent la route de l’Orient, et une fois les croisés boutés hors de Terre Sainte, les franciscains seuls restèrent à Jérusalem pour garder les Lieux Saints.
Les premiers capucins français à partir en mission hors de l’Europe font partie de la province de Paris. En avril 1611, à la demande de François de Rasilly, Marie de Médicis, alors régente, demande que l’on envoie des missionnaires aux « Indes ». Il y a 42 volontaires parmi lesquels 44 partirent l’année suivante accompagner le sieur de Rasilly et fondèrent la mission de Maragnan. Une lettre rédigée par les prêtres de cette mission parvint en France en 1612, les auteurs sont optimistes. A sa lecture, de nombreuses vocations naissent chez les capucins. Cependant, cette expédition fut un échec et les problèmes rencontrés sur place, de même que la pression portugaise, obligèrent à abandonner la partie dès 1615. Si cette mission n’a pas atteint ses objectifs, au moins a-t-elle fait prendre conscience que partir au loin demandait une certaine préparation. La leçon était retenue car il faut attendre 1622 pour que le Père Pacifique de Provins, accompagné du Père Hippolyte de Paris, gagne Constantinople et parcoure le Levant, non pas dans le but de s’y installer immédiatement, mais de rédiger un rapport à la congrégation De Propaganda fide. Le martyre du premier capucin venu s’installer dans la capitale ottomane était lui aussi encore récent : le missionnaire italien Joseph de Léonisse fut exécuté par le pouvoir ottoman en 1612. Deux années plus tard, le Père Joseph envoya trois religieux au Maroc, mais ces derniers furent faits prisonniers dès leur arrivée et la mission fut abandonnée après leur mort, quelques années plus tard.
Si certains voient en le Père Pacifique de Provins le véritable instigateur des missions du Levant, c’est le Père Joseph de Paris qui fut nommé, le 19 avril 1625, commissaire et préfet des missions d’Orient par la Propagande.
Dès 1626, les premiers capucins gagnèrent l’Orient : Parisiens et Tourangeaux commencèrent à essaimer les hospices sans réelle stratégie dans un premier temps. Puis il faut attendre l’année 1634 pour que des limites nettes apparaissent entre la province de Paris qui reçoit Constantinople et les deux autres provinces françaises qui se partagent le Moyen- Orient. Enfin, en 1641, la division est effective entre Bretons et Tourangeaux : aux premiers le Liban, Damas et l’Ethiopie, aux second Alep, Antalya, Chypre, l’Egypte, la Mésopotamie et la Perse. Les misions d’Alep, Constantinople et Saïda furent ouvertes dès l’année 1626.
Les deux premiers capucins de la province de Touraine à gagner le Levant furent les pères Gilles de Loches et Jean-François de Saumur, ils inaugurèrent la mission de Saïda.
Le manuscrit 193, la chronique de la mission d’Alep, commence par répertorier les missions de la province de Touraine, mais elles ne sont pas toutes indiquées. Il n’est pas fait mention de Saïda, ni de Beyrouth, qui elle aussi fut fondée à la fin de l’année 1626. Il n’énumère pas la mission débutée au Mont Liban en 1628, bien qu’il en fasse référence plus loin dans le développement, mais à cette date il ne s’agit peut-être que de courts séjours. Il faut probablement attendre l’année 1632 pour parler d’une mission du Mont Liban, date à laquelle le monastère de Mar Thomas, dans le village d’Hasroun leur fut cédé par le patriarche Jean Makhoulf. La fondation la plus connue et la plus citée par les sources, notamment parce que le Père Pacifique de Provins la relate dans sa Relation de voyage de Perse, est le fruit de ses négociations avec Abbâs Ier : il s’agit de la double acceptation du souverain de Perse de voir deux hospices s’ouvrir sur ses terres, l’un à Ispahan et le second à Bagdad. Les auteurs s’accordent aussi sur la fondation de la mission du Caire en 1631 par le Père Gilles de Loches.
Ce sont les fondations des hospices de Chypre qui posent le plus de difficultés. Dans sa Relation de voyage de Perse le Père Pacifique de Provins écrit avoir reçu une maison à Nicosie de la part du pacha, en 1627 ou 1628. Il dit être parti en y laissant un compagnon, mais il n’en est plus fait mention ailleurs : étaient-ils seulement de passage ? Les auteurs des deux parties du manuscrit 193 voient en Pacifique de Paris le fondateur de la maison de Larnaka, en 1633 pour le premier et deux ans plus tard pour le second. De même, cette source donne Pierre de Guingamp comme fondateur de l’hospice de Nicosie en 1637 alors que le manuscrit présent à Orléans dit qu’il s’agit du Père Michel de Rennes, secondé du Frère Alexandre d’Angoulême. Mais il n’est pas fait mention de la présence d’un missionnaire de la province de Paris, pourtant ces deux religieux débarquèrent à Larnaka où « le Père gardien du couvent ou hospice des observantins, qui se nommoit Père Benoist […] nous convia a diner ». Avant d’en revenir à Larnaka, penchons nous sur Nicosie. Le Père Michel de Rennes, dans son rapport à la Propagande en 1641, affirme que le propriétaire du bâtiment qui deviendra la chapelle – un Turc – le lui vendit. Il ne fut rejoint que plus tard dans l’année par les Pères Félicien de Rennes et Pierre de Guingamp. Cependant, en octobre 1637, il écrivit qu’après avoir quitté Chypre il y avait laissé « le V. P. Pierre de Guingamp, supérieur». A la lumière de ces différentes sources nous concluerons que c’est bien au Père Michel que l’on doit la création de cet hospice, mais qu’il faut voir en Pierre de Guingamp son réel organisateur. Pour Larnaka, il nous reste encore une difficulté, car en 1640 le Père Alexis de Lamballe écrivit qu’il avait appris que « le V. P. Pierre de Guingamp avoit obtenu du consul de Cypre comme un petit hospice a Larnera ». Toutefois, il n’est pas impossible que le Père Pacifique de Paris se soit trouvé temporairement à Chypre, au moins au cours de l’année 1633, sans réussir, ou chercher, à y fonder une demeure pour les capucins. On sait qu’il était déjà venu à Chypre en 1627 en compagnie du Père Pacifique de Provins. Il serait donc parti avant l’arrivée du Père Michel de Rennes et du Père Pierre de Guingamp qui aurait réellement ouvert un hospice à Larnaka 7 ans plus tard.
En 1633, c’est au tour des habitants de Tripoli de voir les capucins gagner leur ville.
Ces derniers avaient été chassés du Mont Liban lors de la chute de l’émir Fakharddîn.
La mission de Damas, oubliée dans la source 193, fut ouverte par le Père Michel de Rennes en 1637. Le Père Michel réussit à obtenir un hospice grâce à l’aide du consul vénitien. Mais la mission sera abandonnée entre 1639 et 1642.
Un autre oubli de la liste des hospices présente dans le manuscrit 193 est la fondation de l’hospice d’Antalya. Une nouvelle fois, les sources, qui en parlent, s’accordent pour dire qu’elle est l’oeuvre du Père Michel de Rennes, secondé dans cette affaire par le Père Félicien de Rennes. Cette fondation eut lieu en 1638, pourtant il n’y avait pour seuls chrétiens en cette ville que des grecs orthodoxes. L’on sait aussi que la Turquie était le territoire du Moyen- Orient qui comportait le moins de chrétiens, en nombre comme en pourcentage. Le Père Michel de Rennes justifie son choix en clamant que cette ville était « le principal port de toute l’Anatolie ». Il y voyait peut être un lieu facile d’accès et qui ouvrait sur l’Anatolie, Constantinople étant l’apanage de la province de Paris. La même année, le Père Michel-Ange de Nantes, qui était missionnaire à Bagdad, écrit de Mossoul afin de prévenir ses supérieurs qu’il a l’intention d’y ouvrir une mission. B. Heyberger, lui, place cette fondation en 1636. Nous ne savons pas sur quelle source il s’appuie, n’ayant pas eu accès aux archives romaines et alépines, mais il rejoint le manuscrit 193 ; il a peut-être eu accès à l’original. Cependant, la lettre que nous venons de citer semble prouver une date postérieure. Même s’il est vrai que ce religieux n’ait pu trouver le temps ou le moyen d’écrire qu’un certain temps après son arrivée, un délai de deux années paraît bien long. C’est cette même année qu’eut lieu la brève mission d’Ethiopie et la mise à mort des religieux qui la formaient.
En effet, dès les années 1680, il semble que de nombreux religieux demandent à retourner en province. De même il semble que le nombre de pères accostant en Orient soit en baisse, mais nous reverrons ce problème ultérieurement. Puis, en 1701, suite au saccage de la maison des capucins par les autorités musulmanes, le Père custode décida qu’il était temps d’arrêter les frais dans cette mission secouée de nombreux troubles et prend la décision de ne plus y envoyer de missionnaires, mais les carmes vont y prendre la relève. En 1722, c’est l’hospice de Mossoul qui est pillé, son supérieur massacré. En 1742, les capucins quittent Diyarbakir, deux ans plus tard les religieux du Caire meurent de la peste et leur maison est aussitôt pillée. La Propagande choisit les dominicains pour remplacer les capucins à Mossoul dès 1747. La Perse est inaccessible à cause de la guerre civile qui y règne46. En effet, après l’assassinat de Nadir Shah en 1747, deux dynasties s’affrontent pour le pouvoir, les Afshâr et les Zand. Finalement, le chapitre de Blois en 1753 cède la custodie d’Alep à la province de Lille. Le dernier capucin de Touraine, le Père Raphaël d’Orléans, quitte le Levant deux ans plus tard. Un siècle après ces évènements, c’est au tour des missionnaires lillois de céder leur place à des religieux espagnols.
Toutefois, les capucins de la province de Touraine ne quittèrent pas tous l’Orient. La custodie d’Inde survécut plus longtemps.
Les capucins n’allaient pas qu’en Orient, ils prêchaient aussi en France : chaque province y consacrait une part de ses prédicateurs. B. Dompnier nous montre que l’action en France n’est pas toujours plus aisée : il faut porter remède à l’ignorance religieuse « génératrice d’une situation de péché » et lutter contre le protestantisme. Toutefois, à l’extérieur, il n’y avait pas que les « Indes orientales », il y avait aussi de nombreux peuples à convertir en Afrique et en Amérique. Nous avons déjà évoqué la tentative des missionnaires de la province de Touraine au Maroc. Les Bretons aussi tentèrent leur chance à l’Ouest.
Dès 1633, le Père Colombin de Nantes va jusqu’en Guinée avec une compagnie marchande et remonte le fleuve Niger. De retour en France, il plaide sa cause et la mission fut acceptée en 1634. Trois ans plus tard, il débarque avec ces coreligionnaires au royaume de Bône. Malgré un climat chaud funeste aux Français, les missionnaires vont parvenir à longer la côte jusqu’à Elmina, au Ghana. Cependant les populations, un premier temps accueillantes, finirent par chasser les religieux environ 10 ans après leur implantation.
Le Père Colombin de Nantes n’était pas là pour voir la débâcle de sa mission car, entre la fin de l’année 1641 et le début de l’année 1642, il fut capturé sur l’île Saint-Thomas, en compagnie de 4 autres religieux, par les Hollandais. Ils ont débarqué au Brésil à Pernambouc ou le gouverneur les libéra. Ils s’occupèrent alors des Portugais qu’ils vont même aider lors du soulèvement qui rendit le Brésil aux Portugais en 1645. En 1655, les capucins ont alors 3 couvents au Brésil : Olinda, Récif et Rio-de-Janeiro. Ils s’enfoncent aussi dans la forêt amazonienne auprès des Indiens. Cependant, en 1688, les Portugais refusent les missionnaires des autres nations et ferment l’entrée du Brésil aux capucins français. Certains capucins bretons ont aussi gagné le Canada, semble-t-il. Ce fut le cas du Père Faraille Prothais au milieu du XVIIIe siècle. Mais il n’est fait mention ailleurs de capucins bretons au Canada, ce territoire étant destiné aux capucins de la province de Normandie.
Le décor : les empires musulmans
« Les missionnaires parmy les sauvages sont obligés de faire l’office de gouverneur, de juges, de médecins, de peres et de meres, et de protecteurs contre les injustices et les violences des Portugais habitants de ces lieux, dont la plûpart sont des criminels exilés de Portugal, ou des gens vicieux, qui se voyent éloignés des gouvernemens [sic.] de 150 lieuës ou plus, opprimoient les Indiens, et commettroient une infinité de desordres. »
Cette citation du Père Martin de Nantes, si elle traite du Brésil, peut être transposée en Amérique du Nord, en Afrique, voire même en certains territoires d’Extrême-Orient. Il suffit simplement de remplacer le terme « indiens » par le peuple en présence et les Portugais par les Anglais ou Hollandais selon les circonstances. Mais le Proche-Orient est différent. On ne cherche pas à y convertir des « sauvages » qui jusque-là ne savaient rien de Dieu ou de Jésus- Christ, mais des chrétiens : « hérétiques » ou « schismatiques » pour la plupart d’entre eux, mais chrétiens tout de même. On ne s’y frottait pas non plus à une autre puissance coloniale, mais à deux puissants empires, qui plus est deux puissances musulmanes. De même, la majorité des autochtones n’étaient pas les chrétiens d’Orient, mais des « mahométans » qu’il était quasiment impossible de convertir, les chrétiens ne formant que de 10 à 20% de la population totale de l’Empire ottoman, proportion probablement plus faible en territoire séfévide.
S’il est évident que pour les deux empires musulmans il y a des points communs – une minorité d’adorateurs du Christ vit sous la domination d’une majorité de fidèles de Mahomet – il ne faut pas amalgamer politique ottomane et politique perse. Nous les verrons donc séparément. Ayant plus d’informations sur l’Empire ottoman, nous l’étudierons plus en détail que son frère ennemi.
L’Empire ottoman
Le pouvoir ottoman n’a pas cherché à convertir systématiquement les chrétiens orientaux, après tout il s’agit de « gens du Livre ». Les chrétiens, mais aussi les juifs, ont le statut de dhimmî, ou « protégés », cela signifie qu’ils vivent en relative sécurité et autonomie, mais en retour ils doivent payer l’ispendje, une redevance spécifique à ce statut, ainsi qu’une capitation. Il leur est aussi imposé des taux spécifiques dans certains impôts qu’ils partagent avec les sujets musulmans de l’Empire. A ces impôts, il faut ajouter des contraintes vestimentaires ainsi que comportementales : interdiction de porter des armes, de posséder des esclaves, de monter à cheval en ville, de porter certains vêtements et certaines couleurs.
Toutes marques de luxe ostentatoires étaient prohibées, les cérémonies religieuses devaient rester discrètes et les bâtiments étaient limités à une certaine taille afin de ne pas évincer, par leur beauté, l’architecture musulmane. Les chrétiens se regroupaient par appartenance religieuse ou ethnique, ce que favorisait le pouvoir turc, pouvant ainsi plus facilement les contrôler. Ces groupes forment des millets. Chaque millet a ses propres règles, et est autonome vis-à-vis du pouvoir ottoman en matière judiciaire. Les communautés chrétiennes élisent elle-même leurs supérieurs religieux et se sont eux que la Porte a choisis pour gouverner ses sujets non-musulmans. L’autorité ecclésiastique des millets gère donc tous les aspects de la vie du fidèle et est le principal interlocuteur entre sa communauté et le pouvoir en place. Hors des villes l’administration n’a pas de réels moyens d’agir, les chrétiens y sont donc plus libres, mais c’est aussi le cas des musulmans vivant à la campagne. Cependant, comme nous le montre B. Heyberger, si chaque millet a ses propres spécificités c’est qu’ils découlent d’un processus empirique et il ne s’agit pas, à l’origine, d’un système conçu spécialement pour ces minorités. Le pouvoir ottoman s’est simplement servi des structures locales préexistantes. Toujours dans sa logique, au lieu de prouver une volonté de marquer le statut à part des minorités chrétiennes, ceci prouve davantage la méconnaissance voire l’indifférence ottomane à l’égard de ces derniers.
La Perse
La grande majorité des chrétiens de Perse vit à l’Est, sur la frontière avec l’Empire ottoman, donc dans un lieu d’incessants combats entre les Ottomans sunnites et les Perses shiites. Cette position leur vaut d’être parfois perçus, par les deux camps, avec suspicion. Le traité de Kasr-E-Chirin conclu en 1639, favorable aux Turcs, stabilise la frontière sur le Tigre, Bagdad était alors définitivement perdue par les Perses. Les souffrances entraînées par ces nombreuses guerres forcèrent les chrétiens de ces zones à se replier, en particulier vers les montagnes du Kurdistan. C’est ainsi qu’au XVIe siècle des villes comme Bagdad, Maragha, Nisibe ou encore Tabriz se vidèrent de leur population chrétienne. Le Shah Abbas Ier ayant fait la conquête de l’Arménie organise des transferts de populations. Les arméniens sont installés dans les grandes villes de l’Empire, notamment à Ispahan où le shah déporte 30 000 arméniens en 1603 qu’il installe dans le quartier de la Nouvelle-Djoulfa. Si ce transfert s’est réalisé violemment, les arméniens d’Ispahan se voient offrir la protection impériale ainsi que de nombreux avantages tels que la liberté religieuse et le droit de construire autant d’églises qu’ils le veulent. En 1665, ils obtiennent même l’autonomie administrative couplée de privilèges économiques, si bien qu’en quelques décennies leur population double. Shah Abbas Ier semblait voir en ces chrétiens un moyen de se rapprocher des puissances occidentales afin de trouver des alliés dans sa lutte contre son voisin ottoman. Cependant le succès n’est pas au rendez-vous, malgré quelques tentatives auprès des Habsbourg en 1609, ou encore auprès de l’Espagne ou la France de Louis XIII. La France put ainsi ouvrir des consulats d’abord à Bagdad, puis au XVIIIe siècle à Ispahan et Chiraz. Mais hormis les arméniens de la Nouvelle-Djoulfa, les chrétiens d’Iran sont trop peu nombreux et ne possèdent pas l’autonomie offerte par le cadre du millet au Levant.
Grecs ou melkites
Tout d’abord, il y a les grecs, ou « melkites ». Ce sont les chrétiens d’Orient qui ont suivi Constantinople lors du schisme avec Rome en 1054. Ces chrétiens ne constituent pas une simple copie de leurs homologues de Grèce ou de Constantinople, mais ils ont leurs propres spécificités. Ils possèdent 3 patriarches : l’un à Alexandrie, l’autre à Antioche et le troisième à Jérusalem. Après la conquête ottomane le patriarche d’Alexandrie se soumet entièrement au patriarche de Constantinople, celui de Jérusalem cristallise son attention sur la possession de Lieux Saints, ignorant le reste. C’est le patriarcat d’Antioche qui résiste le mieux à l’autorité émanant de la capitale byzantine. Si contrairement aux volontés d’Istanbul, ces derniers n’ont pas stoppé toutes relations avec Rome, l’Union n’était pas réellement de mise. L’arrivée des missionnaires catholiques change la donne. Le patriarche Euthyme II, élu en 1634, se soumet au pape, il s’éteindra brutalement l’année suivante. Dans ce conflit d’influence entre Rome et Constantinople, les catholiques prennent l’avantage au tournant du XVIIIe siècle ; premièrement lorsque le patriarche Athanase III Dabbas, alors nouvellement élu, rédige une profession de foi catholique. Toutefois, sept ans plus tard il renonce à son siège au profit de son concurrent, Cyrille V Zaïm, qui se rallie à Rome en 1716. Sans entrer dans les détails, nous observons qu’en 1720 Athanase III Dabbas devint le seul patriarche d’Antioche, mais à son décès, quatre ans plus tard, les partisans de l’union élisent Cyrille VI, alors que soutenus par les ottomans, leurs adversaires désignent Sylvestre de Chypre. Le premier des deux patriarches a peu de soutiens extérieurs, mais il est confirmé par Rome six ans après son élection. Le schisme parmi les melkites est ainsi consommé. Deux hiérarchies se mettent en place parallèlement, l’une devenant catholique, l’autre demeurant orthodoxe. Les grecs de Syrie du Sud et la Palestine deviennent alors majoritairement catholiques, ceux du Nord restent orthodoxes, mais la Porte ne reconnaît pas officiellement la hiérarchie catholique, pas avant les années 1830.
|
Table des matières
Avant-propos
Abréviations
Introduction
Chapitre 1 :La scène des misions capucines et ses acteurs
I Les missions à travers l’histoire : les sources retenues et l’état de la question
A) Lettres, comptes-rendus
B) Les chroniques capucines
C) D’une histoire des religieux à une histoire du religieux
II La mise en place du décor
A) Le script : un aperçu des missions capucines
B) Le décor : les empires musulmans
C) Une « mosaïque » orientale : les chrétiens d’Orient
III Des religieux français
A) Les frères des anges
B) Une avant-garde d’ « espions » ?
C) Propager la grandeur du roi de France
Chapitre 2 : Composer avec l’ « Autre »
I Les musulmans : des interlocuteurs inévitables
A) « L’oppression » musulmane
B) Gagner la confiance de l’« autre »
C) Echanges de bons procédés
II Capucins français et chrétiens d’Orient
A) Vivre avec les chrétiens d’Orient
B) L’action apostolique auprès des chrétiens d’Orient
C) Les grecs orthodoxes : alliés ou ennemis ?
III Les capucins français face aux Occidentaux d’Orient
A) Entre catholiques
B) Le cas des religieux : de l’entraide à la compétition
C) Les capucins et les hérétiques protestants en Orient : une opposition pas si évidente
Chapitre 3 :En terre d’Islam
I Des espaces dépaysants
A) Loin de la chrétienté
B) La différence
C) Un territoire des extrêmes
II La Terre Sainte
A) Sur les pas du Christ
B) Une terre de miracles
C) Devenir un martyr
III Les missions aux confins de la terre d’Islam
A) Le Maroc : un contexte difficile
B) L’Inde : un espace à l’aube de sa colonisation
C) Le rêve éthiopien : une rapide désillusion
Conclusion
Annexes
Glossaire
Index
Quelques lettres
Sources et Bibliographie
Table des cartes
Télécharger le rapport complet