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Les blockchains, une évolution technique et applicative
En s’appuyant sur des principes de cryptographie et un assemblage astucieux de briques techniques, bitcoin a fait émerger un nouveau modèle de paiement mais également une technologie nouvelle : la blockchain. Cette technologie est désormais l’objet de nombreux projets ou déclarations et de multiples entreprises affirment vouloir mettre en oeuvre des blockchains dans des secteurs aussi variés que la banque, le commerce ou l’industrie. Cette variété d’applications se caractérise également par une grande diversité dans la manière même d’envisager la technologie. Se développent ainsi derrière ce terme des systèmes aux caractéristiques techniques variées, loin pour certaines des principes cardinaux de l’esprit bitcoin. Nous nous proposons ici de dresser un portrait de ces technologies par le prisme de certaines de ces caractéristiques techniques, en faisant émerger les raisons qui ont présidé à ces évolutions techniques et les applications qu’elles permettent ou pourraient permettre.
Alice (et Bob) au pays des blockchains
Explorons donc dans un premier temps quelques grandes caractéristiques, techniques ou conceptuelles, qui distinguent actuellement les projets blockchains existants. Il nous apparaît que derrière le terme blockchain se cachent désormais des technologies aux propriétés bien disparates.
Blockchains publiques et privées
La distinction majeure aujourd’hui entre les différentes blockchains nous semble être la séparation entre les blockchains dites publiques et les blockchains dites privées ou hybrides. Cette distinction fait apparaître deux familles de technologie extrêmement différentes, aux applications bien distinctes, qui ont été à l’origine d’évolutions techniques importantes.
Comme leur nom l’indique, les blockchains publiques sont ouvertes à tous, à savoir que tout le monde peut utiliser le système. Bitcoin en est l’exemple le plus emblématique : n’importe qui peut créer une adresse bitcoin et réaliser des transactions sur la blockchain. Ces blockchains publiques sont soutenues par deux populations : les utilisateurs et les mineurs. Si l’on revient sur l’exemple de bitcoin, les mineurs sont tous utilisateurs dans le sens où ils doivent posséder une adresse bitcoin, a minima pour pouvoir recevoir leur récompense et les frais de transaction s’ils parviennent à valider un bloc. En revanche, on peut être utilisateur de bitcoin, détenir une adresse et réaliser des transactions, sans pour autant réaliser d’opération de minage. Mais l’un des principes fondamentaux de bitcoin reste l’ouverture du système : tout le monde peut devenir utilisateur ou mineur. Au-delà de la question de l’accès au système, le code et les données de la blockchain bitcoin sont également publics. Le code est en libre accès sur GitHub et peut être copié afin de créer sa propre blockchain. De plus, toutes les transactions sur la blockchain sont publiques. On peut ainsi trouver sur Internet le contenu des blocs (transactions, hash, mineur qui a validé le bloc) et des transactions qu’ils contiennent (adresses de départ et d’arrivée, montant de la transaction et des frais de transactions). Il en est de même pour ethereum, une autre blockchain publique.
À l’inverse, les blockchains privées et hybrides sont des systèmes fermés créés entre un nombre restreint d’acteurs. Une blockchain privée est un système interne à une organisation, partagée entre des acteurs de cette organisation. Une blockchain hybride est un système partagé entre plusieurs organisations. Ces deux types de blockchains sont assez similaires et, par souci de simplification, nous utiliserons la terminologie de blockchains privées pour désigner les deux technologies. En effet, ces systèmes sont comparables à des bases de données distribuées et partagées entre utilisateurs, organisées sous la forme d’une chaîne de blocs contenant des données, par exemple un registre de transactions (nous verrons l’exemple de Funds DLT un peu plus loin). Contrairement à des blockchains publiques, seuls quelques acteurs y ont accès et peuvent voir les données sur la chaîne. Nous verrons également que les systèmes de minage y sont généralement absents, remplacés par des mécanismes de consensus beaucoup plus simples. Le réseau fonctionne la plupart du temps sans mineur, la validation des blocs étant effectuée par les utilisateurs mêmes.
Cette distinction entre blockchains publiques et privées est sans doute la plus cruciale et la plus discriminante. L’ouverture du système nécessite en effet des mécanismes de consensus complexes, mis en oeuvre à l’aide de principes cryptologiques et d’un écosystème astucieux. A l’inverse, les blockchains privées résultent la plupart du temps d’un accord entre acteurs qui souhaitent développer un système commun qu’ils ont un intérêt à faire fonctionner correctement, ce qui implique une forme de confiance entre les parties prenantes. Nous verrons que cela a un impact majeur sur la nature de la technologie, tant est si bien qu’émergent des débats sémantiques pour déterminer si ces blockchains privées peuvent réellement être considérées comme des blockchains. Certains leur préfèrent l’appellation de DLT (Distributed Ledger Technology). Mais laissons pour le moment ce débat et tâchons de mieux comprendre les raisons d’une telle interrogation en explorant d’autres variations techniques autour de la technologie blockchain.
NOTA BENE : S’il existe une distinction entre blockchains privées (internes à une organisation) et hybrides (partagées entre plusieurs acteurs), nous regroupons ces deux familles de technologie très similaires sous l’appellation de blockchains privées, celles-ci étant avant tout des systèmes fermés.
Minage et système de consensus
S’il nous semble que bitcoin n’est pas à proprement parler une innovation technologique majeure – mais plutôt un assemblage astucieux de briques techniques qui préexistaient à son invention – , on peut en revanche affirmer qu’elle a introduit un système totalement novateur qui a cassé bien des codes dans le domaine du paiement. A ainsi été créé un système sans gouvernance centralisée, où le contrôle est distribué au sein d’un réseau de mineurs. Plus fort encore, les nœuds du réseau ne se connaissent pas et n’ont aucun besoin de se faire confiance ! S’il existe un mécanisme crucial dans le système bitcoin, qui a permis d’atteindre cet objectif, il s’agit sans nul doute de la preuve de travail (Proof of Works, PoW). Rappelons que, dans une blockchain utilisant la preuve de travail, l’objectif d’un mineur consiste à trouver un nonce, à savoir une chaîne de caractères, qui, lorsqu’il sera haché avec les données du bloc, renverra un hash qui satisfait certaines conditions. Cette recherche du bon nonce ne peut se faire qu’en essayant successivement des chaînes de caractères de manière aléatoire. La capacité à valider un bloc est donc proportionnelle à la capacité à calculer des hashs, donc à la puissance de calcul du mineur. En introduisant un incentive économique (récompense et frais de transaction), le système bitcoin encourage les tenants du système à fournir ce travail informatique consistant à calculer des hashs afin de faire fonctionner la Blockchain. Les mineurs ont donc un intérêt économique à fournir ce travail, d’autant qu’il leur coûte d’un point de vue énergétique. Surtout, ce mécanisme semble idéal pour faire émerger un consensus autour de données fiables. En effet, il encourage les mineurs à ne valider que des transactions licites, sous peine que le bloc soit rejeté par la majorité du réseau et que le mineur ne perçoive donc pas la récompense liée à la validation du bloc incriminé. De manière similaire, il favorise le consensus car tous les mineurs ont un intérêt à travailler sur la chaîne la plus longue et éviter ainsi les forks intempestifs, car seule la chaîne principale est considérée comme valide et permettra là-encore de toucher une récompense. Le risque majeur réside dans le fait qu’un mineur détienne la majorité de la puissance de calcul, auquel cas il aurait un contrôle absolu sur la blockchain. Nous reviendrons sur cette limite du système de manière plus détaillée par la suite.
Ceci étant posé, la preuve de travail est-elle le mécanisme de consensus idéal ? Pas nécessairement. D’une part, un mineur pourrait en effet contrôler la blockchain en détenant plus de 50% de la puissance de calcul. Bitcoin, qui génère aujourd’hui près de cinq millions de Terahashs chaque seconde, nécessite une puissance de calcul gigantesque et il paraît difficile à croire qu’un mineur puisse à lui seul fournir la moitié de cette puissance. Ceci étant, les mineurs du réseau sont aujourd’hui en nombre assez restreint et sont essentiellement de gros consortiums. Ainsi, une entente entre quelques consortiums seulement pourrait théoriquement leur permettre de prendre le contrôle de la blockchain. Surtout, on voit aujourd’hui apparaître de petites blockchains publiques sur lesquelles la puissance de calcul fournie est bien moindre et où il est donc nettement plus aisé pour un acteur mal intentionné de prendre le contrôle du système.
Au- delà de ce risque systémique, la preuve de travail est un mécanisme extrêmement énergivore. Nous présenterons par la suite quelques calculs plus détaillés sur le coût engendré par le système mais celui-ci s’élève à plusieurs centaines de millions de dollars. Surtout, ce coût est dépensé pour calculer des hashs qui ne servent à rien d’autre qu’à prouver que l’on a fait fonctionner des processeurs et fourni un « travail » informatique. Ainsi, les mineurs, en quelque sorte, dépensent de l’énergie simplement pour prouver qu’ils sont prêts à en assumer le coût, ce qui s’apparente à une dépense assez peu raisonnable.
Ces deux constats – sécurité et coût énergétique – ont conduit certains chercheurs à développer des mécanismes de consensus alternatifs à la preuve de travail. Le plus prometteur semble être le mécanisme de la preuve d’enjeu (Proof of Stake, PoS) (5). Alors que la preuve de travail offre une probabilité de valider un bloc proportionnelle à la puissance de calcul du mineur, la preuve d’enjeu considère que cette probabilité est proportionnelle à la quantité de crypto-monnaie détenue par le mineur. Ici, donc, pas de travail à fournir, tant est si bien que le processus n’est, par analogie, pas considéré comme du minage mais comme du forgeage. L’idée sous-jacente consiste donc à considérer que, plus un forgeur possède de monnaie, plus il a intérêt à ce que le système fonctionne correctement et de manière fiable. On lui donne donc d’autant plus de poids qu’il a d’enjeu à maintenir le système fonctionnel.
La première conséquence est que tout utilisateur peut devenir forgeur sans besoin matériel quelconque. Comme il n’y a plus de travail demandé par le système, il n’y a plus besoin d’incitation économique et, ce faisant, il n’y a plus de création monétaire afin de récompenser les forgeurs. Ceci implique que la quantité de monnaie sur une blockchain utilisant la preuve d’enjeu est ainsi fixée à l’avance et qu’il n’existe plus de mécanisme continu de création monétaire. Autre conséquence majeure de la disparition du « travail » informatique : il n’y a plus besoin de dépenser de l’énergie massivement, ce qui est bien l’un des objectifs majeurs de ce nouveau mécanisme. Analysons désormais les intérêts (11) (12) d’un tel système en termes de sécurité. A priori, le système demeure robuste dans le sens où un acteur ayant du pouvoir sur la blockchain est un acteur qui y détient une quantité importante de monnaie et qui a donc une forte incitation à ce que le système soit stable. Ainsi, un acteur détenant plus de la moitié de la quantité de monnaie aurait un contrôle sur la blockchain mais sans doute aucun intérêt à faire s’effondrer le système. Pour autant, la preuve d’enjeu induit un premier problème important pour obtenir un consensus, appelé Nothing-at-Stake problem (le problème du Rien-à -Perdre). Cela signifie qu’en cas de fork, c’est-à-dire en cas de développement parallèle de plusieurs chaînes, un forgeur peut tenter de valider des blocs sur les deux chaînes en compétition avec la même probabilité que s’il tentait de ne valider un bloc que sur la chaîne la plus longue, supposée être la chaîne principale. Avec un mécanisme de preuve de travail, le mineur peut certes répartir sa puissance de calcul entre les deux chaînes concurrentes mais il divise alors sa puissance sur chacune des chaînes et diminue ainsi ses chances d’y valider un bloc. Un deuxième problème concerne la valeur des crypto-monnaies sur une blockchain fonctionnant avec de la preuve d’enjeu. En effet, si l’on utilise la preuve de travail, la monnaie est créée pour récompenser les mineurs pour le travail qu’ils ont fourni. Cette création monétaire a donc un coût, celui du minage, c’est- à-dire celui de l’électricité utilisée pour valider les blocs. La valeur de la monnaie est donc liée à des paramètres extérieurs, tels que le prix de l’électricité. A l’inverse, avec la preuve d’enjeu, la monnaie est créée a priori et sans travail, ce qui en fait avant tout un actif sans valeur en soi, qui ne prend de la valeur que parce que les utilisateurs acceptent de lui en donner. De plus, la preuve d’enjeu présente le désavantage de lier intérêts technique et économique, dans le sens où l’influence d’un acteur sur le système est proportionnelle à sa capacité à valider des blocs, donc ici proportionnelle à la quantité de monnaie qu’il détient. La preuve de travail présente l’intérêt de mieux séparer les deux intérêts. Un mineur détenant une grande part de la puissance de calcul aura une grande influence technique mais ne détiendra pas nécessairement une grande quantité de monnaie, et n’aura donc pas nécessairement de grands intérêts économiques sur le système. En revanche, la preuve d’enjeu paraît plus sécurisée que la preuve de travail, dans le sens où acquérir la moitié de la masse monétaire en circulation sur une blockchain a un coût plus élevé qu’acquérir la moitié de la puissance de calcul des mineurs. L’attaque des 51%, sur laquelle nous reviendrons ultérieurement, apparaît donc plus complexe avec la preuve d’enjeu qu’avec la preuve de travail.
Notons qu’ethereum envisage très sérieusement de passer à un système de consensus par preuve d’enjeu au cours de l’année 2018, avec la volonté notamment de réduire le coût énergétique du système. Pour lutter contre des acteurs qui utiliseraient leur masse monétaire pour tenter de prendre le contrôle du système, out tout du moins pour effectuer des transactions illicites ou allant à l’encontre des intérêts de la blockchain, les créateurs d’ethereum ont créé un système, appelé Casper. Celui-ci est finalement assez simple : pour pouvoir utiliser leur masse monétaire à des fins de validation de blocs (forgeage), les utilisateurs doivent déposer une partie de leur argent sur un compte à part. L’argent sur ce compte sera bloqué tant que l’utilisateur participera à la validation des blocs. Casper intègre alors des mécanismes destinés à vérifier les blocs que tente de valider l’utilisateur. Si le système considère que l’un des blocs est illicite, l’argent déposé sur le compte séparé sera récupéré par ethereum et sera définitivement perdu par l’utilisateur. Il y a donc une incitation économique pour les forgeurs à ne valider que des transactions licites, et donc à garantir la stabilité du système.
Enfin, pour une blockchain privée, il n’est pas nécessaire de mettre en oeuvre des mécanismes de consensus complexes et coûteux. La mise en place d’une telle technologie, soit en interne au sein d’une entreprise, soit comme système partagé entre plusieurs acteurs, présuppose que les acteurs ont des intérêts convergents et se font confiance pour partager un système dans lequel tous ont un intérêt. Le nombre restreint d’acteurs favorise également la mise en place de mécanismes simplifiés. Par exemple, les acteurs peuvent voter de manière simple pour valider ou non une transaction, qui sera inscrite sur la blockchain si une condition simple est remplie (vote à l’unanimité ou à une majorité définie à l’avance par exemple).
Réversibilité des données
Rappelons en préambule que l’un des objectifs majeurs du système bitcoin est de garantir l’irréversibilité des transactions, rendant donc impossible d’annuler une transaction une fois celle-ci validée sur le réseau. En pratique, on considère qu’une transaction est totalement validée au bout d’environ une heure, ce qui revient à attendre qu’elle ait été publiée sur la blockchain et que cinq à six blocs aient été validés par la suite. Ceci garantit, à défaut qu’il soit impossible de revenir en arrière, qu’annuler le bloc contenant la transaction nécessite une puissance de calcul considérable, rendant fortement improbable l’hypothèse du développement d’une chaîne plus longue ne contenant pas ce bloc. Ainsi, une fois la chaîne suffisamment longue pour rendre techniquement impossible tout retour en arrière, les transactions peuvent être considérées, de facto, comme irréversibles. Evidemment, cette caractéristique est absolument nécessaire pour garantir le bon fonctionnement d’un système de transactions comme bitcoin. On ne pourrait utiliser un moyen de paiement s’il existait un risque qu’une transaction puisse être annulée à n’importe quel moment. Bien entendu, ceci est possible sur un système de paiement traditionnel mais la décision d’annulation est alors entre les mains d’une autorité centrale de contrôle telle qu’une banque ou la justice. Sur un système décentralisé comme bitcoin, dont la substantifique moelle réside justement dans la disparition de toute autorité de contrôle, on ne saurait accepter qu’une transaction puisse être annulée sans pénaliser fortement la confiance que l’on a dans le système.
Pourtant, si des mécanismes d’annulation de transactions existent dans les systèmes de paiement traditionnels, c’est bien évidemment parce qu’il y a un intérêt à ne pas avoir un système trop rigide qui ne supporte aucun retour en arrière. Par exemple, si un compte bancaire est victime d’une attaque informatique qui vise à détourner des fonds, il existe des moyens d’annuler certaines transactions afin de protéger le consommateur. Cette notion de protection est absente d’une blockchain comme bitcoin. Ainsi, même en se tournant vers la justice pour constater l’illégalité d’une transaction, il est techniquement impossible de l’annuler par la suite sur la blockchain sans consensus des mineurs. ethereum en a fait l’amère expérience avec la plateforme The DAO (Decentralized Autonomous Organization). Cette plateforme implémentée sur ethereum avait vocation à lever des fonds auprès de particuliers dans le but de financer des projets d’entreprises, à mi-chemin donc entre crowdfunding et venture capital. La plateforme était gérée à l’aide de smart contracts, qui ont été à l’origine d’un détournement massif de fonds. En effet, le code informatique des smart contracts contenaient une faille permettant notamment de répéter des retraits de fonds sans vérifier la disponibilité du solde demandé. Cela a permis à un acteur malveillant de détourner près de cinquante millions de dollars, soit environ 3% de la masse monétaire totale en ethers à l’époque. Cette affaire pose bien évidemment la question de la sécurité des fonds détenus sur une blockchain. Surtout, elle a marqué un tournant incontestable en ce qui concerne la question de la réversibilité des transactions. En effet, à la suite de l’attaque, il a été décidé de revenir sur ces transactions et donc d’opérer pour la première fois l’annulation de transactions sur une blockchain. La difficulté d’une telle opération réside dans le fait qu’elle nécessite le consensus des mineurs, qui seuls ont le contrôle de la blockchain et de l’écriture des blocs. Or, ce consensus n’a pas été atteint, certains mineurs refusant de revenir en arrière, au nom justement du principe cardinal de non réversibilité des transactions. Cet état de fait a conduit à un hard fork , à savoir que la blockchain ethereum s’est scindée en deux blockchains parallèles. Sur la première, les fonds détournés ont été bloqués puis remboursés, alors que la deuxième blockchain (appelée aujourd’hui ethereum Classic) a gardé en l’état les soldes de tous les comptes impactés par l’affaire. Tout détenteur d’ethers détenait alors de la monnaie sur les deux blockchains, mais les cours de l’ether et de l’ether classique se sont effondrés. Aujourd’hui, la valeur d’un ether est d’environ dix fois celle d’un ether classique.
Si cet exemple a mis en lumière l’intérêt d’un système permettant d’annuler des transactions, aucune blockchain publique majeure n’a mis en oeuvre un tel mécanisme. En effet, la décision d’annuler une transaction, à défaut de pouvoir être prise par une autorité de contrôle, ne peut être prise que par les mineurs, et obtenir l’unanimité sur une telle décision est impossible, certains restant farouchement attachés à l’esprit initial de bitcoin, qui prône la réversibilité la plus complète. Cette caractéristique technique fait là-encore émerger une scission majeure entre blockchains publiques et blockchains privées. D’une part, une blockchain privée créée entre quelques acteurs de confiance peut tout à fait aisément trouver des consensus pour réécrire des transactions, sans la difficulté de mettre d’accord un réseau de mineurs ne se connaissant pas. D’autre part, et nous explorerons par la suite plus en détail quelques cas d’usage potentiels, on peut penser utiliser des blockchains dans des secteurs régulés tels que la banque ou l’assurance. Dans une telle hypothèse, il est inenvisageable de faire l’économie de tels mécanismes de retour en arrière, car cela contredirait certains principes cardinaux de protection des consommateurs.
Tiers de confiance
Nous terminons notre tour d’horizon général des différentes blockchains avec une dernière propriété extrêmement importante de bitcoin : l’absence de tiers de confiance. L’idée de créer un système monétaire décentralisé va de pair avec celle de développer un système sans aucun tiers de confiance qui serait le garant à la fois de l’argent détenu mais aussi du bon déroulement des transactions. L’idée, donc, est bien de créer un écosystème monétaire sans banque ni autorité de contrôle. Ces tiers de confiance traditionnels sont ici remplacés par des mineurs et par la notion de consensus, en considérant que la majorité des mineurs sont honnêtes et souhaitent le bon fonctionnement du système. Ce qui, finalement, revient à déplacer la confiance depuis des tiers agréés vers le bon sens d’une majorité d’acteurs inconnus. Jusqu’à présent, ce système a prouvé sa fiabilité, sans pour autant que l’on puisse totalement se départir de la notion de confiance. Pour autant, on voit des blockchains se créer en réintroduisant des tiers de confiance. Revenons par exemple sur la notion de smart contracts présentée précédemment et plus précisément sur l’exemple des cat bonds. Nous disions que ces contrats pourraient être exécutés lorsqu’un acteur tiers viendrait valider sur la blockchain qu’un événement climatique défini à l’avance s’est bien produit. Cet acteur ne serait pas nécessairement lui-même un utilisateur de la blockchain. Il s’agit bien ici d’un tiers de confiance qui aurait un rôle sur la bonne exécution des contrats. Cependant, il existe une petite nuance par rapport à un système de confiance plus traditionnel, où par exemple une banque est le garant du système de paiement : ici, le tiers de confiance n’a aucun contrôle sur le bon fonctionnement du système en lui-même, il est uniquement une source d’information. De plus, contrairement à une banque, il n’est pas lui-même un acteur impliqué du système dans lequel il aurait des intérêts. A défaut de garantir sa probité, cela constitue au moins un gage qu’il n’a pas d’intérêt personnel à fournir de mauvaises informations. De manière plus générale, et nous y reviendrons un peu plus tard, ces smart contracts présentent des problèmes légaux. Un contrat d’assurance français, par exemple, doit contenir un certain nombre de clauses de protection des consommateurs. A ce titre, un smart contract ne saurait être considéré, d’un point de vue juridique comme un contrat d’assurance. Si l’on veut pouvoir inscrire ces contrats dans un cadre légal conventionnel, l’une des pistes pourrait être d’attacher à chaque contrat électronique un contrat « littéraire », rédigé bien que dématérialisé, qui pourrait être validé d’un point de vue légal par un tiers de confiance comme un juge ou un avocat.
Enfin, si l’on s’intéresse aux blockchains privées, il apparaît que la question de la confiance est bien différente de celle qui se pose sur les blockchains publiques. Comme nous l’avons déjà dit, une blockchain privée résulte la plupart du temps soit de la mise en place d’un projet interne à une entreprise, soit d’une volonté commune entre plusieurs acteurs de mettre en oeuvre un système partagé. Ces acteurs se connaissent, ont des intérêts convergents et ont donc toutes les raisons de se faire confiance. Il en résulte des mécanismes de consensus simplifiés. Nul besoin ici d’un système débarrassé de tous tiers de confiance car là n’est pas l’intérêt du système. On peut d’ailleurs parfaitement imaginer des tiers de confiance ayant des rôles spécifiques sur des blockchains privées. Imaginons ainsi un système bancaire où le back-office serait basé sur des blockchains. La forte régulation et les nécessaires mécanismes de protection des consommateurs pourraient impliquer l’intervention de tiers de confiance, tels que la justice, pour pouvoir éventuellement invalider des transactions.
Synthèse et sémantique
Nous avons donc exploré quelques grandes évolutions de la technologie blockchain par rapport à l’esprit initial de bitcoin. Nous avons commencé notre exploration par une distinction fondamentale entre blockchains publiques et blockchains privées. Il s’agit sans doute de la distinction la plus discriminante, qui fait émerger aujourd’hui deux familles technologiques assez différentes.
D’un côté, donc, les blockchains publiques, comme bitcoin ou ethereum pour ne citer que les deux plus importantes. Elles sont majoritairement destinées à héberger des crypto-monnaies ou des tokens de manière plus générale, certaines ajoutant à cela une surcouche applicative comme l’implémentation de smart contracts , qui existent tant sur bitcoin que sur ethereum, bien qu’ils soient beaucoup plus développés sur cette dernière. Si différents systèmes de preuve peuvent être envisagés, tous ont un même objectif : parvenir à une forme de consensus sur la validité des blocs, en considérant qu’une majorité du réseau est honnête. La preuve de travail est aujourd’hui le système de référence, malgré ses limites. Sur ces blockchains, les données sont irréversibles une fois validées sur la blockchain. Revenir en arrière demande un consensus qu’il paraît difficile à trouver et la seule solution adoptée jusqu’à présent a été un hard fork, qui n’a rien d’une solution satisfaisante. Enfin, le principe de ces blockchains consiste à créer un système totalement décentralisé, contrôlé par un réseau pair-à-pair sans autorité de contrôle ni tiers de confiance (sauf éventuellement comme source externe d’information mais pas comme garant du bon fonctionnement du système). Même si ces différentes blockchains peuvent différer sur certains points (système de preuve, confidentialité, fonctionnalités, …), elles n’en demeurent pas moins une famille de technologies assez cohérente.
Cette famille de technologies semble pour autant assez éloignée de celle des blockchains privées. Ici, pas de minage ou de forgeage mais des systèmes de vote simplifiés, car nul besoin de mécanismes de consensus complexes lorsque l’on se fait confiance. La différence majeure est sans doute là : d’un côté, la foi en le bon sens de la majorité pour éliminer toute dépendance à un acteur central ; de l’autre, des acteurs se faisant confiance qui ont des intérêts communs à créer un système partagé. L’objectif est radicalement différent, et les technologies également. Exit, donc, les mécanismes complexes de consensus, loin des blockchains publiques, dont l’essence même repose sur l’idée du consensus et du contrôle distribué. Ces blockchains, loin de l’esprit bitcoin, n’ont pas de raisons de faire de l’irréversibilité un principe de confiance, ou de refuser toute idée de tiers de confiance. Ainsi, ces systèmes s’apparentent plus à des bases de données partagées et distribuées, avec comme avantage une certaine robustesse offerte par le chaînage des données et les mécanismes cryptographiques sous-jacents. Certains leur refusent donc l’appellation de blockchains et préfèrent les considérer comme des DLT (Distributed Ledger Technology), c’est -à-dire des technologies de registres distribués. L’appellation fait sens et permet de distinguer deux familles de technologies aux caractéristiques finalement bien différentes.
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Table des matières
Remerciements
Introduction
1 Explications : histoire, mécanismes
1.1 L’éclosion du bitcoin
1.2 Le fonctionnement de bitcoin
1.3 De 2009 à nos jours
1.4 Le contrat intelligent
1.5 50 nuances de blockchain
2 Les blockchains, une évolution technique et applicative
2.1 Alice (et Bob) au pays des blockchains
Blockchains publiques et privées
Minage et système de consensus
Nature des données
Confidentialité
Réversibilité des données
Tiers de confiance
Synthèse et sémantique
2.2 Panorama d’applications potentielles
Quelques usages des blockchains publiques
Quelques applications des DLT
2.3 Limites des DLT
Sécurité des DLT
La question de la confiance
Utilité réelle du système ?
Synthèse
2.4 Limites des blockchains publiques
Coût du système et consommation énergétique
Cadre légal
Fiabilité du système
Souveraineté du système
Un enjeu d’éducation aux risques numériques
Décentralisation et protection des consommateurs
Quelques limites techniques
Synthèse
2.5 Une première réponse technique : les sidechains
Fonctionnement
Intérêts et limites
3 Cas d’usage détaillés
3.1 Les applications financières
Les crypto-monnaies : monnaie ou actif ?, le cas bitcoin
Gérer les transactions sur la blockchain, le cas FundsDLT
3.2 Les autres usages
La gestion de l’identité, le cas dock.io
Traçabilité et supply chain, le cas everledger
4 Impacts prévus, cadre réglementaire et recommandations
4.1 Blockchains publiques et gouvernance
Statut des crypto-monnaies
Blockchains publiques et gouvernance
Synthèse
4.2 Régulation et réglementation des blockchains : l’exemple du secteur financier
Préambule : quelques principes de régulation financière
Blockchains et secteurs financiers
Quelle vision pour le régulateur ?
Blockchains et réglementation, l’exemple des titres non cotés
Synthèse
4.3 Recommandations et ouvertures sur la régulation
La réglementation doit être technologiquement neutre !
Réguler les blockchains n’est pas une urgence !
Quelques pistes d’ouverture
Synthèse
4.4 Quel avenir pour les blockchains ?
Quelques remarques générales
L’avenir des blockchains publiques
L’avenir des blockchains privées
Synthèse
5 Bibliographie
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