Les bactéries marines hétérotrophes, un rôle clef au sein des océans
Le rôle central des microorganismes marins
Les microorganismes dominent toute forme de vie sur terre. Ces entités microscopiques unicellulaires prospèrent notamment dans l’ensemble des habitats marins, qui recouvrent à eux seuls près de 71 % de la surface du globe. Les microorganismes englobent les protistes (c’est-à-dire les eucaryotes unicellulaires), les procaryotes (eux-mêmes constitués de bactéries et d’archées) ainsi que les virus. Les océans contiendraient jusqu’à 10²⁹ cellules procaryotes (Whitman et al., 1998), soit plus que les 10²¹ étoiles présentes dans notre univers (Pomeroy, 2007). Les procaryotes représentent ainsi 90 % de la biomasse des océans (Pomeroy, 2007; Suttle, 2007). Dans les eaux de surface, cela correspond à 5 x 10⁵ bactéries par millilitre d’eau de mer en moyenne (Whitman et al., 1998).
Au sein des écosystèmes marins, les microorganismes occupent différents rôles selon leur manière d’utiliser et de transformer le carbone, un élément essentiel constituant le vivant. Le phytoplancton inclue les organismes eucaryotes et procaryotes (cyanobactéries) photoautotrophes, majoritairement présents en suspension dans la couche euphotique des océans (Figure I.1). Ces organismes réalisent la photosynthèse, une étape cruciale où le dioxyde de carbone (CO2) dissous d’origine atmosphérique est transformé en matière organique et en dioxygène (O2) grâce à l’énergie lumineuse. Cette « production primaire » correspond au point d’entrée du carbone dans les océans et supporte l’ensemble des chaines trophiques marines. La production primaire marine représente environ la moitié de la production d’O2 sur terre (Field et al., 1976). Une partie de la biomasse phytoplanctonique résultant de la photosynthèse est ensuite transférée vers les niveaux trophiques supérieurs selon une chaine trophique dite « classique », commençant par le broutage du phytoplancton par le zooplancton, puis la prédation du zooplancton par les animaux de plus grande taille. Dans les océans profonds aphotiques, où la lumière ne pénètre pas, la production primaire peut être effectuée par des organismes chimiolithotrophes qui utilisent une source d’énergie d’origine chimique pour transformer le carbone inorganique en matière organique.
En contraste, les procaryotes hétérotrophes utilisent des molécules organiques comme source de carbone. Dans les eaux de surface des océans, les bactéries constituent l’essentiel des procaryotes hétérotrophes (Karner et al., 2001). Celles-ci dégradent et utilisent la matière organique issue de la production primaire afin de supporter leur croissance et produire de la biomasse bactérienne : c’est la « production bactérienne » (Figure I.1). Ce faisant, elles relâchent dans le milieu des nutriments et minéraux essentiels (e.g., azote – N, phosphore – P) qui stimulent en retour la production primaire. De plus, les bactéries hétérotrophes alimentent une chaîne trophique d’organismes bactérivores de petite taille (e.g., flagellés hétérotrophes, ciliés) qui sont ensuite broutés par le zooplancton qui régénère également les nutriments via ses activités d’excrétion. Cette « boucle microbienne » (Azam et al., 1983) est essentielle car une partie de la matière organique qu’elle recycle resterait autrement inaccessible aux maillons supérieurs. On estime que jusqu’à 50 % de la production primaire marine est ainsi recyclée par la boucle microbienne (Ducklow et Carlson, 1992). Les bactéries hétérotrophes sont très diversifiées et effectuent de nombreuses fonctions en plus de leur rôle dans la dégradation de la matière organique. On peut citer à titre d’exemple la fixation du diazote d’origine atmosphérique, la méthanogenèse ou la catalyse des cycles du soufre.
Enfin, les virus marins forment le dernier maillon de ces communautés complexes. Ce sont les entités les plus abondantes des océans : bien qu’ils ne représentent que 5 % de la biomasse marine, ils constitueraient jusqu’à 94 % des organismes marins (Suttle, 2007). S’ils ne sont pas considérés comme des êtres vivants car ils ne possèdent pas leur propre métabolisme, les virus infectent l’ensemble des microorganismes marins pour se répliquer et jouent un rôle important d’architectes des communautés microbiennes. Les bactériophages, qui infectent les bactéries, lysent entre 20 et 40 % des bactéries présentes dans la couche de surface des océans par jour et participent largement aux flux de matière au sein des océans, un phénomène appelé « shunt viral » (Suttle, 2007).
En utilisant et en transformant les éléments essentiels à la vie (carbone, nutriments), les microorganismes jouent un rôle clef dans les océans. En particulier, les bactéries hétérotrophes influencent le devenir du carbone et des nutriments en catalysant les réactions de dégradation des composés organiques marins. Une des préoccupations majeures des océanographes est de comprendre comment les bactéries utilisent et transforment cette matière organique et de déterminer l’impact de ces transformations sur les différents flux de carbone et de nutriments dans les océans. L’utilisation de la matière organique par les bactéries marines dépend de sa composition, de la composition des communautés bactériennes et des différentes stratégies trophiques mises en place par celles-ci. L’étude de ces trois points et des processus les régulant est ainsi nécessaire pour mieux appréhender la complexité des interactions entre bactéries et matière organique.
La matière organique marine, support de l’activité bactérienne hétérotrophe
La matière organique marine est usuellement séparée en deux catégories : la matière organique dissoute (MOD) et la matière organique particulaire (MOP). Cette séparation opérationnelle est effectuée grâce à une étape de filtration à un seuil compris généralement entre 0.1 et 1 µm : la MOP est retenue par le filtre tandis que la MOD est comprise dans le filtrat (Figure I.2) (Harvey, 2006; Nagata, 2008). Cette distinction est essentielle car ces deux pools de matière supportent des fonctions différentes dans les cycles biogéochimiques, c’est-à-dire les processus de transport et de transformation que subissent tous les éléments comme le carbone, l’azote ou le phosphore.
La matière organique dissoute
La MOD est la forme de matière organique majoritaire dans les océans, représentant une masse de 662 GtC (Hansell, 2013). Etant définie par une porosité de filtre, elle inclue les composés réellement dissous (par exemple, les monosaccharides) mais aussi les virus, une partie des bactéries ou les colloïdes qui sont en réalité des composés non-dissous (Figure I.2) (Nagata, 2008). En milieu côtier, la MOD provient de plusieurs sources, naturelles et anthropiques. Les sources naturelles incluent des apports autochtones et allochtones. La MOD autochtone correspond à une matière organique produite in situ. Elle est majoritairement d’origine phytoplanctonique, provenant par exemple de l’exsudation des cellules, de leur lyse virale ou de processus de « sloppy feeding » (relargage lors du broutage par les organismes supérieurs) (Nagata, 2008; Thornton, 2014). Chaque année, 50 GtC de carbone organique dissous (COD) sont ainsi produits dans les océans (Harvey, 2006). A ces processus autochtones, se superposent les apports allochtones, comme par exemple, les dépôts atmosphériques (e.g., pluie, poussières sahariennes) ou les apports terrestres (e.g., apports des rivières, lessivage des sols) (Mopper et Zika, 1987; Harvey, 2006). Les apports des rivières sont particulièrement importants pour les zones côtières et représentent un flux d’environ 0.3 GtC par an de COD (Harvey, 2006). Les eaux fluviales sont chargées en composés d’origine terrestre, provenant par exemple de la dégradation des tissus de plantes supérieures. Enfin, les sources anthropiques correspondent, par exemple, aux eaux de ruissellement (e.g., lixiviat de décharges et chaussées), aux rejets urbains (e.g., stations d’épurations, industries) ou aux rejets agricoles (e.g., épandage d’engrais organiques). La contribution de chacune de ces sources peut fortement varier dans le temps et l’espace, notamment selon les changements de régime de précipitation (Harvey, 2006).
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Table des matières
Chapitre I. Introduction générale
I. Les bactéries marines hétérotrophes, un rôle clef au sein des océans
I.A. Le rôle central des microorganismes marins
I.B. La matière organique marine, support de l’activité bactérienne hétérotrophe
I.C. Les communautés bactériennes marines
I.D. Les bactéries hétérotrophes marines et l’utilisation de la matière organique
I.E. Les enzymes hydrolytiques, outils de la minéralisation bactérienne
II. Le quorum sensing, un système de communication bactérienne
II.A. La découverte du quorum sensing
II.B. Les mécanismes du quorum sensing bactérien
II.C. Quorum quenching et dégradation abiotique
II.D. Le quorum sensing : « uniquement » un senseur de la densité cellulaire ?
II.E. Les spécificités du quorum sensing en milieu marin
III. Les estuaires, des zones de transformation de la matière organique
III.A. L’importance des zones côtières
III.B. Les estuaires, au sein du continuum terre-mer
IV. Objectifs de la thèse
Chapitre II. Matériels et méthodes
I. Sites d’étude : la rade de Brest et l’estuaire de l’Aulne
II. Prélèvements
II.A. Suivi mensuel
II.B. Expérimentations en microcosme
III. Protocoles d’analyses
III.A. Variables physicochimiques
III.B. Paramètres biologiques
IV. Microbiologie
IV.A. Isolement et culture de souches bactériennes de l’estuaire de l’Aulne
IV.B. Capacités de quorum sensing et quorum quenching de souches estuariennes isolées
IV.C. Capacités de production de biofilm de souches estuariennes isolées
IV.D. Impact de la disruption du QS sur des souches estuariennes isolées
IV.E. Impact de l’ajout de molécule du QS sur des communautés naturelles
V. Biologie moléculaire
V.A. Identification taxonomiques des souches estuariennes isolées
V.B. Séquençage de génome bactérien
V.C. Metabarcoding d’échantillons environnementaux
VI. Traitement des données
VI.A. Etude de la composition des communautés bactériennes
VI.B. Etude des activités bactériennes dans l’estuaire de l’Aulne
Chapitre III. Evolutions spatiotemporelles des communautés bactériennes de l’estuaire de l’Aulne
I. Introduction
II. Article 1 : Free-living and particle-attached bacterial community composition, assembly processes and determinants across spatiotemporal scales in a macrotidal temperate estuary
III. Données supplémentaires
Chapitre IV. Evolutions spatiotemporelles des activités enzymatiques dans l’estuaire de l’Aulne et facteurs de régulation
I. Introduction
II. Article 2 : Spatiotemporal dynamics and determinants of hydrolytic enzyme activities and bacterial production in the free-living and particle-attached bacterial communities of a temperate macrotidal estuary
III. Données supplémentaires
Chapitre V. Conclusion générale