Enjeux théoriques et institutionnels, conditions du problème
Ecrits institutionnels et tour d’horizon de la question : la lecture analytique fait débat
La lecture analytique occupe une place prépondérante dans le cadre de l’enseignement du français. Si elle s’inscrit dans l es programmes de collège, c’est véritablement au lycée qu’elle prend tout son sens puisqu’elle se trouve à l’origine de deux des exercices des Epreuves Anticipées de Français pour le baccalauréat: l’oral et le commentaire littéraire. Le Bulletin Officiel n°9 du 30 septembre 2010 présentant les programmes de lycée général et technologique fixe les objectifs de la lecture analytique comme devant viser « la construction progressive et précise de la signification d’un texte, quelle qu’en soit l’ampleur ; elle consiste donc en un travail d’interprétation que le professeur conduit avec ses élèves, à partir de leur réactions et de leurs propositions ». Par ailleurs, il apparaît nécessaire que la lecture analytique soit « une activité de classe, un travail collectif interprétatif que le professeur orchestre », « une recherche en commun, une exploration, un cheminement, une patiente construction, un processus collectif de dévoilement du /des sens à partir d’un questionnement qui aura été adroitement établi par la classe au départ » ainsi que l’affirment M.-L Lepetit, I. Nauche, D. Stissi et J.-P Taboulot, dans Pratiquer la lecture analytique au collège et au lycée pour développer des compétences de lecteur et préparer les élèves à l’épreuve orale des EAF, cités par Sylviane Arh (2013 : 85). Ainsi pouvons-nous voir se détacher les attentes principales liées à la lecture analytique : une construction qui se réalise progressivement par l’intervention de tous et qui, si elle est dirigée par le professeur, doit partir des élèves. Dans ces perspectives, il convient de trouver des approches qui doivent favoriser et susciter l’engagement de l’élève en tant que sujet-lecteur en mettant en place un nouveau rapport entre lui et le texte qui passerait par l’appropriation subjective de celui-ci puis par sa restitution dans le but d’une construction progressive du sens. Il s’agit de placer les élèves dans une posture non plus passive d’un « exercice » selon des règles précises données par des consignes qu’il faut absolument respecter pour « réussir » mais active de lecteur capable d’évaluer, de prendre position et de réagir par lui-même. Or, c’est là l’une des principales difficultés de nos élèves qui ne parviennent pas à concilier l’expression d’émotions et de jugements et la construction de connaissances et de compétences à mobiliser dans la lecture.
Par ailleurs, la lecture analytique fait l’objet de nombreuses critiques, liées à la manière dont elle est menée en classe, privilégiant une approche formaliste et techniciste, plus rassurante et garantissant à minima l’acquisition de connaissances qu’il est facile d’apprendre et de restituer au détriment d’une quête du sens et d’une construction de la signification. La première, qui n’est pas la moindre est celle, extraordinaire, de Valère Novarina, qui, dans Lumières du corps, « brûler les livres » (2006) n’hésite pas à comparer le traitement reçu par les textes littéraires présentés dans les manuels scolaires et étant censés répondre à une logique de lecture analytique comme le montre la fréquente répartition des questions en deux ou trois axes titrés à la dissection faite par un boucher, ainsi que nous le rappelle Patrick Laudet (2011 : 1).
Ainsi les dérives de la lecture analytique semblent-elles laisser peu de place au lecteur, à ses émotions, aux significations dont il pourrait investir le texte et le réactualiser en regard de sa propre expérience et de sa propre vie, ce qui devrait pourtant être l’apanage de tout texte littéraire en tant qu’œuvre d’art et la garantie de sa survivance à travers les siècles, car elle impose trop souvent une recherche méthodique de ce qui fait structurellement le texte : sans aller aussi loin que Novarina, les pronoms personnels, le temps des verbes, la syntaxe, les figures de style, véritables sources d’angoisse pour les élèves… Comment éviter les redites, les relevés systématiques, la paraphrase, les idées toutes faites, la sempiternelle question « Madame, il y a des figures de style dans ce texte ? » posée à peine celui-ci distribué et comment empêcher les élèves de ne procéder qu’à une recherche méthodique et techniciste, réalisable sans même avoir compris le texte ? Les programmes actuels invitent bien à trouver un équilibre entre une dérive purement formaliste des démarches d’analyse textuelle qui oublient le sens et la question de la réception et la construction d’un « catalogue des idées » selon l’expression de Patrick Laudet (2011 :2) – soutenue par la pensée que tout se vaut dès lors que c’est ressenti et exprimé – en omettant le travail sur la forme, pourtant incluse dans le processus de création des auteurs (comment ne pas penser au « gueuloir » de Flaubert ?). Il convient alors de concilier impressions et formes dans ce que « Ricoeur appelle d’un côté la « génialité romantique », assumant pleinement sa subjectivité et ses audaces interprétatives et la « virtuosité philologique », éprise d’objectivité et soucieuse de rigueur formelle. » (Laudet, 2011 : 2). La controverse entourant la manière dont la lecture analytique est menée en classe dissimule un enjeu bien plus important que le débat sur la pratique : elle touche en effet au statut du texte, à la place qu’on lui accorde dans le cours de français et invite à interroger l’acte de lecture. Si bien des élèves ont du mal à considérer le texte littéraire comme un objet d’art, c’est que le caractère primordial, essentiel de celui-ci n’a pas été suffisamment souligné pour permettre une reconnaissance comme tel. C’est dans cette perspective que Patrick Laudet (2011 : 2) nous propose de relire un extrait de Pourquoi la nouvelle critique ? de Serge Doubrovsky (1972).
Les Arts à l’Ecole : écrits institutionnels et apports de la recherche en sciences de l’éducation: objet d’étude en lui-même ou médiation pédagogique ?
Originellement, l’histoire de l’art naît au XVIIIème et au XIXème siècle grâce à l’essor de l’archéologie, des bibliothèques et des collections artistiques publiques. Ses perspectives d’adéquation avec l’enseignement du français et plus largement avec le monde scolaire ne sont pas récentes. En effet, « l’intégration de l’image à l’école, puis au collège et au lycée dans le cours de français a débuté il y a bien longtemps, avec les vieux abécédaires du XIXème siècle. L’image à l’école est apparue d’ailleurs sous des formes très diverses : gravures en noir et blanc, puis en couleurs, films fixes projetés, photographies, dessins, reproductions de photogrammes, de tableaux… La nouveauté vient cependant aujourd’hui de sa promotion au rang d’objet d’étude et d’enseignement. L’image est devenue une catégorie à part entière des programmes de 1995, et en 1998 le terme de « lecture de l’image » a été introduit dans les textes officiels » (Demougin, 2012 : 104). Pourtant, l’histoire des arts reconnue comme discipline scolaire n’entre dans les programmes qu’en 1993, comme enseignement optionnel ou réservé à la filière littéraire avant d’être étendue au collège et à l’école.
Le Bulletin Officiel n°25 du 22 juin 1995 précise que « l’image n’est pas tenue pour une illustration accessoire, mais pour un objet d’analyse, dont l’étude permet, sur le plan pédagogique, d’éduquer le regard, d’enrichir la sensibilité, de stimuler l’imagination, d’éveiller l’esprit critique et de développer l’expression ». Le 14 décembre 2000, la conférence de Jack Lang ouvrant un plan d’ « Orientation pour une politique des arts et de la culture à l’Ecole » affirme les enjeux d’une entrée de l’œuvre d’art dans les enseignements disciplinaires : « Étendre l’accès à l’art et à la culture, c’est « généraliser les pratiques artistiques », c’est « organiser la rencontre de tous avec l’art », c’est encore « instaurer de manière précoce le contact avec les œuvres » (Kerlan, 2004 : 30). Ainsi l’art entre-t-il dans le domaine pédagogique sur un fond démocratique d’accession à la culture artistique pour tous.
La présence de l’art au sens large et plus particulièrement de l’image fixe dans les écrits institutionnels aujourd’hui s’articule autour de deux pôles. Il est présenté à la fois comme un objet d’étude et comme un support d’apprentissage, à la base de l’assimilation de connaissances issues d’autres champs disciplinaires, l’idée étant de faire intégrer cette forme particulière de langage puis de l’associer à l’acquisition de compétences autres. Dans le cadre précis de l’enseignement du français, la dominante qui revient est la construction d’une « conscience esthétique » – au sens adopté à partir du XVIIIème siècle de terme désignant l’ensemble des sensations et des sentiments provoqués par l’œuvre d’art -, l’enrichissement d’un fond culturel, le développement d’un jugement de goût et d’une autonomie critique et le déploiement d’une attitude réflexive. Ainsi le texte de cadrage du socle commun de compétences paru en 2006 invite-t-il à la croissance d’une « culture humaniste » à la construction de laquelle l’enseignement littéraire participe, contribuant « à la formation du jugement, du goût et de la sensibilité » de manière à enrichir « la perception du réel, ouvre l’esprit à la diversité des situations humaines, invite à la réflexion sur ses propres opinions et sentiments et suscite des émotions esthétiques ». Si le mot esthétique naît au milieu du XVIIIème siècle en tant qu’étude des sensations et des sentiments provoqués par une œuvre d’art puis qu’il se développe en théorie du Beau jusqu’au renversement des perspectives opéré par Kant qui dans sa Critique du Jugement (1790) s’intéresse moins à l’œuvre qu’à son spectateur, Sylviane Arh (2013) note deux emplois distincts du terme « esthétique » dans les programmes. Le premier concerne une « façon de voir et de ressentir », basée sur des « appréciations subjectives », des « émotions esthétiques qui sont en elles-mêmes des jugements, donc des prises de position », « désintéressées » et « partagées », en accord avec la conception kantienne de la réception esthétique. Le second intègre l’une des six finalités du lycée à travers l’exercice de la lecture analytique visant « le développement d’une conscience esthétique permettant d’apprécier les œuvres, d’analyser l’émotion qu’elles procurent et d’en rendre compte à l’écrit comme à l’oral » (Arh, 2013 : 24). Les enjeux de l’étude d’œuvres d’art en cours de français porteraient donc sur l’acquisition d’outils permettant la mise en mots et en mémoire d’expériences esthétiques conduisant à des expériences de lecteur. Michel Develay, professeur en sciences de l’éducation à l’Université Lumière Lyon 2, affirme dans la préface de L’art pour éduquer ? La tentation esthétique (2004 : XX) que, pour Alain Kerlan, l’esthétique renvoie « au domaine de la sensation mais plus largement de la réhabilitation de l’univers de la sensibilité et des émotions, de la singularité et de l’intuition, de la manifestation phénoménale et de l’apparence ». Son intérêt est donc d’autant plus grand dans le champ disciplinaire qu’il permet un détachement de connaissances acquises pour un réveil à soi, une écoute des impressions provoquées par une rencontre avec l’œuvre, une approche sensible des textes, un retour à la sensation, à l’émotion et aux sentiments dans un cadre – celui de l’école – qui ne lui fait pas toujours la part belle et qui semble même, aux yeux des élèves, trop souvent opposé à l’idée d’une expression personnelle. Pour Marc Jimenez, le domaine de l’esthétique, « c’est avant tout l’univers de la sensibilité, des émotions, de l’intuition, de la sensualité, des passions, domaine où règne une ambivalence irréductible à des symboles et à un système de notation. » (1997 : 408). Par ailleurs, le préambule du B.O n°32 du 28 aout 2008 indique que « l’enseignement de l’histoire des arts est un enseignement de culture artistique partagée. […] Il est porté par tous les enseignants. Il convoque tous les arts. ». Cette année-ci voit donc l’extension à tout le lycée, le collège et l’école d’un projet de développement de la culture artistique dans le cadre des enseignements pluridisciplinaires. La place de l’image est revalorisée et le Bulletin Officiel spécial de 28 août 2008, fixant les programmes de l’enseignement du français fait de la « lecture d’image » une sous-partie indépendante de la partie « Lecture », entre « Fonder une culture humaniste » et « Lecture cursive, lecture analytique ». La conjugaison de ces deux dimensions pédagogiques établies par les programmes que sont l’histoire des Arts et la lecture de l’image conduisent donc nécessairement à nous interroger sur la place et le rôle de l’œuvre d’art dans l’enseignement.
Enjeux croisés d’une approche de la lecture analytique par l’étude d’une œuvre d’art
Les conditions du problème
L’œuvre d’art dans les programmes de français n’est pas gratuite, ni pensée pour elle-même, elle s’articule systématiquement dans le cadre de compétences plus vastes (« maîtriser le langage et sensibiliser aux arts » aux cycles 3 et 4) ou de la relation texte-image (« être capable de lire et d’analyser des images avec les textes étudiés » au lycée), la faisant hésiter entre le champ de l’enseignement particulier du français et une dimension inter/transdisciplinaire relevant de sa spécificité communicationnelle. Dans cette perspective, texte et image semblent opposés, l’un impliquant une lecture méthodologique règlementée et l’idée qu’il faut extraire un sens unique dissimulé par un travail de recherche pointilleux tandis que l’autre serait saisissable immédiatement et globalement ouvrant le champ des possibles à une interprétation plurielle issue de ce que chacun perçoit et ressent . Martine Joly (2011) s’élève contre cette idée reçue : « Dans la pédagogie comme dans la publicité, l’image est utilisée au stade de la motivation, parce qu’elle apparaît comme plus affective, plus attirante, mais, en même temps, elle est savamment appauvrie, spécialement fabriquée, embrigadée, de façon que sa « polysémie » ne fasse pas déraper l’interprétation de l’enfant et du consommateur. Tout un travail est entrepris sur l’image même et son contexte verbal (les commentaires des manuels scolaires, les messages linguistiques des publicités) pour canaliser une polysémie qui serait intrinsèque à l’image ». Ainsi associée à un texte, l’image serait proposée à l’évaluation dans un but précis, celui d’apporter un éclairage sur ce que dit le texte et la pluralité des sens possibles donnés à l’image ne serait liée qu’à la non-perception de ce que l’on attend de sa relation avec le texte. Cela constitue bien un appauvrissement de l’image, pensée non pas en elle-même dans ce qu’elle a à dire mais intégrée au cadre de ce que l’on veut lui faire dire, d’un objectif précis, celui de dire avec – si ce n’est à la place de – le texte. C’est ainsi qu’il faut comprendre le recours systématique et premier des élèves à l’illustration si celle-ci accompagne le texte, notamment dans les manuels scolaires. Cependant, l’image apparaît comme le support d’entrée privilégié dans un texte pour susciter l’imaginaire des élèves et l’expression de leurs émotions. Pour Martine Joly dans Introduction à l’analyse de l’image (2004), ce passage par l’image est essentiel car l’œuvre parle un langage universel, perceptible immédiatement avec une impression de lecture naturelle qui communique des informations instantanément accessibles et d’un haut degré de précision puisqu’elle donne à voir par sa force évocatrice. Ainsi les élèves sont-ils plus sensibles au langage iconique qu’au langage textuel, d’après Janique Laudouar (2007 : 31) car ils voient mieux la différence pour l’image entre perception et interprétation et ils ont l’impression que l’image leur parle plus que le texte : « qu’elle soit expressive ou communicative, on peut admettre qu’une image constitue en effet toujours un message pour autrui » (Joly, 1998 : 38). Selon Patrick Laudet, nos élèves manquent de littéralité sensible et soutenir l’investissement fictionnel d’un lecteur est primordial pour l’enseignant qui cherche à conduire ses élèves vers une interprétation du texte : « Prendre au sérieux ce temps de la littéralité sensible n’est pas promouvoir une approche purement subjective des textes mais un moyen de passer, en circulant entre les deux questions, du « De quoi ça me parle ? » inévitablement subjectif à un « De quoi ça parle ? » plus objectif et plus construit. » (2011 : 6). Du point de vue des élèves plus aptes à rendre compte de leurs intuitions sur une image car persuadés qu’il y a moins de règles, de codes à respecter, le recours à celle-ci semble toujours favorisé car il est perçu comme plus évident, plus simple, plus efficace que les textes mais aussi plus personnel, plus individuel et moins discriminant du point de vue des acquis et des capacités de chacun. En effet, le tissage de liens analogiques entre le texte et l’image favorise la différenciation et l’individualisme comme l’entend Alain Kerlan, cité en Préface de son livre L’art pour éduquer (2004 : XV) par Diane de Saint-Jacques de l’Université de Montréal : « Le modèle esthétique en éducation que développe Alain Kerlan s’appuie sur l’individualisme compris comme l’affirmation de la subjectivité où se fabrique le lien social ; sous ce principe d’individualisme démocratique, le modèle esthéti que déplace le centre de gravité de l’école des savoirs vers l’élève ou encore, pour paraphraser le discours de la réforme, du paradigme de l’enseignement à celui de l’apprentissage ».
En effet, pour Alain Kerlan, le recours à l’image et la création artistique permettent le développement de la créativité, de la pensée critique, du bagage culturel, ce qui favorise le développement personnel, l’amélioration de la réussite scolaire, la création d’une source d’épanouissement et de valorisation ainsi qu’une approche par compétences transversales qui mobilise des pistes de lectures symboliques, des connaissances culturelles et alimente un réservoir de termes relatifs aux sensations, aux impressions et aux sentiments. De plus, « l’art est une méthode d’appropriation des savoirs faisant appel à l’affectif, à l’intelligence sensible, à l’émotion : il modifie l’écoute, le regard, le rapport à soi et le rapport aux autres, donne confiance en soi. » (Kerlan, 2004 : 72)
Méthodologie : trois perspectives pour une approche de la lecture analytique par l’œuvre d’art
La question mise au travail : lecture de l’image, lecture du texte et sujetlecteur
Les ambitions et les attentes au regard des compétences mobilisées : hypothèses
« Dès l’enfance, les hommes ont, inscrites dans leur nature, à la fois une tendance à représenter – et l’homme se différencie des autres animaux parce qu’il est particulièrement enclin à représenter et qu’il a recours à la représentation dans ses premiers apprentissages – et une tendance à trouver du plaisir aux représentations.
Nous en avons une preuve dans l’expérience pratique : nous avons plaisir à regarder les images les plus soignées des choses dont la vue nous est pénible dans la réalité, par exemple les formes d’animaux parfaitement ignobles ou de cadavres ; la raison en est qu’apprendre est un plaisir non seulement pour les philosophes, mais également pour les autres hommes (mais ce qu’il y a de commun entre eux sur ce point se limite à peu de chose) ; en effet si l’on aime à voir des images, c’est qu’en les regardant, on apprend à connaître et on conclut ce qu’est chaque chose comme lorsque l’on dit : celui-là, c’est lui » écrit Aristote dans La Poétique (traduction de Roselyne Dupont Roc et Jean Lallot, 1980, chapitre IV). L’importance de l’image dans le processus d’acquisition de connaissances et de compétences est donc essentielle. Mais elle prend tout son sens aujourd’hui, dans un monde saturé d’images où aucune clef n’est donnée pour faire le tri. Ainsi apparaît une réelle nécessité de prendre un certain recul permettant de questionner l’image, de cerner ses fonctions et ses enjeux pour passer de la situation de consommateur passif à celle d’observateur actif. L’intérêt d’une étude de l’image n’est donc pas cantonné au domaine scolaire mais ouvre des perspectives d’analyse critique dans le monde. Pourtant souvent les élèves n’en voient ni l’intérêt ni le sens et je garde en tête le témoignage de cette collègue, qui, trois semaines après la rentrée, alors qu’elle venait d’étudier les œuvres de Watteau en lien avec Les Fêtes Galantes de Verlaine a reçu une pétition signée par parents et élèves affirmant qu’ils avaient « perdu leur temps à regarder des tableaux au lieu de travailler le Brevet » sans même envisager l’éventualité de la construction d’une relation entre le texte et l’image. Dans ce contexte, utiliser l’œuvre d’art comme levier pour la lecture analytique semble être un pari risqué. Pourtant les compétences mises en question dans cet exercice sont primordiales. En effet, le recours à l’image, à l’œuvre d’art comme point de départ de la lecture peut susciter l’invention, donner à rêver, favoriser le développement des images mentales, réveiller l’imagination en alliant l’intellectuel au sensible et en permettant à l’élève de s’approprier les codes spécifiques à la construction du sens et par là-même tendre à une lecture interprétative qui lui soit personnelle tout en étant prouvée en regard des droits du texte : « Au collège comme au lycée, les images en effet, incitent à la lecture en donnant le branle à l’imagination ou en rendant d’abord visible ce qu’on cherche à rendre lisible » affirment Claudine Dubois et Marlène Guillou (2010 : 6). Ainsi est convoquée la nécessité d’un regard qui en se mettant en mots agit comme une parole performatrice.
Plusieurs compétences sont mobilisées et j’attends effectivement de les voir apparaître chez mes élèves : construction d’une conscience esthétique, enrichissement et conservation d’un répertoire culturel et affectif personnel, développement de l’autonomie critique, création d’une relation esthétique et personnelle avec les œuvres artistiques et littéraires, prise en compte d’une pluralité d’interprétation, mobilisation d’un capital affectif, expérientiel, cognitif, linguistique et culturel, engagement personnel dans la lecture et importance accordée à une attitude réflexive au regard des droits du texte. Je souhaite voir mes élèves réagir de manière personnelle aux œuvres proposées et s’interroger sur les textes et leur lien avec l’œuvre mise en miroir. Mon idée est de transformer la classe en une communauté interprétative, comme ce qui est recommandé dans le cadre de la lecture analytique qui doit se construire de manière collaborative par une approche qui favorise et suscite l’engagement du sujet-lecteur et de mettre en place un nouveau rapport entre les lecteurs et l’œuvre d’art. Je voudrais construire chez mes élèves une posture de lecteur critique qui prend goût à la réflexion sur les textes et aux questionnements littéraires en plaçant les élèves « en situation d’interpréter, d’évaluer et de réagir par eux-mêmes » et en construisant « la lecture avec les élèves au lieu de leur proposer une interprétation préconçue » ainsi que le préconise le Bilan des évaluations PISA de 2011 (p.60-61). J’attends de mes élèves une pleine et entière coopération dans ce travail collaboratif car, avec Umberto Eco, je vois la « coopération du lecteur comme condition d’actualisation » (1979 : 64). Par ailleurs, lorsqu’elle passe par l’image, la relation à la lecture se fait autre car elle convoque imagination, imaginaire et créativité.
Il convient ici, avec Claudine Dubois et Marlène Guillou (2010 : 7) de distinguer l’imagination, « le rappel à la conscience des perceptions passées et la création d’images nouvelles […] qui naît du désir, désir qui tend à la réactualisation d’une présence […] fortement reliée à l’inconscient » entraînant « le sujet hors du réel » et imaginaire, dont « l’étymologie nous renvoie à image et imagination » mais pour lequel « l’image est le produit d’une activité psychologique par laquelle un individu évoque les propriétés d’un objet absent, le terme « évoquer » renvoyant à l’idée que toute réalité n’est pas forcément restituée dans l’image, que cette dernière n’est pas toujours une copie conforme » et que « ces images intègrent tous les éléments du monde réel, mais le sujet est libre de les déconstruire et les reconstruire à sa guise, de les associer de la façon la plus insolite et fantaisiste qui soit » et « si l’imaginaire est cette relation qui s’installe entre un sujet et un objet de savoir, souvent symbolisé, qu’il essaie de comprendre, la relation passe par des images que le sujet a constituées, emmagasinées depuis sa naissance et qui appartiennent le plus souvent au domaine de l’inconscient. C’est la présence d’un tiers qui les identifie comme telles et ce, très souvent par le canal de l’esthétique. ». Nous pouvons donc penser l’œuvre d’art mobilisée dans le cadre d’un exercice de lecture analytique comme ce tiers qui va réveiller imagination et imaginaire dans une perspective de construction du sens et ce qui m’intéresse tout particulièrement, ce sont justement les manifestations de cette implication du lecteur dans sa lecture. Quant à la créativité, Tony Buzan, psychologue et créateur du concept de la carte heuristique définit la créativité comme la capacité à générer de la pensée, à trouver des associations entre les disciplines, les éléments et les concepts, à être original, à voir les choses sous plusieurs angles et de différents points de vue, convoquant l’idée que l’élève est plus performant lorsque l’on convoque ses différents sens et ses intelligences multiples. Il affirme également l’importance primordiale de la créativité dans le processus de résolution de problèmes. C’est pourquoi je souhaite mener mes élèves à adopter une posture de critique littéraire au sens développé par Antoine Compagnon (2014 : 20) : « Par critique littéraire, j’entends un discours sur les œuvres littéraire qui met l’accent sur l’expérience de la lecture qui décrit, interprète, évalue le sens et l’effet que les œuvres ont sur les (bons) lecteurs mais aussi sur des lecteurs qui ne sont pas nécessairement savants ni professionnels ». L’image parce qu’elle semble plus accessible aux élèves permet l’adoption de cette posture de critique littéraire, sans pour autant défavoriser les élèves les moins prompts à l’analyse, à la compréhension ou à la construction du sens. Ainsi, paradoxalement, une image comme point de départ de la lecture analytique n’est-elle pas un enfermement strict dans un monde déjà construit qu’il suffit de restituer mais un véritable appel à l’appropriation d’un regard qui utilisera comme levier sa propre perception et sa propre réception pour produire à son tour une signification. Et cela a un impact à différents niveaux, tous intéressants dans la perspective d’apprentissage en construction : sur le plan de la culture par la proposition d’un cadre inattendu et stimulant pour la pensée qui permet d’entrer de manière active dans ce monde différent du quotidien ; sur le terrain cognitif grâce à l’appréhension de pratiques artistiques qui jouent un rôle essentiel dans la diversification des modes de production de savoir, la création favorisant la connaissance et l’investigation et dans le développement d’un autre rapport à la matière (rapport non-utilitariste à un matériau souvent « pauvre »), d’une autre relation au temps (du temps de la production à celui de la réception), une autre perception de l’espace (de la page au tableau et viceversa). Ces pratiques rendent compte d’une pensée humaine en actes qui ouvre la lecture aux représentations du monde que portent les textes.
Œuvre d’art à rapprocher d’un texte (recherche)
Ayant montré que l’œuvre d’art permet d’enrichir la manière de s’approprier un texte et d’accroître l’implication des élèves dans les premières étapes d’une lecture analytique, les faisant accéder à un statut de sujet-lecteur portant un regard distancié et critique sur un texte, j’ai voulu aller plus loin dans mon expérimentation. Par le choix de Lady Lilith pour accompagner « Un hémisphère dans une chevelure » et de La Danse de la Camargo pour compléter « Mandoline », il faut reconnaître que j’ai moimême plaqué une certaine lecture personnelle et subjective de ces poèmes sur les œuvres picturales, privilégiant une scène intime de coiffure pour le premier et une fête pour le second, ne sortant pas même d’une certaine logique artistique, cherchant un équivalent artistique à l’époque, au mouvement littéraire d’appartenance ou au thème de chaque poème : ainsi n’est-il pas original de confronter poésie d’inspiration symboliste et préraphaélisme dans une adéquation d’idées et de temporalité ou encore de choisir Watteau, Fragonard ou Lancret pour un poème tiré des Fêtes Galantes de Verlaine. C’est pourquoi j’ai voulu renverser les postures de chacun, laisser davantage encore de liberté et demander aux élèves de trouver eux-mêmes l’œuvre d’art qui, pour eux, représenterait le plus un poème donné, mon idée principale étant qu’être capable de se faire une image mentale d’un texte, être capable de la matérialiser, proposer un document iconographique correspondant à une lecture sensible d’un texte, être capable de justifier son choix, tout cela tient déjà de l’esquisse d’un sens et du tissage de liens analogiques forts, nourris d’impression, de compréhension et d’interprétation. Mon objectif était de mettre à jour les images mentales que l’élèvelecteur se construit au moment où il lit car elles sont le fruit de sa culture personnelle, de son vécu, de son expérience antérieure de lecteur, de sa sensibilité, de tout ce qui constitue le sujet-lecteur finalement. J’ai choisi de mener cette expérimentation comme moyen d’aborder un mouvement littéraire, difficile à comprendre pour les élèves et compliqué à expliquer sans cours magistral pour le professeur : le Surréalisme, abordé à travers l’étude du poème « Union Libre » d’André Breton. J’ai voulu, avec cette démarche, rendre les élèves eux-mêmes acteurs de leurs connaissances, de leur compréhension du Surréalisme et de ses enjeux. Dans cette perspective, l’œuvre d’art devait être pensée non plus comme le point de départ de la construction du sens d’un texte mais comme l’aboutissement d’une ébauche d’interprétation subjective. En cela, j’ai pris le parti de construire mon expérimentation au CDI afin de laisser un maximum de liberté aux élèves, de permettre un minimum de recours au professeur et surtout de valoriser l’utilisation de divers outils – presse, manuels littéraires, Internet – pour la construction des connaissances globales auxquelles je voulais aboutir sur le Surréalisme et le travail de réflexion sur le poème proposé. J’ai donc choisi de me concentrer sur la question des mots-clefs, essentielle dès que l’on touche à Internet, car vouloir associer une œuvre artistique et un texte oblige à chercher des mots-clefs, à la fois dans l’œuvre et issus de la lecture, qui expriment une forme de subjectivité et déjà un début d’interprétation. Cela me permettait de cadrer les recherches de peintures sur Internet et d’obliger les élèves à réfléchir à leur démarche. En effet, en début d’année, j’avais proposé comme sujet de restitution de la lecture à la maison du Chef-d’œuvre Inconnu de Balzac : « trouvez une œuvre d’art qui, pour vous, illustre bien cette nouvelle de Balzac, présentez-la et justifiez votre choix en vous appuyant sur le texte », ce qui s’était avéré être un échec total puisque les élèves avaient simplement tapé le titre de l’œuvre, cliqué sur Images et imprimé le premier résultat trouvé, souvent les couvertures des différentes éditions de l’œuvre d’ailleurs, peinant donc à justifier leur choix. Dans un moteur de recherche, les résultats issus d’une simple recherche du titre ou de l’auteur sont moins probants que ceux tirés d’une lecture subjective qui implique une première analyse, une amorce d’interprétation et une réflexion sur l’œuvre globale. Afin de garantir une progression dans l’étude du Surréalisme et de préparer petit à petit les élèves à la lecture du poème proposé, tout en m’effaçant, j’ai construit une série d’étapes de recherches à mener (annexe 13) avant de lire le poème et de chercher une œuvre d’art correspondante d’après une lecture personnelle du texte. J’ai proposé aux élèves de travailler deux par deux afin d’alléger la charge de travail et de leur permettre de confronter leurs points de vue et de nourrir leur réflexion par l’apport mutuel d’idées poussant leur interprétation toujours plus en avant, selon le principe qui se déroule entre le professeur et la classe dans un cours dialogué de lecture analytique.
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Table des matières
Introduction
Première partie – Démarche de problématisation : repenser la lecture analytique à travers l’étude d’une œuvre d’art, un cadre théorique complexe
I. Un problème aux données croisées : expérience personnelle, constats et hypothèses
1. Postulat de base, méthodologie et réflexion sur la place de l’image dans la construction du sens d’un texte
II. Enjeux théoriques et institutionnels, conditions du problème
1. Ecrits institutionnels et tour d’horizon de la question : la lecture analytique fait débat
2. Les Arts à l’Ecole : écrits institutionnels et apports de la recherche en sciences de l’éducation: objet d’étude en lui-même ou médiation pédagogique ?
III. Enjeux croisés d’une approche de la lecture analytique par l’étude d’une œuvre d’art
1. Les conditions du problème
Deuxième partie – Protocole méthodologique : trois perspectives pour une approche de la lecture analytique par l’œuvre d’art
I. La question mise au travail : lecture de l’image, lecture du texte et sujetlecteur
1. Les ambitions et les attentes au regard des compétences mobilisées
II. Passer par l’œuvre d’art en cours : approches de l’objet d’étude : « La poésie, du Romantisme au Surréalisme » en classe de 2 nde
1. Une séquence fondée sur l’œuvre d’art
2. Une première séance d’expérimentation qui tourne à l’échec : de l’importance d’une matérialisation des attendus
III. Vers une expérimentation
1. Reconstruction d’une séance exploratoire : poser le cadre de l’expérimentation
2. Œuvre d’art proposée en regard d’un texte (complémentarité)
3. Œuvre d’art à rapprocher d’un texte (recherche)
Troisième partie – Bilan : analyse des données au regard des attentes, vers une sémiotique de l’œuvre d’art, analogie avec la lecture analytique
I. Analyse des expérimentations : réussites et compétences mises en jeu
II. Difficultés rencontrées et écueils identifiés
III. Bilan personnel et objectifs futurs
Conclusion
Bibliographie / sitographie
Annexes
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