Les appropriations de l’instrument et représentations, de la musique et de la culture

Le terrain d’enquête et la méthodologie

Pour analyser le lien entre espace public, culture et représentations, j’ai choisi comme terrain d’enquête les pianos mis à disposition dans les gares et spécifiquement à Paris gare de Lyon. Revenons à présent sur cette initiative.

Présentation du terrain d’enquête

La Société Nationale des Chemins de Fer s’inspire d’un artiste plasticien Anglais pour placer des pianos dans ses gares à partir de 2012.

L’inspiration du dispositif : le projet « Play Me I’m Yours »

Le projet « Play Me, I’m Yours » voit le jour en 2008, à Birmingham en Angleterre.
L’artiste anglais Luke Jerram dispose quinze pianos en libre service dans les rues, gares et jardins publics de la ville. L’idée d’utiliser un instrument comme catalyseur, élément de connexion, lui serait venue dans une laverie automatique, voyant les habitués se croiser sans se parler . L’objectif premier semble être de favoriser le lien social dans l’ultra solitude des grandes villes. En plus du lien social, ces pianos sont « une toile pour la créativité », beaucoup de musiciens n’ayant pas accès à un piano, explique Luke Jerram. Son idée s’est ensuite exportée dans près de quarante villes dans le monde en cinq ans. Chaque ville apporte sa particularité au niveau culturel et prend en charge l’évènement, plus ou moins en lien avec les populations. Ce projet met la musique et l’art au cœur de la ville en utilisant le piano, peu habitué aux trottoirs.
En 2012, le concept est introduit à Paris par Eric Pacheco de l’agence community, agence d’ingénierie et de communication spécialisée dans le domaine de la culture, du tourisme et du sport. L’objectif, d’après l’agence, est de renouer le dialogue à travers l’art et la culture. Les lieux choisis peuvent être symboles d’art ou au contraire des lieux populaires. Chaque année, le projet est reconduit, et le nombre de pianos augmente. De 5, le nombre est passé à 50 pianos en 2014, mis à disposition pendant près de trois semaines. Ils sont décorés bénévolement par des artistes avant d’être donnés à des associations ou des hôpitaux une fois
l’opération terminée . Cette initiative très coûteuse est financée intégralement par des fonds privés et reste en France limitée à la ville de Paris. Durant toute la période, jouent des amateurs mais également des artistes à l’occasion de concerts organisés ou de séances d’improvisations.

Les pianos s’installent dans les gares SNCF

A la fin des trois semaines de « Play me I am yours » en 2012, le piano de la gare Montparnasse n’est pas retiré immédiatement. Les passants continuent à s’approprier l’instrument. Les réticences quant aux éventualités de dégradations sont démenties et l’enthousiasme l’emporte. En Mars 2013, 10 pianos rejoignaient le dispositif qui compte 100 instruments dans les gares françaises en 2014 .En 2015, le premier piano à queue est accueilli gare du Nord. Un partenariat est signé entre la filiale « gares et connexion » et Yamaha, leader mondial du marché des pianos. Selon le sociologue Julien Damon, c’est « une initiative porteuse d’une vraie convivialité et d’une surprise positive. Le public a su s’emparer de manière surprenante et très civile de cet instrument . » Fin 2014, la SNCF, à travers la branche «gares et connexions », lance le concours intitulé « à vous de jouer », afin de promouvoir la musique en gare. Les participants envoient une vidéo de deux minutes maximum d’une de leur performance sur un piano des gares SCNF. Le concours a connu un succès inattendu, avec 900 participants, dont 65% d’hommes et 35% de femmes. 110 créations personnelles ont été envoyées.
La gare est un lieu inhérent au voyage et à la rencontre mais aussi au flux et à la course pressée. Le projet a trois objectifs présentés par la SNCF : enrichir le temps passé en gare par les voyageurs, faire de la gare un lieu d’émotion et renforcer la convivialité au sein de la gare . L’impact que le piano peut avoir sur l’image de la gare est ainsi prépondérant. Le troisième objectif est similaire à l’objectif initial du projet impulsé par Luke Jerram. Or, la mise en lumière de talents potentiels n’est pas explicitement recherchée, même si elle est plébiscitée par « Play me I am yours ». Enfin, la démocratisation de l’art, son accessibilité est absente ici, mais ne semblait pas non plus avoir été évoquée par Luke Jerrem. Elles sont très faiblement intégrées au projet dans les différentes villes. La gare de Saint Pancras à Londres compte également un piano mis à disposition du tout venant. Il ne semble pas à priori que d’autres gares à l’étranger aient fait de même. Des aéroports semblent également avoir accueilli des pianos, comme l’aéroport d’Orly à Paris ou à Prague.

La méthodologie d’enquête

Le terrain d’enquête a été principalement le piano de Paris Gare de Lyon, puis dans une moindre mesure les gares d’Austerlitz, du Nord, Saint Lazard et Bercy. Le choix a été fait de centrer l’étude sur une gare, afin de pouvoir plus facilement comparer les observations. La phase de pré enquête était composée d’un entretien exploratoire sans guide d’entretien et de deux courtes phases d’observation (une demi-heure et une heure et demie) à Paris Gare de Lyon.
A l’image de cette pré enquête, l’enquête était composée d’une partie observation de 24 heures, réparties en14 séances, (annexe 1 : grille d’observation) et d’une partie entretiens avec 21 personnes, (annexe 2 : grille d’entretien) principalement à Paris Gare de Lyon. Les observations duraient entre 1 heure et 2 heures (annexe 3 : liste des observations) à la suite desquelles un temps était consacré aux entretiens (annexe 4 : liste des entretiens). Pour pouvoir comparer avec un évènement non spontané, une observation a été menée lors d’un concert organisé par la RATP, « La musique de A à Zygel » en gare d’Auber. Durant les observations, quelques personnes étaient « repérées ». Ces personnes étaient soit les joueurs de piano, faciles à identifier, soit les personnes qui écoutaient. Une attention particulière était portée sur les personnes écoutant depuis un temps relativement long (plus de 15 minutes) et avec une écoute apparemment active (regards, applaudissements, pas de journal ni de téléphone). Ces personnes étaient identifiées en priorité parmi les personnes debout, les plus susceptibles d’être vraiment attentives à la musique.
La conversation était engagée avec les joueurs dès leur départ de l’instrument, dans le but de conduire à un entretien. Pour les personnes qui écoutaient, deux solutions étaient possibles : soit, comme pour les joueurs, attendre qu’elles partent pour engager la conversation ou commencer à discuter pendant qu’elles écoutent. Cette dernière solution n’était possible que lorsqu’il n’y avait pas trop de monde et permettait de commenter en direct les actions autour du piano afin d’avoir une base concrète pour relancer l’entretien.
Aucune méthode d’enquête n’est intégralement neutre. Au contraire, le contenu est lié à la situation dans laquelle est recueillie l’information. Nous nous proposons donc de revenir sur les conditions de recueil d’information pour en souligner les avantages et les inconvénients.

Les points forts de la méthode : simultanéité du thème abordé et de l’entretien, anonymat des enquêtés, attractivité du thème et statut de l’enquêteur

Cette méthode alliant observations et entretiens, permettait de confronter l’interprétation de la situation de la part de l’interrogé avec les matériaux de l’observation directe. Les écarts et les similitudes entre les deux matériaux pouvaient révéler des éléments d’analyse. Il était d’autant plus facile de répondre aux questions qu’elles faisaient référence à une situation vécue sur le présent ou le passé très proche. Les quelques entretiens menés par téléphone avec des personnes rencontrées à la gare augmentaient la distance temporelle entre la situation vécue et le discours. Moins spontanés, ils permettaient une prise de recul et la construction de souvenirs qui permettaient un accès sans doute plus direct aux représentations. La manière d’entrer en contact avec les personnes, dans un anonymat total, facilitait l’expression libre des gens. Pour la plupart, nous ne connaissions pas le prénom l’un de l’autre à la fin de l’entretien. La personne était ensuite complètement libre, il m’était donc impossible de la recontacter, sauf pour les rares personnes qui m’avaient laissé leur numéro de téléphone. A la gare, les personnes sont libérées du champ de tension que pourrait représenter celui du travail par exemple, elles ne sont pas soumises à un lien hiérarchique, ce qui peut les amener à livrer un témoignage plus sincère, plus honnête. Pour l’informateur, l’enquêteur idéal « doit être un étranger, un anonyme à qui on peut tout dire, puisqu’on ne le reverra plus, qu’il n’existe pas en tant que personne jouant un rôle dans son réseau de relations », selon JeanClaude Kaufmann. L’informateur n’aura pas à « souffrir des humiliations qui rendraient embarrassante toute relation future . » En revanche, il est « libre d’adopter une ligne d’action ambitieuse que l’avenir démentira  ». Cette condition d’anonymat a été respectée dans la quasi-totalité des entretiens. Des exceptions ont été faites concernant quatre personnes : trois que je connaissais personnellement et une dont le contact m’a été transmis par un proche.
Deux personnes connues ont été croisées par hasard à la gare, et leur entretien a duré moins de quinze minutes. Pour les deux autres, leur écoute des pianos de gare était connue à l’avance et l’entretien a eu lieu à domicile ou au téléphone. Ces entretiens peuvent être v us comme une transgression de la méthode d’enquête. Ils ont en outre permis de mettre en lumière la spécificité des entretiens avec des parfaits inconnus dans des lieux peu confidentiels.
Exception faire pour le manque de temps manifeste des personnes se dirigeant vers le quai, et acceptant au vol de répondre à quelques questions, aucun refus de participer à l’enquête n’a été exprimé. Une seule situation a été ambigüe, la personne évoquant le manque de temps mais sans se diriger vers un quai de la gare. La quasi totalité des personnes abordées acceptait de répondre à l’enquête. D’abord surprises, elles manifestaient ensuite un grand enthousiasme. Les thèmes des pianos dans les gares, de la musique, de l’art et de l’espace public, semblaient assez consensuels et ils parlaient aux interrogés, souvent des personnes qui jouaient ou qui écoutaient le piano. Sans doute que dans un cadre comme la gare, ces thèmes perdaient un peu leur aspect inaccessible, source de domination et de sentiment d’illégitimité.
Les personnes se sentaient alors libres et aptes à parler de culture et d’art. Peut être aussi que les personnes interrogées, sensibles à cette initiative, étaient souvent des personnes avec un haut niveau d’éducation, se sentant à l’aise avec ces questions. Il convient de préciser l’aura émotionnelle du sujet : la musique, l’art en général et l’espace public . Les thèmes de la musique et de l’art peuvent présenter une implication affective forte des sujets, sans doute plus que le thème de la gare ou de l’espace public.
Le statut de l’enquêteur n’a pas semblé être un frein à la libération d’une parole sincère. Une étudiante a un statut peu intimidant, en comparaison avec un chercheur par exemple, si nous nous référons aux limites que René Kaes identifie pour son étude de 1962.
Les personnes interrogées étaient souvent des actifs, des étudiants ou des retraités. Dans la moitié des cas, surtout lors des entretiens courts, la situation professionnelle n’était pas connue. Des personnes qui, d’après les observations étaient probablement des SDF ou du moins des personnes peu insérées dans la société dominante, n’ont pas été interrogées. La relation enquêteur/informateur aurait été différente. Une moindre libération de la parole a pu être observée chez les plus jeunes enquêtés. Est-ce en lien avec le statut de l’enquêteur ou alors la difficulté de s’exprimer par la parole pour les moins de 20 ans, habitués à un rapport professeur/élève ?

Les limites de la méthode : risques de mauvaise interprétation des comportements, conditions de l’expression « intime » difficilement atteintes

Le risque de mauvaise interprétation des comportements pendant l’observation n’est pas à écarter. Il n’est que très peu atténué par les entretiens qui ne portent que sur une partie infime du total des heures d’observation et ne concernent que l’interprétation pour chaque scène d’un seul acteur. En majorité les observations sont donc des observations pures.
Pourquoi cette mère rappelle son enfant lorsqu’il va au piano ? Pourquoi cette personne a ses écouteurs sur les oreilles alors qu’elle pourrait écouter le piano ? Pourquoi celui-ci s’arrête, pourquoi celle-ci ne s’arrête pas ? De multiples interprétations peuvent découler de ces comportements mais le sens que les acteurs leur donnent n’est que rarement collecté. Ce risque est mis en avant par Stéphane Beaud et Florence Weber qui déconseillent l’observation pure, pouvant apparaître comme une facilité mais dont le piège de « voir de travers », «se méprendre sur le sens », est considérable : « Le contresens est un crime contre la connaissance . » Ils conseillent alors de tester les observations par des entretiens, au cours desquels les informateurs sont interrogés sur ce qu’ils ont retenu d’un évènement auquel l’informateur et l’enquêteur ont assisté simultanément. Pour remédier à ce défaut, il aurait fallu aller voir chaque personne dont le comportement était sujet à interprétation, ce qui était matériellement irréalisable.
La principale limite de la méthode de cette enquête réside dans le caractère court, voire très court, des entretiens réalisés. A la gare, les personnes n’ont généralement que peu de temps. Après avoir écouté ou joué du piano, elles se rendent directement dans leur train ne prenant que cinq ou dix minutes de marge maximum. La principale difficulté a été de trouver des personnes disponibles au moins une demi-heure pour l’entretien. Même quand les personnes étaient disponibles, l’ambiance générale de la gare était peu propice à des entretiens où les personnes sont invités à dévoiler leurs ressentis, leurs opinions ou leurs pratiques sur un sujet aussi personnel et chargé d’émotion que l’art, la culture. Le lieu est très bruyant, si bien que la transcription à partir de l’enregistrement était parfois difficile. Les entretiens avaient souvent lieu debout ou assis sur des sièges mais dans tout les cas, dans une promiscuité avérée avec les autres passagers de la gare, susceptibles d’entendre la conversation. Le cadre était peu intimiste même si cette variable dépendait aussi de l’affluence de la gare. Nous sommes très loin des 1h30 d’entretien dans un local dédié, compris dans le temps de travail avec information préalable par courrier, décrit dans l’étude de René Kaes, images de la culture chez les ouvriers français . Devant cette difficulté, il a été décidé de compléter les entretiens spontanés avec des personnes inconnues par d’autres entretiens avec des personnes contactées par le réseau personnel. Constituer un échantillon hétérogène, en termes d’âge, de sexe, de situation sociale n’a pas été évident. Les jeunes, surtout les hommes, sont sur représentées dans cette étude, en raison tout d’abord de leur sur représentation sur le piano et de leur proximité sociale avec l’enquêteur, qui facilitait le dialogue.
Dans cette étude, nous allons en premier lieu revenir sur la question de la présence d’art et de culture dans les espaces publics des villes. Les villes, souvent synonymes d’anonymat, sont aussi les lieux privilégiés des expérimentations artistiques de par leur forte concentration d’être humains. Les initiatives culturelles, pour toucher le plus grand nombre, prennent place dans ces lieux marqués par le dynamisme mais aussi la course au temps l’indifférence à l’égard du monde extérieur.
Nous nous centrerons ensuite plus précisément sur les pianos des gares, nous interrogeant sur les images associées aux gares et à la bulle autour du piano. Nous étudierons les rapports affectifs entretenus avec ces lieux, et les influences des images entre ces deux lieux.
Pour finir, nous analyserons les représentations du piano et plus généralement de la musique, de l’art et de la culture que cette enquête nous permet d’appréhender. Comment la question de la démocratisation peut elle se jouer ?

Les grandes villes et leurs espaces publics : évolutions et perceptions

Selon Aristote, « une ville doit être bâtie de façon à donner à ses habitants la sécurité et le bonheur ». Comment ces fortes concentrations d’êtres humains s’organisent-elles ?

Urbanisation et naissance de l’urbanisme comme discipline

Le phénomène mondial d’urbanisation, définie comme l’augmentation du nombre de la population qui habite dans les villes par rapport à l’ensemble de la population, a connu ses premiers mouvements au Xème siècle. En 2008, pour la première fois, la population urbaine dépasse la population rurale . En France, les citadins deviennent majoritaires dans les années 1930 . Aujourd’hui, ils représentent 4/5èmes de la population. L’une des spécificités française réside dans le rôle joué par la capitale. Le mouvement non linéaire a connu des pics importants, comme lors de la révolution industrielle arrivée dans les années 1830 en France et a continué après la deuxième guerre mondiale. Les modes de vies et les habitudes sociales et culturelles s’en trouvent transformées. Au début des années 1980, on parle de rurbanisation : saturation des centres villes et extension des banlieues et zones péri urbaines.
De nos jours, plus de la moitié de la population urbaine réside en banlieue.
En parallèle de l’expansion démographique des villes se développe une discipline scientifique, l’urbanisme, se différenciant des arts urbains antérieurs par son caractère réflexif et critique et par sa volonté scientifique. Le mot « urbanisme » remontrait à 1910, sous la plume de C. Clerget, selon G.Bardet . La principale préoccupation réside alors en l’organisation de la cité dite machiniste en lien avec l’émergence de nouvelles fonctions urbaines. Les villes sont pensées principalement de manière fonctionnelle tout en tenant compte des besoins d’amusements et de lieux conviviaux. L’urbaniste culturaliste autrichien Camillo Sitte met en avant la nécessité du talent de l’artiste pour imaginer les villes, le technicien ne suffisant pas. Selon Kevin Lynch, architecte et urbaniste américain du XXème siècle, l’enjeu est de « construire les villes pour la satisfaction d’un grand nombre d’individus provenant de milieux extrêmement différents ». La forte concentration humaine des villes rend ces dernières très attrayantes pour les études sociologiques. L’urbanisation inédite de la ville de Chicago au XIXème siècle en a fait un terrain d’observation privilégié. L’école de sociologie de Chicago est crée en 1892 dans le but d’analyser son organisation et la répartition dans l’espace des communautés et des classes sociales. Les chercheurs introduisent la méthode de l’observation participante pour comprendre le sens que les acteurs sociaux donnent aux situations qu’ils vivent. Cette méthode est utilisée dans la présente étude.
L’ouvrage The City, de Burgers, Mc Kenzie et Park publié en 1925, fait autorité en la matière. L’étude de l’organisation de l’espace de la ville met en avant les vagues successives de migrants qui transforment la ville, et y aménagent leurs espaces propres. Un certain déséquilibre urbain est vu comme l’illustration de la désorganisation vécue par certains groupes. Sur une plus petite échelle, comment l’espace autour du piano des gares s’organise-til ? De quelle manière est-il approprié ?

Habiter les villes, selon Georg Simmel

Des penseurs, dans leurs analyses, dépassent l’unique rapport d’utilisation de la ville, pour penser la manière dont les lieux sont habités, vécus. La ville est appréhendée par le philosophe et sociologue allemand Georg Simmel en termes d’expériences sensorielles. Elle est une « entité sociologique formée spatialement », plutôt qu’une organisation géographique. Sa conférence de 1902, publiée en 2013 sous le nom de Les grandes villes et la vie de l’esprit , peut-être considérée comme le texte fondateur de la sociologie urbaine.
L’ancrage contemporain de ce texte datant de plus d’un siècle est frappant. Georg Simmel, contemporain de la naissance d’une grande métropole, Berlin, analyse les phénomènes particuliers des villes et la formation du sentiment urbain à l’aube du XXème siècle. La ville selon lui suit le schéma de l’évolution des formations sociales, avec la liberté croissante de l’individu en son sein. La ville impacte la vie physique et psychique de ses habitants. La fonction sociale des sens, est mise en avant, en particulier la vue, alors que la parole et l’écoute sont dominantes dans les petites villes. Dans le cas des pianos des gares, la vue mais aussi l’écoute sont sollicités. Les trois caractéristiques de la mentalité métropolitaine sont présentées comme : l’intellectualisation des relations sociales, l’impersonnalité des échanges, et le caractère blasé et réservé des citadins.
« Le changement rapide et ininterrompu des impressions externes et internes », sont à la source d’une « intensification de la vie nerveuse », qui « exacerbe et épuise le regard […] contraste avec les impressions régulières et habituelles du monde rural . » Cette notion d’intensification est centrale pour comprendre les spécificités de la vie urbaine. En effet, ces sollicitations intenses conduisent à une forte intellectualisation de la part de ses habitants, une grande capacité d’abstraction, pour se protéger du milieu extérieur, contrebalancer l’effet des stimuli, en particulier visuels. Les gares accumulent une grande densité et variété de stimulis, avec la foule, les annonces visuelles et sonores, les signaux, et ce même autour du piano. Le citadin réagit avec son intellect, non plus avec sa sensibilité, comme c’est le cas dans les villes de moindre taille ou en milieu rural. Cette distanciation est nécessaire pour supporter les sollicitations.
Le citadin, réagissant moins avec sa sensibilité, est il amené à se désintéresser de la musique jouée dans les espaces surchargés de stimuli ? En effet, cette intellectualisation, entraîne une indifférence généralisée à l’égard de toute chose, « un caractère blasé ». Georg Simmel utilise le terme de pathologie pour caractériser ce phénomène, l’individu se trouvant dans « l’incapacité de réagir aux nouvelles stimulations avec l’énergie qui leur est appropriée ». L’importance des différences entre les choses n’est pas ressentie. Les compétences d’abstraction, d’intellectualisation, développées par les habitants des grandes villes, ou encore leur « caractère blasé », semblent barrer la route à des émotions artistiques, et ce spécifiquement dans l’espace public, où les stimuli sont les plus importants. Le développement de la culture dans ces grandes villes dépasse l’individu de manière effrayante, selon le philosophe. Devant la croissance de la culture objective, la culture individuelle régresse, atrophiée par la culture collective, amenuisant le caractère incomparable des personnes.

Ambivalence du regard porté sur les grandes villes : entre dynamisme et asociabilité

« Les villes incarnent la vie sous la forme la plus complexe et la plus intense » (Jane Jacob). Cette complexité, cette intensité semblent faire l’unanimité mais l’interprétation et le jugement de valeur portés sur ces caractéristiques sont loin d’être univoque. Kevin Lynch, architecte et urbaniste américain du XXème siècle, auteur de l’image de la cité, parle d’ « image mentale de la ville », c’est-à-dire de la perception des habitants qui la vivent. Une bonne image donnerait un sentiment de sécurité affective. La ville est source de rapports affectifs de la part des habitants.
Leur attractivité est soulignée, notamment par Georg Simmel, pour qui la ville représente le siège du cosmopolitisme, de l’ouverture sur l’extérieur, dont l’influence dépasse ses limites géographiques . La vie urbaine peut être émancipatrice, si le citadin parvient à gérer les nouvelles conditions de perception. Les villes ont selon Ebenezer Howard l’avantage d’offrir une vie sociable et des lieux d’amusement . Les espaces des pianos dans les gares peuvent-ils devenir des lieux d’amusements ? Nous verrons que plusieurs usages de ces lieux sont à différencier. Dans le même temps, les repoussoirs de la ville sont les heures de travail excessives,
l’éloignement et l’isolement. La ville est étudiée sous l’angle de ses « pathologies sociales »,
par le biologiste et sociologue britannique Patrick Geddes.

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Table des matières
INTRODUCTION 
I. LA GENESE DE L’ETUDE
II. LE TERRAIN D’ENQUETE ET LA METHODOLOGIE
PARTIE I : L’EXPRESSION ARTISTIQUE ET CULTURELLE DANS LES ESPACES PUBLICS URBAINS
I. LES GRANDES VILLES ET LEURS ESPACES PUBLICS : EVOLUTIONS ET PERCEPTIONS
II. L’ART DANS L’ESPACE PUBLIC, UN DES LEVIERS DE LA DEMOCRATISATION CULTURELLE ?
PARTIE II : L’IMAGE DE LA GARE ET DE L’ESPACE AUTOUR DU PIANO AUPRES DES USAGERS
I. PLURIVALENCE DE L’IMAGE DE LA GARE : ENTRE DYNAMISME, NUISANCE ET INDIFFERENCE
II. ZOOM SUR L’ESPACE AUTOUR DU PIANO ET L’IMAGE DU DISPOSITIF
III. L’ESPACE DU PIANO, UN LIEU AU CŒUR D’UN NON-LIEU ?
PARTIE III : LES APPROPRIATIONS DE L’INSTRUMENT ET REPRESENTATIONS, DE LA MUSIQUE ET DE LA CULTURE
I. QUELLES APPROPRIATIONS DE L’INSTRUMENT, EN L’ABSENCE DE MEDIATION ?
II. LE DISPOSITIF PEUT IL DEMOCRATISER L’ACCES A LA CULTURE ?
III. LES REPRESENTATIONS DU PIANO, DE LA MUSIQUE, DE L’ART.
CONCLUSION 
BIBLIOGRAPHIE 
TABLE DES MATIERES 
ANNEXES 
IV. ANNEXE 1 : GRILLE D’OBSERVATION
V. ANNEXE 2 : GRILLE D’ENTRETIEN
VI. ANNEXE 3 : LISTE DES OBSERVATIONS
VII. ANNEXE 4 : LISTE DES ENTRETIENS
VIII. ANNEXE 5 : PLAN DE LA GARE DE LYON
IX. ANNEXE 6 : PLAN DE L’EMPLACEMENT DU PIANO PARIS GARE DE LYON

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