L’autorité de l’équipe des scénaristes au sein de l’organisation
Nous avons observé que l’intentionnalité mise en oeuvre par les scénaristes reposait davantage sur une vision collective que sur une juxtaposition de vues individuelles. Pourtant la production de la série ne s’arrête pas à cette équipe : une fois écrit, le scénario est produit, mis en scène, filmé, monté et mis en musique. Certes nous avons observé que l’ensemble de l’oeuvre importe davantage que les différents éléments qui entrent en compte dans sa composition ; seulement pour attribuer la responsabilité des individus et des groupes dans la mise en oeuvre d’une intentionnalité collective, il est nécessaire de passer par cette étape de catégorisation et de hiérarchisation interne de l’organisation auctoriale. Nous observerons ici en quoi les scénaristes – et surtout les scénaristes-producteurs – ont le rôle principal au sein de l’organisation auctoriale de Lost. Felicia D. Henderson, une scénariste de métier et chercheuse qui s’intéresse aux dynamiques des salles des scénaristes dans l’industrie télévisuelle, s’oppose fermement à « la présence étouffante d’une approche de la télévision typique des études cinématographiques »181, notamment le fait de donner une place privilégiée aux réalisateurs et aux producteurs. Selon elle il est de plus en plus évident que les scénaristes, en tant que tels (et non en tant que producteurs) sont les têtes pensantes de la création télévisuelle.
Certes son propre statut de scénariste pourrait biaiser son jugement mais j’estime plutôt qu’il permet au contraire d’avoir une perspective plus éclairée des réalités internes de ce système.
La télévision est un médium très scripté. Ce n’est pas seulement une question de tradition dans les pratiques : cette importance accordée au scénario dans la génétique de l’oeuvre est liée aux réalités économiques et aux enjeux financiers de la chaîne, auteure légale et détentrice des droits de copie. En tant que telle elle a un droit moral sur l’oeuvre qui lui permet d’interférer à tout moment lors du processus de production, un droit tributaire de son investissement financier dans la production et des recettes attendues. Ainsi le choix de ne pas tuer Jack lors du premier épisode est une décision du network, qui se refusait à aliéner une partie de l’audience ce faisant ; de même ils refusèrent que l’on voie Charlie inhaler de l’héroïne et demandèrent aux scénaristes de le suggérer plutôt que de le montrer, une ambiguïté précautionneuse qui permet d’avoir un plus large audimat en abaissant l’âge limite à partir duquel les spectateurs peuvent regarder la série. Or c’est souvent au moment de l’écriture du scénario – en amont – que les chaînes interviennent le plus dans les choix créatifs. La chaîne n’a pas vraiment de regard sur la mise en place des histoires et des structures narratives dans la salle des scénaristes mais elle reçoit les premières versions du scénario peu après les showrunners et ses représentants négocient avec eux les éventuelles modifications à apporter selon les directives qui constituent la chaîne comme une personne morale avec un éthos qui lui est particulier. Pour ces raisons le scénario est souvent très détaillé et a une place importante ; du reste négocier les modifications dès cette étape est moins coûteux et chronophage que pendant ou après l’étape de production. Cela signifie que les modifications ultérieures sont souvent malvenues ou minimes. Soulignons par ailleurs que les scénaristes ont davantage de poids que la chaîne sur la conduite narrative « macroscopique ». Certes la chaîne a théoriquement le dernier mot et un poids important dans les décisions quotidiennes, mais les scénaristes de Lost n’ont pas hésité à revenir sur certaines directives en s’appuyant sur la cohérence de l’oeuvre et sur leur place de choix dans le processus de production, en tant qu’équipe à l’origine de l’histoire et en tant que détenteurs des réponses aux mystères qu’ils établissent au fur et à mesure. Ainsi la chaîne souhaitait que Lost soit une série procédurale et ce fut le cas au départ ; puis les scénaristes implantèrent des mystères durables qui rendirent nécessaire de passer à une narration feuilletonnante, jouant sur le mystère pour asseoir leur autorité.
Les modifications apportées lors du tournage et du montage ne lèsent pas la substance du récit dans son ensemble. Il suffit de jeter un oeil aux scénarios disponibles sur Internet J’aurais souhaité faire une analyse complète des écarts entre les scénarios et les épisodes mais un tel travail prend beaucoup de temps. J’en ai tout de même lu plusieurs et les différences sont souvent minimes. Du point de vue de la structure narrative, il peut y avoir des changements mineurs afin de déplacer les cliffhangers internes, comme le déplacement du générique après le monologue de Locke dans Walkabout (S01E04) ; si cela modifie quelque peu la structure et l’objet du cliffhanger, le contenu des scènes reste le même. Il peut arriver que certaines scènes soient coupées au montage pour des raisons de format : un épisode doit durer entre quarante et quarante-deux minutes pour entrer dans un créneau d’une heure avec publicités. En réalité il est difficile d’estimer une proportion exacte entre le nombre de pages et le temps d’antenne auquel il correspond, si bien que les scénaristes essaient presque toujours d’en prévoir davantage que nécessaire puis coupent quelques scènes ou portions de scènes au montage, qu’ils peuvent éventuellement rétablir dans les bonus DVD. Pour ce qui est des dialogues, les acteurs ont signalé à plusieurs reprises dans les podcasts qu’ils improvisaient très peu et disaient presque mot à mot les dialogues écrits, se contentant de modifier ponctuellement la formulation afin de mieux l’adapter à leur voix et leur idiosyncrasie, mais souvent ces modifications se font après consultation du scénariste de l’épisode ou des showrunners, comme le premier monologue de Terry O’Quinn dans Walkabout (S01E04)186. Du reste, s’il pût y avoir davantage de changements lors des premiers épisodes, durant la production desquels il fallait encore définir l’idiosyncrasie des personnages en fonction des qualités de leur interprète respectif, les scénaristes connaissaient bien leurs personnages par la suite et ces altérations furent moins importantes au fil des saisons. Les modifications sont donc minimes et ont rarement un impact sur les histoires en elles mêmes.
Certes le scénario n’est qu’une étape dans le processus de production et bien d’autres co-auteurs l’enrichissent de leur savoir-faire ensuite, mais l’intentionnalité des scénaristes prévaut et les modifications sont minimes de sorte de ne pas l’édulcorer.
D’ailleurs dans la majorité des cas les autres co-auteurs mettent leur savoir-faire au service de l’intentionnalité mise en place par les scénaristes afin de l’enrichir, au lieu de la parasiter par des vues opposées qui léseraient l’intentionnalité à l’oeuvre. En regardant les storyboards de la scène de Man of Science, Man of Faith (S02E01) où Locke fait descendre Kate dans la trappe, nous voyons que lorsqu’il perd le contrôle les storyboards le montrent attiré par la corde et se prendre le bord de la trappe188. Dans le montage final de l’épisode, Locke n’est pas tiré vers la trappe, c’est la corde qui glisse entre ses mains et les écorche, une métaphore filmique autrement plus percutante que ce que montraient les storyboards de Mike Swift, dessinés pendant la phase d’écriture. Cela signifie que cet élément a certainement été modifié lors du tournage, au moins après l’étape d’écriture. Cette altération ne fait que renforcer l’intention originale des scénaristes de montrer la perte de contrôle de Locke, sans passer par une mise en scène spectaculaire. De même dans le commentaire DVD de l’épisode Walkabout (S01E04), Jack Bender affirme avoir utilisé surtout des plans fixes et refusé les couleurs trop voyantes dans les flashbacks afin de les faire contraster avec l’action constante et les couleurs magnifiques sur l’île. Cela lui permit de faire ressortir le caractère pathétique et immobile de l’existence passée de John Locke, et de préfigurer la scène finale qui révèle au spectateur qu’il était auparavant paraplégique. Ici le réalisateur met son savoir-faire au service de l’intention des scénaristes mais ce n’est pas un asservissement contraint : il emploie volontairement toutes le potentiel expressif de la réalisation pour mettre en valeur l’intention des scénaristes et l’enrichit par sa mise en scène. Ainsi les membres du collectif de Lost s’accordent sur le récit imaginé par les scénaristes et y adhèrent de leur propre volonté en tant que participants à l’intentionnalité collective.
De fait, l’antériorité de l’écriture dans le processus de production agit comme une contrainte sur les autres savoir-faire qui doivent composer avec ces scénarios validés par la chaîne. En effet le récit est déjà précisément défini lorsqu’il arrive entre leurs mains et ils n’ont pas leur mot à dire dans le développement des histoires. À plusieurs reprises, certains acteurs se voient demander s’il leur arrive d’improviser leurs dialogues, ce à quoi ils répondent systématiquement par la négative en renvoyant à la créativité verbale des scénaristes. Leur position de choix dans la mise en place d’une intentionnalité collective les place en haut de la hiérarchie. En plus le mode de narration de Lost tend, encore plus que dans d’autres productions télévisuelles, à renforcer l’autorité des scénaristes sur l’oeuvre et à placer sur eux presque toute l’attention de la réception. Les scénaristes de Lost avaient très bien compris l’importance de la tension narrative et de ce que Raphaël Baroni appelle la « fonction thymique »190, pour maintenir le spectateur en haleine et mirent en place une foule de mystères pour ce faire. Ils emploient beaucoup les procédés du scénario projectif, qui consiste à jouer sur les attentes des spectateurs en mettant en scène des personnages visiblement cliché, avant de déconstruire ces clichés et de renvoyer le spectateur à ses propres images et opinions. Michel Chion définit ainsi ce type d’écriture scénaristique.
Si les scénaristes de Lost ont pu autant asseoir leur autorité sur l’oeuvre, c’est grâce à leur capacité à multiplier les mystères tout en maintenant une cohérence intentionnelle qui lie tous ces mystères, et qu’il s’agit pour le spectateur de déceler dans un processus d’enquête complexe qui repose sur le réseau de sens à l’oeuvre. Cela pousse les spectateurs à scruter avec attention le processus de développement des histoires pour comprendre – dans une logique de compétition – le sens de l’oeuvre avant les autres, ou du moins établir une théorie.
Pour ce faire ils vont souvent à l’origine du processus de création, là où le récit est développé : la salle des scénaristes. Les enjeux économiques associés à de telles productions font que les réponses de ces mystères sont maintenues secrètes par un groupe restreint, afin d’éviter que des réponses ne soient révélées, spoilant (ou divulgâchant) la réception en bonne et due forme du récit audiovisuel. Même au sein de la production ces mystères sont tenus secrets : les acteurs disent souvent qu’ils ne savent quand ils auront un épisode dédié à leur personnage qu’une ou deux semaines avant son tournage. Souvent ils ne connaissent pas la trajectoire ou même le passé que les scénaristes réservent à leur personnage. Ainsi Damon Lindelof et Carlton Cuse s’amusèrent à donner des informations contradictoires à Yunjin Kim et Daniel Dae Kim, les interprètes de Sun et Jin Kwon, car ceux-ci les avaient appelé pour savoir qui était le père biologique de l’enfant de Sun. Cette dernière souhaitait le savoir pour être plus précise dans son jeu mais les showrunners donnèrent aux deux acteurs des informations contradictoires en disant qu’il fallait tourner selon différentes perspectives. Si l’acteur, qui est pourtant une personne essentielle au processus de production, est écarté de ce cercle restreint, on peut imaginer que la majorité du collectif n’obtiennent ces informations qu’à la lecture des scénarios. De même que dans Catch-22 (S03E17) Desmond influence la décision collective en retenant l’information de la mort future de Charlie, de même les scénaristes asseoient leur autorité et leur place cruciale dans les décisions collectives en retenant des informations essentielles à la bonne conduite du récit. Ainsi l’autorité des scénaristes s’appuie sur une rétention des informations limitée à un cercle restreint, motivée par les enjeux économiques associés au maintien de la tension narrative : si les réponses sont divulguées trop tôt, l’intérêt du spectateur retombe et, si cette révélation est reçue massivement, cela peut avoir un impact important sur les audiences.
Non seulement le fonctionnement de l’industrie octroie une position privilégiée aux scénaristes dans l’organisation, mais en plus les scénaristes de Lost la renforcent en s’appuyant sur le mystère. Le mystère est basé sur la rétention d’informations, qui renforce par ailleurs l’autorité des scénaristes. Comme ils sont à l’origine des histoires et du mode opératoire de la narration, ils ont une main-mise assez forte sur la mise en place de l’intentionnalité collective, une main-mise qui est renforcée par les nombreux crédits de producteur qui leur sont attribués et leur garantissent une certaine autorité au sein du collectif. Certes – comme le dit Felicia D. Henderson – les principales responsabilités des scénaristes tournent autour des questions d’écriture et ils ne sont pas producteurs à la façon dont les universitaires spécialistes du cinéma l’entendent, c’est-à-dire comme gestionnaires des moyens de production. Cependant il ne faut pas tomber dans l’écueil inverse et oublier que le scénariste-producteur a un titre de producteur. Jason Mittel renvoie aux travaux d’Horace Newcomb et Robert S. Alley, qui ont défini la télévision comme le médium du producteur196, à une époque où, après les travaux de Theodor Adorno et Walter Benjamin, le paradigme de la production a envahi la fonction-auteur dans la perspective d’une culture de masse. Jason Mittel rappelle que les valeurs associées à la fonction de producteur ont beaucoup évolué depuis les années 1950, sachant que ce crédit peut être attribué à un producteur (au sens propre), un acteur principal ou un réalisateur. Dans l’industrie télévisuelle nord-américaine la profession de scénariste est devenue au fil du temps celle qui reçoit une position de choix dans l’attribution des crédits de producteur « dans un modèle d’auctorialité par management, rappelant les fonction de direction et supervision que les managers d’équipes sportives ou d’entreprise endossent ».
Les scénaristes ont donc une responsabilité plus importante sur l’oeuvre globale que les autres professions et doivent à ce titre trouver le moyen de maintenir la cohérence de l’intentionnalité à l’oeuvre tout en prenant en compte l’ampleur de l’organisation qui participe à l’auctorialité ou même simplement à la production de la série. C’est pourquoi je finirai ce chapitre en expliquant comment les scénaristes maintiennent cette intentionnalité au fil du processus de production, en m’appuyant surtout sur quelques notions de sociologie et de théories des organisations qui – dans le cadre de ces superproductions – trouvent leur place dans le paradigme de l’auctorialité et dans la réflexivité collective de Lost.
La coordination et les passeurs d’informations : l’équipe des scénaristes ouverte sur l’organisation
Dès que l’on accepte la possibilité d’une auctorialité collective, il est évident que les co-auteurs doivent s’accorder au moins sur un mode opératoire de création qui permet l’agencement de leurs vues partagées et respectives. Dès lors, définir les paramètres organisationnels de ce mode opératoire devient crucial à notre propos. Nous nous appuierons à cet effet sur la notion de règles, telles qu’elles sont définies par la théorie de la régulation sociale de Jean Daniel Reynaud.
Nous verrons comment les scénaristes de Lost accordèrent une place de choix aux règles dans la réflexivité collective, sachant qu’elles sont nécessaires pour maintenir le mystère ainsi que la cohérence de l’intentionnalité à l’oeuvre. Outre les règles, la cohérence de l’ensemble est maintenue par ce que les tenants des théories de l’auctorialité collective Sondra Bacharach et Deborah Tollefsen appellent la connaissance commune (« common knowledge »), sur laquelle se base tout co-engagement. Dans une série télévisée il repose sur une connaissance des structures organisationnelles du collectif, ainsi que des propriétés artistiques de l’oeuvre en question. Si l’on considère l’équipe des scénaristes comme un système ouvert sur l’organisation, il faut également prendre en compte l’importance des discussions, réunions entre les différents membres du collectif pour s’accorder sur les propriétés esthétiques de l’oeuvre et l’expression de l’intentionnalité collective ; par ailleurs, il faut également prendre en compte certaines fonctions purement organisationnelles, c’est-à-dire les individus qui ont surtout des fonctions de liaison et de coordination entre différents systèmes, ce que les théoriciens des organisations appellent les « passeurs d’informations ». Contrairement à de nombreuses séries où les règles renvoient plutôt à des codes formels, des structures narratives répétitives, des coordonnées idéologiques ou morales
sécurisantes, les règles de Lost sont toujours déstabilisantes, notamment du fait de l’absence d’une Bible garante de la cohérence esthétique de la série, qui explique le changement saisonnier de cadre interprétatif. Dans Lost l’intérêt porté sur les règles ne cesse de revenir pour des personnages qui ne cessent de perdre leurs repères. L’absence de logique transcendante opératoire sur l’île, de système de lois, force les personnages à s’accorder sur des règles qui sont souvent transgressées à un moment ou un autre : quand Benjamin Linus voit sa fille se faire assassiner dans The Shape of Things to Come (S04E10), ce n’est pas tant la possibilité de sa mort qui le choque, c’est plutôt parce qu’« il a changé les règles ». Comme le fait observer Sarah Hatchuel, le changement des règles permet aux figures d’autorité de mettre en avant leur nature arbitraire ainsi que la responsabilité de l’individu dans leur mise en place.
Comme il n’y a pas de vérité transcendante et supérieure dans Lost, les figures d’autorité se se succèdent et se stratifient en saisons, ne cessant de révéler des systèmes hiérarchiques de plus en plus larges et englobants, ainsi que la nature arbitraire de leur fonctionnement, dont la conduite est presque toujours définie par un homme. Cela pousse le spectateur à s’engager dans un processus d’anthropomorphisation renvoyant à l’auctorialité. Ainsi la troisième saison fait de Benjamin Linus l’homme derrière le rideau (The Man Behind the Curtain (S03E20)), le magicien d’Oz, le mastermind de Michael C. Clarke. Dans une série où les considérations réalistes cohabitent avec les codes de la science-fiction, avec le surnaturel et l’étrange, et où les explications rationnelles s’effacent pour laisser place à une ambiguïté qui renvoie à l’affrontement des perspectives individuelles (du fait d’un mode de décision par consensus), la question de la cohérence devient plus épineuse. Par ailleurs, ces règles ont une fonction limitative du type « on ne peut pas quitter l’île », mais leur nature arbitraire, qui les distingue d’une loi, fait qu’il est possible de les transgresser. En effet des personnages parviennent bien à quitter l’île, même s’ils y seront rappelés ultérieurement.
Ces règles peuvent renvoyer à des méthodes de travail : lorsqu’un scénariste arrive su Lost à partir de la troisième saison, il sait qu’il n’écrira aucun épisode en solitaire car cela va à l’encontre des méthodes mises en place par Carlton Cuse et Damon Lindelof pendant les deux premières saisons. Ainsi il sait que son travail doit être cohérent avec le reste de la série, dont les codes spécifiques ne sont pas toujours verbalisés, mais doivent être compris par l’arrivant en question. Ainsi lorsque Edward Kitsis et Adam Horowitz arrivent sur Lost, ils ne restent pas spectateurs du processus créatif pendant plusieurs semaines comme dans un grand nombre de séries mais écrivent immédiatement l’histoire secondaire de Numbers (S01E18), montrant Locke et Claire construire un berceau (ill.10). Ils peuvent le faire car ils sont déjà de grands admirateurs d’une série dont ils connaissent le fonctionnement ; comme le dit Kitsis « typiquement dans Lost, on ne comprend pas ce qu’ils font avant la fin ». Ainsi pendant tout l’épisode on ne sait pas ce que Locke veut construire. Les deux scénaristes arrivant sur Lost ont déjà une idée de ce qui est propre à la série : ce jeu sur la tension narrative, même pour les intrigues les plus infimes, cette couche de mystère supplémentaire qui ajoute de la tension à chaque moment et enjoint le spectateur à porter un intérêt accru à tous les détails pour comprendre ce qui se déroule sous ses yeux. Ainsi ces règles arbitraires, propres à la série, constituent cette connaissance commune que doivent respecter les co-auteurs qui arrivent plus tard ou ceux qui ne sont pas mis au courant de la conduite future du récit.
Une équipe de scénaristes en formation progressive
Nous avons signalé à plusieurs reprises que la spécificité de l’auctorialité télévisuelle réside dans la complexité des phénomènes collectifs qui mènent à la création de l’oeuvre.
Dans une production audiovisuelle unitaire comme un film, la question du collectif est également difficile à résoudre mais la plupart des savoir-faire sont assurés par une seule personne. Outre la circulation des crédits pour l’écriture du scénario, dans le cas de Lost il faut considérer chaque scénariste présent dans la salle des scénaristes au moment de l’écriture d’un épisode comme potentiel co-auteur de cet épisode. Avant de déterminer l’empreinte personnelle d’un co-auteur donné sur l’oeuvre, il faut par ailleurs avoir une compréhension claire du mode de fonctionnement de l’auteur pluriel dans lequel il s’insère, afin de ne pas mener à des raisonnements déterministes et fautifs. Par ailleurs on parle souvent de séries télévisées, mais le terme « série » est impropre à qualifier ces productions : selon la typologie d’Anne Besson, une série serait une juxtaposition d’unités narratives discontinues ; à bien des égards, de nombreuses séries comme Lost répondent davantage à la définition de « cycle sériel », c’est-à-dire d’une narration globale constituée de nombreux sous-ensembles (épisodes et saisons) avec une unité propre qui participent au récit d’ensemble. L’interpénétration entre les épisodes et le récit d’ensemble est tributaire d’un mode de narration holographique : en témoignent les deux dernières journées d’étude sur Lost organisées par le GUEST-Normandie à Rennes 2. Depuis 2016, ils ont choisi de consacrer chaque journée d’étude à un épisode. Pourtant ces lectures ne s’appuient pas seulement sur l’épisode en question car ce mode de narration holographique implique d’aller voir les autres épisodes pour en fournir une lecture pertinente.
L’évolution de l’équipe : ouverture aux scénaristes de Alias (mai 2006-mars 2007)
Pour aborder l’évolution de l’équipe au cours de la troisième saison nous ferons tout d’abord un bilan des départs et des maintiens par rapport à l’équipe de la deuxième saison, afin de faire ressortir le maintien d’un noyau dur qui reste durablement. Puis nous observerons que, en dehors de l’arrivée de Jordan Rosenberg, motivée par son implication dans The Lost Experience avec Javier Grillo-Marxuach durant l’été 2006, et en dehors de l’arrivée tardive de Brian K. Vaughan, les nouvelles recrues sont exclusivement des migrants d’Alias. Cette arrivée massive de quatre scénaristes de l’autre série de J.J. Abrams pourrait également expliquer le départ massif de trois scénaristes principaux (Steven Maeda, Javier Grillo- Marxuach et Leonard Dick) par logique compensatoire.
Parmi les membres de l’équipe qui restent, on compte Damon Lindelof, Carlton Cuse, Edward Kitsis, Adam Horowitz, Elizabeth Sarnoff, Christina M. Kim et Greggory Nations.
On pourrait estimer que les roulements sont réguliers puisqu’il restait huit membres de l’équipe de la première saison dans l’équipe de la deuxième. Seulement, si nous observons avec plus d’attention ses membres constituants, nous pouvons inférer que les membres qui restent entre la deuxième et la troisième saison sont ceux qui deviennent le noyau de l’équipe de manière durable. Parmi ces sept scénaristes, seule Christina M. Kim quitte la production de Lost avant la fin (après trois saisons), alors que très peu des membres originaux restent plus d’une saison. Le remaniement interne de l’équipe commence à faire ressortir les membres constants, ceux qui nourrissent de telles affinités avec la série et le fonctionnement de sa production qu’ils en deviennent par leur implication durable les principaux co-auteurs. Entre avril et mai, les autres membres de l’équipe s’en vont. Parmi eux on compte Steven Maeda et Leonard Dick (le binôme semi-solidaire de la deuxième saison), ainsi que le duo d’assistants Dawn Lambertsen-Kelly et Matt Ragghianti, qui assuraient cette fonction depuis le début de la première saison. Jeph Loeb, le remplaçant de Craig Wright parti au milieu de la deuxième saison, part avant d’écrire un seul épisode et Javier Grillo-Marxuach donne sa lettre de démission en février 2006, quittant la production de Lost en mai.
Les binômes solidaires
Tout d’abord, le binôme composé de Damon Lindelof et Carlton Cuse écrivent majoritairement les épisodes charnière par rapport au temps de diffusion. Cela montre que leurs co-écritures ensemble sont dues à leur position de showrunners. Ainsi Damon Lindelof écrit A Tale of Two Cities (S03E01) avec J.J. Abrams et il écrit I Do (S03E06), l’épisode centré sur Kate et placé avant la pause hivernale, avec Carlton Cuse. Durant le long bloc de diffusion de la deuxième partie de la saison, ils écrivent deux épisodes qui se placent dans la continuité d’épisodes qu’ils avaient déjà écrits ensemble durant les saisons antérieures et qui témoignent de leurs affinités partagées : Enter 77 (S03E11) reprend l’intrigue de One of Them (S02E14) sur certains aspects : dans ces deux épisodes centrés sur Saïd, ce dernier se retrouve dans la posture d’interroger un Autre qui se fait passer pour un rescapé, à chaque fois dans une station Dharma. Dans One of Them (S02E14) il s’agit de Ben ; dans Enter 77 (S03E11) il s’agit de Mikhaïl, qui se fait passer pour le dernier membre de la Dharma Initiative. Les récits secondaires de l’épisode marquent par ailleurs l’affinité des deux scénaristes avec le jeu, puisque l’arc narratif qui se déroule sur la plage montre les protagonistes jouer au ping-pong et le troisième arc narratif de l’épisode montre Locke jouer aux échecs contre l’ordinateur de la Station Dharma. Le troisième épisode écrit par ce binôme est presque une tradition pour les showrunners : The Brig (S03E19) est l’épisode placé vers la fin de saison concentré sur un Locke paralysé en proie au doute. Damon Lindelof et Carlton Cuse ont déjà écrit ce type d’épisode pour les deux premières saisons (Deus Ex Machina (S03E19) ; Lockdown (S02E17)). Dans The Brig (S03E19), Locke convainc Sawyer de tuer leur figure paternelle commune. Métaphoriquement, Locke tue Sawyer deux fois dans cet épisode : James Ford tue Anthony Cooper (autrement dit Sawyer tue Sawyer) et par cette subordination de James à sa volonté, Locke tue la part de Sawyer qui est en lui. En effet James Ford n’aura plus d’épisodes avant de se trouver un nouveau surnom dans LaFleur (S05E08). Cet épisode, l’un des plus sombres de la série, est lié aux autres épisodes de fin de saison de la perspective d’un Locke paralysé qui essaie de convaincre quelqu’un de l’aider436 à se libérer. Enfin les deux showrunners écrivent Through the Looking Glass (S03E22-23), le double-épisode final qui comporte la reformulation structurelle de Lost. Ce qui se présente comme un flashback est en réalité un flashforward : c’est la survie sur l’île qui devient l’objet du souvenir, alors que nous découvrons un Jack suicidaire, shooté aux anti-dépresseurs, qui n’a d’autre but que revenir sur l’île. Il cherche à redevenir le héros, le chef qu’il était sur l’île : dans l’autre temporalité, en 2004, on le voit justement dans cette posture, coordonnant la lutte contre les Autres et l’ouverture des communications avec le cargo qui leur permettra de quitter l’île durant la quatrième saison. Les deux showrunners prennent donc en charge des épisodes charnières sur le plan narratif et des épisodes qui nourrissent leurs affinités personnelles.
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Table des matières
Introduction
Première partie : La création collective : auteur pluriel et co-auteur
Chapitre 1 : De l’auteur individuel à la création collective
1) La déconstruction de l’auteur comme génie dispensateur du sens
2) La mise en place et les contraintes du collectif de Lost
3) L’expression d’une paternité collective
Chapitre 2 : Qu’est-ce qu’un co-auteur… à la télévision ?
1) Une définition philosophique : le co-engagement dans l’intentionnalité collective
2) Les crédits : segmenter la responsabilité et hiérarchiser les scénaristes
3) L’empreinte personnelle du co-auteur
4) La fonction-auteur inférée : l’effet boule de neige de la médiatisation
Chapitre 3 : L’équipe des scénaristes de Lost comme auteur pluriel : organisation et dynamique de groupe
1) La dynamique de groupe et le workflow
2) L’autorité de l’équipe des scénaristes au sein de l’organisation
3) La coordination et les passeurs d’information : l’équipe des scénaristes ouverte sur l’organisation
Deuxième partie : Work in progress : les enjeux de l’écriture progressive
Chapitre 4 : une équipe de scénaristes en formation progressive
1) Evolution interne de l’équipe : prise en compte du remplacement
2) Le co-auteur et l’oeuvre : une relation morcelée et hiérarchisée
3) Contrôle et autorité des scénaristes sur le transmédia
Chapitre 5 : Scénaristes et fans de Lost : une relation ludique et ambiguë
1) Entre les épisodes : une relation showrunners-spectateurs durable
2) Les marques de la relation dans la série : allusions, complicité et prise en compte de l’horizon d’attente
3) Une relation inégale basée sur le questionnement
Chapitre 6 : Les règles du jeu et la matrice de l’auteur pluriel
1) Le plateau de senet comme reprise de la page blanche mallarméenne
2) L’identité plurielle en évolution
3) Le co-engagement du scénariste
4) Méthode de présentation d’une équipe de scénaristes
Troisième partie : L’équipe des scénaristes de Lost comme auteur pluriel : une perspective chronologique
Chapitre 7 : Le développement et l’écriture de la première saison : la mise en place d’une équipe par tâtonnements successifs (été 2003 – avril 2005)
1) Développement et création de Lost (été 2003 – juin 2004)
2) Les scénaristes de la première saison : une équipe sans dynamique de groupe (juillet 2004 – avril 2005)
Chapitre 8 : Les deuxième et troisième saisons ou la mise en place d’une dynamique de l’équipe dirigée vers un objectif commun (mai 2005 – avril 2007)
1) Saison 2 : reconfiguration du workflow par les showrunners autour des binômes solidaires (mai 2005 – avril 2006)
2) Saison 3 : ultimes expérimentations organisationnelles et ouverture de l’équipe aux scénaristes de Alias (mai 2006 – avril 2007)
Chapitre 9 : Du Beginning of the End à The End : des méthodes de travail ordinaires structurées autour d’un noyau solide
1) Saison 4 : le début de la fin pendant la grève des scénaristes (mai 2007 – avril 2008)
2) Saison 5 : écriture du dérèglement temporel (mai 2008 – avril 2009)
3) Saison 6 : écrire la fin (mai 2009 – juin 2010)
Conclusion
Annexes
Guide des annexes
Annexes 1 : Extraits du corpus discursif
Annexes 2 : Index des scénaristes de Lost
Annexes 3 : Diagrammes et tableaux sur les scénaristes
Annexes 4 : Illustrations
Bibliographie
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