Contexte empirique de la recherche
Le 11 mars 2011, un séisme suivi d’un tsunami plongent la centrale de Fukushima Daiichi et son directeur, Masao Yoshida, dans une crise impensée jusqu’alors. Entre le 11 et le 15 mars, trois explosions ainsi qu’un incendie surviennent sur 4 des 6 réacteurs de la centrale. Les alimentations électriques sont perdues rapidement et la situation sur le site se complexifie au fil des jours. Classé au niveau 7 sur l’échelle internationale des événements nucléaires (INES), l’accident est jugé aussi sévère que celui survenu à Tchernobyl en 1986. La communauté internationale cherche encore à en tirer les leçons afin d’opérer les centrales de la façon la plus sûre et d’être capable de prévoir la survenue de tels événements ou bien d’y répondre le plus efficacement possible. C’est en ce sens que Masao Yoshida, en tant que directeur de la centrale et de la cellule de crise, a été auditionné par le Gouvernement Japonais dès juillet 2011. Le but est de tirer des connaissances des causes et de l’évolution de l’accident et d’aller au-delà des enquêtes classiques afin d’évaluer concrètement ce qu’il s’est passé (Guarnieri et al. 2015, 73).
L’accident de Fukushima Daiichi est vécu comme un échec total, une faillite du système et des hommes en charge de la sûreté et de la sécurité nucléaire. Notre thèse montrera, a contrario de cette vision des faits, que les hommes sur le terrain ont fait preuve de résilience et sont parvenus à maintenir et contrôler la situation.
Le nucléaire au Japon : contexte général et état du parc lors de l’accident de mars 2011
L’histoire du nucléaire au Japon est marquée par les bombardements atomiques américains à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les bombes Little boy et Fat man explosent respectivement à Hiroshima le 6 août 1945 et à Nagasaki le 9 août 1945. Les victimes sont nombreuses (entre 105 000 et 115 000 morts (U.S. Strategic Bombing Survey 1946)), les destructions des villes et les retombées radioactives imposent le déplacement de populations. Le Japon doit se reconstruire et se tourne, dès 1955, vers l’énergie nucléaire pour sa production électrique. La construction des réacteurs débute dans les années 1960. La centrale de Tokai, au nord de Tokyo, est raccordée au réseau électrique en juillet 1966. Dans les années 1970 et suite au choc pétrolier de 1973, le gouvernement japonais mise sur le nucléaire afin de ne plus dépendre des hydrocarbures, il lance un programme qui prévoit 50% de part pour le nucléaire à l’horizon 2000. En 10 ans, 18 réacteurs sont construits dont les 6 réacteurs que compte Fukushima Daiichi. Malgré plusieurs incidents et accidents (fuite de sodium au surgénérateur de Monju (1995), accident de criticité à l’usine d’enrichissement de Tôkai (1999), fuite de vapeur radioactive à Mihama, 5 ouvriers meurent sur le coup (2000), incendie non maîtrisé à Kashiwazaki-Kariwa (2007) (Gaulène 2016)), jusqu’à l’accident de Fukushima Daiichi, le Japon est le troisième producteur mondial d’énergie nucléaire (ibid.).
En mars 2011, le Japon exploite 54 réacteurs nucléaires sur seize sites. Ces 54 réacteurs fournissent un tiers de l’électricité du pays.
La centrale de Fukushima Daiichi
La centrale nucléaire de Fukushima Daiichi est située sur le territoire d’Okuma, pour les tranches 1 à 4, et de Futaba, pour les tranches 5 et 6, dans la préfecture de Fukushima.
Située à 250 kilomètres au nord de Tokyo, c’est la première centrale entièrement construite et exploitée par the Tokyo Electric Power Company (TEPCO), qui exploite également la centrale nucléaire de Fukushima Daini. Les six réacteurs sont dits à eau bouillante (REB). Dans ce type de réacteur, les noyaux d’uranium absorbent des neutrons puis se divisent en deux noyaux plus légers, dégageant ainsi de l’énergie et deux ou trois neutrons qui participent à la réaction en chaîne. Cette énergie conduit à l’évaporation de l’eau présente dans la cuve du réacteur. La vapeur générée fait tourner des turbines qui génèrent ainsi de l’électricité. La vapeur est ensuite récupérée, condensée et filtrée puis rejetée sous forme liquide dans le cœur du réacteur dans un circuit fermé.
Résumé de l’accident
Le 11 mars 2011, environ six mille quatre cents personnes, dont sept cent cinquante employés de TEPCO, se trouvent sur le site de la centrale. Seuls les réacteurs 1, 2 et 3 fonctionnent à leur puissance nominale. La tranche 4 est arrêtée et déchargée en vue du remplacement de l’enveloppe du cœur, le combustible est alors stocké dans sa piscine de désactivation. Enfin, les tranches 5 et 6 sont arrêtées pour une inspection périodique et sont correctement refroidies (NRC 2014).
À 14h46, un séisme de magnitude 9 se produit. Son épicentre est localisé à 180 km au large de Fukushima Daiichi. Le système d’arrêt d’urgence des trois premiers réacteurs est activé automatiquement. Les salariés de TEPCO qui ne sont pas assignés au pilotage des réacteurs et les sous-traitants qui n’ont pas quitté le site se réfugient dans le bâtiment antisismique, abritant la cellule de crise. Celle-ci est supervisée par Masao Yoshida, le directeur de la centrale depuis juin 2010. A la suite du séisme, une alerte au tsunami est lancée par l’Agence Météorologique du Japon.
Dans les minutes qui suivent, trois alertes au tsunami dans la préfecture de Fukushima sont données par l’Agence Météorologique du Japon. A 14h49, l’Agence prévoit une vague de trois mètres. A 15h15, une deuxième alerte concerne une vague de six mètres. Enfin à 15h30, un tsunami d’une amplitude d’au moins dix mètres est annoncé (NRC 2014).
Les vagues les plus hautes arrivent sur la côte 41 minutes après le séisme. Leur amplitude est estimée entre 11,5 m et 15,5 m (ICANPS 2011). Étant donné que la centrale est située à environ 10 mètres au-dessus de la mer, le niveau de l’eau dans les différentes installations a pu atteindre 1,5 à 5,5 mètres. L’inondation endommage des pompes, des panneaux électriques, des batteries et des générateurs diesel de secours. Des machines, notamment des véhicules, sont détruits et des gravats sont dispersés sur le site. Les bouches d’égout découvertes, les routes détériorées et les bâtiments endommagés par le séisme compliquent l’accès à la centrale et le déplacement des travailleurs. De plus, l’échange d’informations entre la cellule de crise, les équipes de pilotage et les agents présents sur le terrain est entravé par la dégradation des moyens de télécommunication (IRSN, 2012 ; NRC, 2014).
Le courant alternatif des réacteurs 1 à 5 est perdu dans les cinq minutes suivant le tsunami. Le courant continu des réacteurs 1, 2 et 4 est à son tour perdu peu de temps après. L’absence de source électrique provoque la perte de l’éclairage, des instruments de mesure, de contrôle et de commande. Les réacteurs 1, 2 et 3 ne sont pas refroidis pendant plusieurs heures ce qui entraîne la fusion des cœurs entre le 11 et le 14 mars.
L’accident dure cinq jours pendant lesquels se produisent trois explosions et un incendie. Le 12 mars à 15h36, le bâtiment réacteur 1, apparemment à cause d’une accumulation d’hydrogène, est soufflé par une explosion. Pour, probablement, la même raison, une explosion a lieu dans le bâtiment réacteur 3 le 14 mars à 11h01. Enfin, le 15 mars à environ 6h10, une explosion suivie d’un incendie survient dans le bâtiment réacteur 2 et affecte le bâtiment réacteur 4.
Les conditions autour des réacteurs sont impraticables, les hommes doivent travailler dans le noir et supporter l’isolement par rapport au monde extérieur qui ne veut ou ne peut pas intervenir du fait, notamment, des radiations. A cela s’ajoutent les pressions politiques, sociétales de la société Japonaise et de la communauté internationale qui suit, en direct, l’évolution d’un événement exceptionnel de par sa nature et ses conséquences.
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Table des matières
INTRODUCTION
1. Contexte empirique de la recherche
1.1. Le nucléaire au Japon : contexte général et état du parc lors de l’accident de mars 2011
1.2. La centrale de Fukushima Daiichi
1.3. Résumé de l’accident
1.4. Le témoignage de Masao Yoshida, révélateur de la gestion de crise « on-site »
2. Cadre théorique : l’entrée en résilience suite à un événement hautement perturbateur
2.1. Problèmes posés et résultats proposés
2.2. Question de recherche
2.3. Plan de la thèse
Chapitre 1. L’accident de Fukushima Daiichi : contexte, données et problèmes en termes de gestion
1. Chronologie et conséquences de l’accident
1.1. Chronologie de l’accident
1.2. Conséquences de l’accident
2. Les données d’enquête
2.1. Présentation générale des enquêtes et commissions
2.2. Présentation des principaux résultats des enquêtes
3. La gestion de crise de l’accident de Fukushima Daiichi : une organisation résiliente ?
3.1. Masao Yoshida, directeur de la cellule de crise
3.2. Fonctionnement de la cellule de crise
3.3. Echecs, problèmes et succès de la cellule de crise : premiers indices de résilience
3.4. Les attributs nécessaires pour attester d’une résilience organisationnelle
3.5. Synthèse : quid de l’accident de Fukushima Daiichi ?
Chapitre 2. La résilience dans le contexte des désastres : revue de littérature
1. Le désastre et l’extrême en sciences humaines et sociales
1.1. Risques et crises collectifs
1.2. Les « disaster studies »
1.3. Les contextes extrêmes
1.4. Synthèse : Fukushima Daiichi, quelle catégorisation ?
2. La résilience, définitions et usages
2.1. La résilience, concept aux applications variées
2.2. Quelques applications reconnues
3. Les modèles de processus de résilience
3.1. Démarche de sélection des modèles
3.2. Modèles sélectionnés et leurs définitions
3.3. Un gap théorique : l’entrée en résilience
Chapitre 3. « Gap théorique » : l’entrée en résilience, phase spécifique de la gestion d’un accident
1. Question de recherche et problématique
2. Edward Powley : un modèle original d’entrée en résilience
2.1. Edward Powley
2.2. Le modèle d’activation de la résilience
2.3. Etude des travaux d’Edward Powley
2.4. Apports des travaux d’Edward Powley
2.4.1. La liminalité
2.4.2. Le concept d’événement
2.4.3. Limites de ces travaux par rapport au cas étudié
3. Karl Weick, les processus organisants face à l’incertitude
3.1. Sensemaking à Fukushima Daiichi
3.2. L’incendie de Mann Gulch
3.3. Apports clés des travaux de Weick
4. Le témoignage de Masao Yoshida et les données relatives à l’accident : un cas d’étude à analyser au prisme de notre cadre théorique
CONCLUSION