Contexte industriel
Le bruit perçu par l’utilisateur d’un véhicule automobile à l’intérieur de l’habitacle provient de sources variées. Parmi elles on peut citer entre autres le bruit de roulement lié au contact sol/pneu, le bruit issu du moteur et le bruit d’origine aérodynamique, lié à l’écoulement de l’air autour du véhicule en mouvement. C’est à cette dernière composante que s’intéresse notre étude. En effet, cette source devient à haute vitesse la source prépondérante de bruit perçue dans le véhicule. Plusieurs solutions s’offrent alors aux industriels pour maîtriser ce phénomène et tenter de limiter son impact. La première est d’effectuer des tests en soufflerie sur véhicule complet (ou maquette) durant la phase de conception. Toutefois, de tels essais sont extrêmement coûteux. Par ailleurs, les modifications à effectuer sur le véhicule suite à ces essais donnent lieu à d’autant plus de frais que le projet est dans une phase avancée (il peut être question de centaine de milliers, voire de millions d’euros). La deuxième consiste à prédire le bruit intérieur entièrement par le calcul numérique. Depuis plusieurs années, de nombreux efforts sont mis en œuvre par les constructeurs dans ce domaine complexe, afin d’intervenir en amont sur le design du véhicule via une maquette numérique de ce dernier, pour respecter le cahier des charges acoustique.
Origine physique du bruit aérodynamique
La grande majeure partie du bruit d’origine aérodynamique est liée aux fluctuations de pression qui s’exercent sur le vitrage conducteur, dues à l’écoulement turbulent créé par le rétroviseur et le montant de baie. Ces fluctuations vont engendrer une réponse vibratoire de la vitre créant ainsi des ondes acoustiques à l’intérieur de l’habitacle. Ces fluctuations de pression peuvent se classer en deux catégories :
• Les fluctuations de nature aérodynamique : elles se propagent en première approximation à la vitesse globale de l’écoulement (de l’ordre de la vitesse du véhicule) et ont une amplitude relativement importante (jusqu’à plusieurs dizaines de Pascals en basse fréquence). Cette amplitude dépend bien sûr de la vitesse et de la configuration de l’écoulement.
• Les fluctuations de nature acoustique : leur vitesse de propagation est très supérieure (si l’on se place dans le cas de l’automobile, dans lequel le nombre de Mach dépasse rarement 0.1) puisqu’il s’agit de la célérité des ondes sonores (environ 340 m/s dans les conditions classiques de pression et température). Leur amplitude est également bien plus faible que les précédentes. Par ailleurs, pour donner un ordre de grandeur, une fluctuation de pression acoustique efficace d’amplitude 0.05 Pa correspond à un volume sonore en dB SPL (sound pressure level) de 68 dB, équivalent environ à celui d’une conversation animée.
La difficulté principale est que les fluctuations de nature acoustique se révèlent être bien plus efficaces que leurs homologues de grande amplitude dans la réponse vibratoire du vitrage. Elles sont donc la principale cause, malgré leur faible intensité, du bruit intérieur perçu par les passagers. Il est donc nécessaire de pouvoir séparer ces deux contributions de nature différente dans les fluctuations de pression totale sur le vitrage. Au vu des constats effectués plus haut, on voit qu’il est possible de les distinguer en effectuant une analyse dans le domaine des nombres d’onde. En effet, pour un nombre de Mach faible, les nombres d’onde dits « aérodynamiques » k = ω/Uc (Uc vitesse de convection, de l’ordre de la vitesse de l’écoulement) sont bien plus faibles à fréquence donnée que ceux dits « acoustiques » k0 = ω/c0 (c0 célérité des ondes sonores). Tout l’enjeu de la simulation numérique de l’écoulement turbulent autour du véhicule est donc d’être suffisamment précis pour capter ces ondes acoustiques de très faible amplitude, et surtout de connaître cette dernière de façon fiable. Afin d’en savoir plus concernant ces deux types d’excitations pariétales, il s’agit de s’intéresser aux études déjà menées sur le sujet dans la littérature.
Éléments quantitatifs sur les fluctuations de pression pariétales acoustiques et aérodynamiques dans la littérature
Plusieurs méthodes existent pour effectuer une séparation entre part acoustique et turbulente dans un champ de pression fluctuant. Parmi elles on peut citer les études spectrales dans le domaine des nombre d’onde (WFS, pour Wavenumber Frequency Spectrum, voir par exemple [HO12] pour un cas d’application automobile) et la méthode POD (Proper Orthogonal Decomposition, voir [Gau+14] ou encore [DHR13]). Certains auteurs ont déjà tenté de quantifier le niveau de la part acoustique dans les fluctuations pariétales sur des cas concrets, soit par l’expérience soit par le calcul numérique. Du point de vue expérimental, Arguillat [Arg06] étudie dans sa thèse plusieurs cas intéressants pour notre étude. Dans un premier temps, elle trouve que l’excitation acoustique est 13 à 16 dB inférieure sur l’ensemble de la plage fréquentielle à l’excitation aérodynamique dans le cas d’une couche limite sur plaque plane dans une veine fermée à un nombre de Mach de 0.1. Toujours en veine fermée, elle obtient dans le cas d’un écoulement derrière une marche montante oblique (reproduisant une sorte de montant de baie) 3 à 10 dB d’écart sur les spectres de pression en basses fréquences et 15 à 20 en hautes fréquences, dans la zone recollée et toujours à Mach 0.1. Toutefois, l’auteur précise que l’ effet de confinement et des possibles réflexions acoustiques (malgré les traitements effectués) dans la veine fermée peuvent laisser penser que ces valeurs sont surestimées. Du point de vue numérique, De Jong & al. [DBL01] ont effectué une corrélation entre le bruit calculé à l’intérieur d’un véhicule par la méthode SEA (Statistical Energy Analysis ) obtenu à l’aide un spectre synthétique de fluctuations de pression sur le vitrage conducteur et des mesures en soufflerie. Il faut donc noter qu’il ne s’agit pas d’un calcul direct de l’écoulement autour du véhicule mais qu’il est intéressant dans le cadre de notre étude puiqu’il s’agit d’une vraie configuration automobile. Les meilleurs résultats ont été obtenus lorsque la part acoustique du spectre synthétique était inférieure de 25 à 35 dB à sa part aérodynamique. Enfin, un cas très intéressant est celui des calculs de Gloerfelt [GB13] pour la couche limite sur plaque plane. Il s’agit donc cette fois d’une simulation numérique LES (Large Eddy Simulation) de l’écoulement turbulent et de l’acoustique qui y est produite par une discrétisation en différences finies d’ordre élevé des équations de Navier-Stokes. Ces calculs sont effectués à Mach 0.5 avec des conditions aux limites « silencieuses » et permettent d’observer une composante acoustique d’environ 40 dB inférieure à l’excitation aérodynamique lors de l’étude des spectres de pression pariétale.
Introduction à l’équation de Boltzmann
Un niveau de description mésoscopique
La dynamique d’un gaz ou d’un fluide est régie à l’échelle particulaire par les équations de Newton. Pour pouvoir passer de cette description dite microscopique du mouvement individuel de chaque particule vers un niveau macroscopique et ses équations classiques de l’hydrodynamique, il y a un niveau intermédiaire : l’échelle mésoscopique. Cette description permet de réduire considérablement le nombre de degrés de liberté du système de base décrivant les trajectoires de toutes les particules : c’est à cette échelle que se situe l’équation de Boltzmann. Pour un grand nombre de particules, pour un gaz/fluide suffisamment peu dense et en ajoutant une hypothèse dite de chaos moléculaire, on peut arriver à réduire le système microscopique à une équation d’évolution sur la densité de probabilité mésoscopique f(x, c, t) de présence d’une particule en un point x à un temps t, ayant pour vitesse c. Cette densité de probabilité f, positive ou nulle par définition, est appelée fonction de distribution. Tandis que nous nous intéresserons uniquement ici à la façon de passer du mésoscopique vers le macroscopique, il est bon de savoir qu’une démonstration mathématique rigoureuse du passage du microscopique vers le mésoscopique est possible, au moins pour certains types de collision (voir la Hierarchie BBGKY [Vil02 ; SKC02]). Par la suite, nous utiliserons par abus de langage le terme microscopique pour désigner le niveau de description de la théorie cinétique de Boltzmann.
L’opérateur de collision et ses invariants
Le terme de collision Ω(f) a une expression générale complexe qu’il n’est pas utile de mentionner ici, même lorsque le modèle de collision utilisé est simple. Il est toutefois important de mentionner les hypothèses fondamentales sur lesquelles la construction de cet opérateur repose.
1. On considère un gaz dans lequel la distance d’interaction entre les molécules est faible devant le libre parcours moyen (c’est-à-dire la distance parcourue en moyenne par une molécule entre deux collisions)
2. On suppose que les collisions ne concernent que deux molécules à la fois : elles sont qualifiées de binaires. Cela n’est possible que si le gaz est relativement peu dense.
3. La quantité de mouvement et l’énergie sont conservées par les collisions : on parle de collisions élastiques. Ceci n’est valable que si le gaz est monoatomique et qu’il n’y a pas d’ionisation ou de réaction chimique lors des collisions.
4. On peut faire une hypothèse de chaos moléculaire : juste avant les collisions, les vitesses des molécules ne sont pas corrélées. Cela n’est possible que si chaque molécule subit un nombre relativement faible de collisions [Mou04], ce qui est le cas en vertu de l’hypothèse 2 de faible densité. Cette hypothèse introduit une notion d’irréversibilité dans l’évolution du gaz.
Ces hypothèses sont suffisantes dans notre cas, mais l’étude de l’opérateur de collision de Boltzmann s’étend bien sûr à des cas plus complexes (gaz polyatomique, mélanges de gaz etc…). Notons par ailleurs que celles-ci nous placent dans le cadre du gaz parfait monoatomique. Toutefois, pour ce qui est de la méthode numérique de Boltzmann sur réseau (qui sera étudiée plus loin dans ce mémoire), l’hypothèse de gaz monoatomique voire même de gaz parfait pourra être relaxée. Nous verrons même qu’il est possible d’utiliser la méthode de Boltzmann sur réseau pour simuler des solides. À ce stade, le chemin vers l’équation de Boltzmann sur réseau est encore long et nous en restons à l’équation de Boltzmann.
Limite hydrodynamique de l’équation de Boltzmann
L’étape suivante consiste à obtenir des équations d’évolution reliant entre elles des quantités macroscopiques observables. Nous présenterons les grandes familles de méthodes qui permettent d’atteindre cet objectif, en gardant à l’esprit que la plupart d’entre elles ont été initialement conçues pour rechercher mathématiquement des solutions à l’équation de Boltzmann, ce qui constitue une tâche plus vaste encore qui dépasse largement le cadre de notre étude. Dans cette partie, nous nous intéresserons majoritairement aux méthodes de type développements asymptotiques: nous analyserons plus en détail la méthode de Hilbert et à sa variante la plus connue, celle de Chapman-Enskog. L’accent sera mis sur la différence entre ces deux approches et leurs résultats.
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Table des matières
Introduction
I Une construction de la méthode de Boltzmann sur réseau
1 L’équation de Boltzmann et ses limites hydrodynamiques
1.1 Introduction à l’équation de Boltzmann
1.1.1 Un niveau de description mésoscopique
1.1.2 Expression des quantités macroscopiques
1.1.3 L’opérateur de collision et ses invariants
1.2 Changement d’échelle : du mésoscopique vers le macroscopique
1.2.1 Lois d’évolution macroscopique et problème de fermeture
1.2.2 Notion d’équilibre cinétique et distribution de Maxwell-Boltzmann
1.2.3 L’opérateur BGK
1.2.4 L’équation de Boltzmann adimensionnelle
1.3 Limite hydrodynamique de l’équation de Boltzmann
1.3.1 Élements de théorie cinétique
1.3.2 Le développement de Chapman-Enskog
1.3.3 Commentaires sur la limite hydrodynamique obtenue
2 De l’équation de Boltzmann à l’équation de Boltzmann sur réseau
2.1 L’équation de Boltzmann à vitesses discrètes
2.1.1 Développement en polynômes de Hermite et moments de la fonction de distribution
2.1.2 Discrétisation de l’espace des vitesses
2.1.3 Choix d’une quadrature : quel critère retenir ?
2.1.4 Erreurs introduites pour des quadratures de degré 5
2.2 L’équation de Boltzmann sur réseau
2.2.1 Résolution numérique : discrétisation spatiale et temporelle
2.2.2 Passage dimensionnel-adimensionnel en LBM
2.2.3 Développement de Taylor/Chapman-Enskog
2.3 Compléments sur les limites hydrodynamiques du schéma LBM-BGK
2.3.1 Catégorisation des termes d’erreur
2.3.2 Scaling acoustique et diffusif
2.3.3 Rôle des erreurs d’invariance galiléenne
2.3.4 Influence du réseau pour les quadratures de degré 5
2.3.5 Autres types de développements asymptotiques pour l’équation de Boltzmann sur réseau : une comparaison
Conclusion
II La méthode de Boltzmann sur réseau pour l’aéroacoustique
3 Modélisation de la collision : stabilité et propriétés acoustiques
3.1 Analyse linéaire de Von Neumann
3.1.1 Cas des équations de Navier Stokes 3D faiblement compressibles
3.1.2 Cas des schémas Navier-Stokes d’ordre élevé et LBM-BGK
3.1.3 Conséquences sur la stabilité numérique
3.2 Modèles à temps de relaxation multiples
3.2.1 Modèles de type MRT : structure algébrique
3.2.2 Modèles de type MRT : influence acoustique de la relaxation des moments d’ordre 2
3.2.3 Modèles de type Cascaded et Cumulant
3.2.4 Modèles régularisés
3.3 Choix d’un modèle à temps de relaxation multiple
3.3.1 Présentation d’un opérateur de type MRT alternatif : le modèle MRTH
3.3.2 Propriétés de dispersion et dissipation d’une onde plane pour le modèle MRTH
3.3.3 Applications numériques : comparaison avec d’autres opérateurs
3.4 Entropic Lattice Boltzmann Method (ELBM)
3.4.1 Construction de la fonction d’équilibre local
3.4.2 Étape de collision : stabilisations entropiques
3.4.3 Influence du stabilisateur entropique sur les propriétés acoustiques du schéma
3.4.4 Controverses sur les liens entre la stabilisation entropique et le théorème H de Boltzmann
3.5 Filtrage sélectif de l’équation de Boltzmann sur réseau
3.5.1 Construction des modèles avec filtrage sélectif
3.5.2 Dispersion, dissipation et propriétés acoustiques
4 Développement d’un filtrage sélectif compact alternatif : étude acoustique et turbulente
4.1 Développement du filtrage compact simplifié
4.1.1 Choix et étude d’un filtre explicite compact
4.1.2 Filtrage de la fonction de distribution hors-équilibre
4.1.3 Simplification : filtrage des moments hors équilibre d’ordre 2
4.1.4 Quel modèle LBM filtrer ?
4.2 Propriétés acoustiques de dispersion et de dissipation
4.2.1 Distinction entre l’onde libre et l’onde forcée
4.2.2 Dissipation effective pour une onde libre
4.2.3 Atténuation acoustique d’une onde forcée
4.3 Utilisation comme méthode LES implicite : développement temporel d’une couche de mélange
4.3.1 LES implicite : une courte introduction
4.3.2 Développement temporel d’une couche de mélange à haut Reynolds : description du cas test
4.3.3 Modèles utilisés pour l’étude comparative
4.3.4 Autosimilarité et spectres turbulents
Conclusion
III Maillages non-uniformes en aéroacoustique avec la méthode de Boltzmann sur réseau
5 Développement d’une méthode de splitting directionnel : article publié dans Physical Review E
5.1 Introduction à l’article
5.2 Commentaires complémentaires : erratum
6 Étude et amélioration d’un algorithme cell-vertex classique
6.1 Présentation et commentaires sur l’algorithme de base utilisé
6.1.1 Introduction : configuration géométrique
6.1.2 Algorithme de base cell-vertex
6.2 Détails sur les étapes de l’algorithme de base
6.2.1 Rescaling
6.2.2 Transfert du maillage fin vers le maillage grossier : filtrage et rescaling
6.2.3 Transfert du maillage grossier vers le maillage fin : rescaling et interpolations
6.3 Transfert du maillage fin vers le maillage grossier : développement d’une méthode de propagation partielle
6.3.1 Motivations
6.3.2 Description de la méthode
6.3.3 Compléments sur le transfert fin → grossier
6.4 Commentaires complémentaires et perspectives d’améliorations
6.4.1 Remarques sur la conservation de la masse et de la quantité de mouvement
6.4.2 Vers un rescaling à deux niveaux ?
6.4.3 Remarques sur le repliement spectral aux transitions
6.5 Applications numériques
6.5.1 Liste des modèles comparés
6.5.2 Pulse de pression acoustique
6.5.3 Convection d’un tourbillon à travers une transition de résolution
Conclusion