Une tour carrée. Un paratonnerre que l’on discerne à peine, pointant vers le ciel. Au premier plan, de hauts murs. Forts, épais, puissants. Ils protègent en l’encerclant, la Tour Clovis, dernier vestige de l’église abbatiale Sainte-Geneviève. À l’arrière-plan, le Panthéon. Son dôme qui le surmonte, ses colonnes corinthiennes immenses, son fronton triangulaire couvert de symboles, de messages, de représentations : la République protégeant les sciences et l’histoire. Et puis les grands boulevards arpentés par les touristes et les étudiants ; par quelques personnalités aussi ; des caméras de télévision, de cinéma régulièrement postées ici ou là à l’occasion d’un reportage ou de la scène d’un film qu’il faut tourner. Voilà planté le décor de mon enquête. Le Vème arrondissement de Paris et toute son agitation. Le quartier des Ecoles et ses institutions : la Sorbonne, l’école Polytechnique, les Écoles Normales Supérieures (ENS), le Collège de France, les bibliothèques… Mais parmi ces établissements publics réputés, c’est le lycée Henri-IV qui fut le terrain de mes investigations en prenant toute la place dans ce panorama. À la fois collège et lycée, l’établissement est une cité scolaire. Il offre également la possibilité à des étudiants d’intégrer l’une des vingt-quatre Classes Préparatoires aux Grandes Ecoles (CPGE). Il a accueilli ainsi lors de l’année scolaire 2014-2015 un total de 2670 élèves . C’est durant cette période que l’investissement du terrain en termes de temps de présence, d’observations, d’échanges formels et informels avec les acteurs de l’établissement, a été le plus conséquent. Réputé pour ses résultats scolaires, le lycée culmine au « hit-parade » des classements des lycées français établis par des journaux ou des sites internet courant mars/avril. Sa célébrité repose aussi sur les hommes et les femmes illustres qui y ont été scolarisés à l’image de Simone Veil, Jean-Paul Sartre ou Jean d’Ormesson.
Mais qu’y a-t-il derrière la réputation ? Qu’y a-t-il derrière ces hauts murs ? Tandis que les données concernant des territoires scolaires qualifiés de « difficiles » fourmillent, rares sont celles qui éclairent les conditions d’enseignement d’un lycée d’excellence, renseignent sur les élèves et les professeurs fréquentant le lieu. Plus rares encore sont les matériaux donnant à voir les leçons d’Education Physique et Sportive (EPS) dispensées dans ce type d’établissement, donnant à voir ce qui s’y passe, ce qui s’y joue comme apprentissages, ce qui s’y développe comme compétences. À partir d’un terrain bibliographique consacré à la sociologie de l’éducation, à la sociologie de l’EPS et à la didactique de l’EPS, mais aussi à partir d’un retour réflexif sur les contextes d’enseignement que j’ai pu connaître en tant qu’enseignante d’EPS et sur mon rapport à la discipline devenue mon objet d’étude, je vais restituer la démarche qui m’a amenée à pénétrer cette institution scolaire d’excellence dont il m’a fallu gagner l’accès. Une fois les autorisations d’investigation obtenues auprès du proviseur, le travail a pris pour objet d’étude, l’EPS et plus précisément, les pratiques enseignantes ou « gestes professionnels » des enseignants. J’ai souhaité analyser et comprendre l’activité des enseignants d’EPS du lycée Henri-IV dans une approche didactique. C’est à partir de ce terme polysémique de « gestes professionnels » que j’ai pu décrire aussi précisément que possible, le travail enseignant dans le cadre de leçons d’EPS dispensées en contexte d’excellence. Et puisqu’étudier les gestes professionnels des enseignants dans une perspective didactique revient à analyser les manières dont se concrétise le savoir au sein d’un dispositif d’apprentissage ou encore à être attentif à ce que ces gestes traduisent des stratégies didactiques qu’emploient les enseignants pour faire progresser le savoir dans la classe, mon travail a consisté à décrire et analyser la nature des savoirs transmis et les modalités de leur transmission dans les leçons d’EPS. Pour y parvenir, j’ai intégré à la recherche, quelques enseignements de la Théorie des Situations Didactiques (TSA) de Brousseau (1978), de la Théorie de l’Action Conjointe en Didactique (TACD) formalisés par Gérard Sensevy et Alain Mercier (2007). J’ai également mobilisé les cadres de la sociologie du curriculum et de la sociologie dispositionnaliste et contextualiste (Lahire, 1998). L’enquête m’a ainsi conduite à investir un endroit tout à fait canonique de l’excellence scolaire en multipliant les cadres conceptuels de la recherche. Pour donner de la cohérence à ma démarche d’enquête, j’ai ainsi construit un protocole fait d’une diversité de techniques d’enquête et de cadres théoriques qui viendraient graviter, comme des élections, autour de cet atome de recherche, autour de cette EPS dans les beaux quartiers. Mais cette articulation et cette cohérence théorique ne s’est opérée que parce que cela était nécessaire. Parce que le terrain m’y a obligé. Il m’a fallu passer du temps sur mon terrain, m’y enfoncer pour dépasser « les traits de surface » des situations et regarder au-delà des apparences.
Cependant, face à cette dimension générique de l’activité enseignante, je montrerai que l’action didactique des enseignants d’EPS révèle aussi des spécificités constitutives d’une identité propre de l’EPS en contexte d’excellence. L’activité enseignante est non pas « empêchée » (Monnier et Amade-Escot, 2009), mais «secondée » par les élèves, menée conjointement avec eux. Plus encore, le travail montrera que la leçon est subordonnée à l’activité adaptative des élèves faisant de la leçon d’EPS, une leçon « mesurée » et « cadencée ». Les enseignants vont alors pouvoir s’appuyer sur les caractéristiques comportementales des élèves en employant une multiplicité de techniques didactiques qui favorisera le « cumul de savoirs » dans les leçons : multiplication des rassemblements collectifs et institutionnalisation collective du savoir, comportement collaboratif des élèves, absence de révision à la baisse des objectifs… Ainsi, concernant la sélection et la transmission des contenus curriculaires, la thèse mettra en évidence le fait qu’à la différence des contextes « difficiles » dans lesquels les savoirs sont minorés en renvoyant d’abord à des « objectifs de socialisation » (Poggi-Combaz, 2002, p. 60), c’est une EPS dans laquelle les savoirs se cumulent sur les versants moteur, méthodologique, réflexif et collaboratif au point que les éléments de spécificités des leçons d’EPS du lycée Henri-IV de Paris priment sur les éléments de généricité.
En ce qui concerne la manière de restituer le travail, j’ai choisi de raconter les « observations flottantes » que j’ai pu mener dans les premiers moments de l’enquête. Comme Colette Pétonnet (1982) partage l’observation qu’elle fait d’un cimetière parisien, je partage les moments forts vécus sur le terrain, à force d’observations et d’interactions avec les acteurs. Et pour y parvenir j’ai eu recours à la mise en récit. En effet « ne pouvant ni faire visiter son laboratoire ni inviter tout un chacun à le suivre dans ses investigations sur le terrain, le sociologue doit passer par l’écriture pour rendre compte de sa démarche et de ses résultats » (Jeannet, 2004, p. 161). J’ai donc transformé mon expérience de recherche de terrain en récit d’écrit ; je l’ai traduite en forme textuelle. Cela devient d’ailleurs une tradition dans l’ethnographie de justifier et de mettre en récit l’enquête dans la mesure où « de bout en bout », l’ethnographe brasse l’écriture (Clifford, 2003, p. 266). A propos de la question de l’écriture, Ivan Jablonka (2014) défend d’ailleurs l’idée qu’il est tout à fait possible de « concilier sciences sociales et création littéraire » (Jablonka cité par Saignes, 2015, p. 152) parce que « la littérature, loin d’affaiblir la méthode des sciences sociales, la renforce » (Jablonka, 2014, p. 11).
Les récits d’enquête ont donc tout intérêt à être divulgués parce qu’ils sont le résultat d’une expérience d’écriture ethnographique que j’ai pu vivre grâce à l’engagement ethnographique sur le terrain d’enquête. Pour James Clifford (2003, p. 264 et 265), ils font partie de la « boîte à outils » de l’ethnographe et permettent de fabriquer des savoirs en explicitant le cheminement vers les données obtenues, les opérations d’enquête dans la compréhension du sens des résultats obtenus (Céfaï, 2003a, p. 539) ; ils vont donc rendre compte des « bricolages », des ajustements que j’ai dû opérer sur le terrain, des moments de rupture auxquels j’ai dû m’astreindre pour mettre les récits au service d’une rigueur scientifique. En effet, en partageant l’idée que « les écrits du réel – enquête reportage, journal, récit de vie, témoignage – concourent à l’intelligibilité du monde » (Jablonka cité par Saignes, 2015, p. 152), la mise en récit est bien une nécessité pour le chercheur qui recherche la validité scientifique en se retrouvant engagé sur son terrain. Grâce à l’écriture, cette validité scientifique ne perdra alors aucunement en efficacité mais gagnera au contraire sur son aspect épistémologique : « progrès réflexif, redoublement d’honnêteté, surcroît de rigueur, discussion des preuves, invitation au débat critique » (Saignes, 2015, p. 152).
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Table des matières
INTRODUCTION
Premier chapitre : Du choix de l’objet au positionnement épistémologique « Des ZEP à une ZEP »
1. L’EPS dans les « beaux quartiers » : une boîte noire
2. L’asymétrie dans la comparaison : « l’EPS dans les beaux quartiers » et l’EPS en milieu « difficile »
3. Le rapport à l’objet et aux enquêtés : éléments de réflexivité et objectivation de la posture de recherche
3.1. Mon « égo-histoire » et le récit d’une « prof d’EPS »
3.2. L’exercice du métier en tant que Titulaire de Zone de Remplacement
3.3. Les premiers pas dans la recherche et positionnement épistémologique
3.4. Tenir la posture de chercheure face aux « enquêtés » pour objectiver le travail et préserver la neutralité scientifique
3.4.1. L’objectivation du rapport à l’objet et des conditions d’enquête
3.4.2. Le carnet ethnographique ou journal de terrain
3.4.3. L’exercice de la distanciation
3.4.4. La collecte de données objectives
3.4.5. Le croisement des données et l’apport de la littérature scientifique
4. Les situations de « retour » face aux « enquêtés »
5. De la connaissance indigène de l’objet aux orientations théoriques retenues
5.1. Les intérêts de l’enquête articulés aux premiers ancrages théoriques et disciplinaires
5.1.1. Des intérêts philosophico-éducatifs à propos des élites scolaires
5.1.2. Des intérêts politico-éducatifs dans l’étude du recrutement scolaire
5.1.3. Des intérêts scientifiques pour l’étude des inégalités scolaires en EPS : des pratiques enseignantes à l’activité didactique enseignante
5.1.4. Des intérêts académiques de formation pour l’efficacité des pratiques enseignantes : de « l’effet-maître » aux « techniques didactiques »
5.1.5. Questionner le rapport au corps d’une « élite lycéenne »
Deuxième chapitre : La construction d’un cadre de référence articulant les ancrages théoriques et disciplinaires : la socio-ethno-didactique
« Les recherches menées dans les classes témoignent, elles aussi, d’un métissage conceptuel pour travailler le rapport à l’empirie »
1. L’appareil conceptuel de l’enquête : un pluralisme assumé
1.1. De la démarche ethnographique à la sociologie dispositionnaliste et contextualiste : l’étude des interactions entre les acteurs et leur contexte
1.2. La sociologie du curriculum et la co-construction des savoirs dans le cadre de la « transposition didactique ascendante »
1.3. De la transposition didactique aux choix des contenus à enseigner
1.4. Le rapprochement de cadres théoriques disciplinaires et conceptuels sociologiques et l’influence de la socio-didactique
CONCLUSION
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