L’épopée amoureuse de l’Amérique dans The Bridge

Il est parfois, dans la vie ou dans la littérature, des évidences. Le voisinage des grands poèmes urbains d’Apollinaire (1880-1918), de Cendrars (1887-1961), de T.S. Eliot (1888- 1965), de Lorca (1898-1936) et de Hart Crane (1899-1932) en est une. L’ampleur des poèmes, leur ambition, le recours massif au mythe et le goût pour un vocabulaire manifestement moderne, le choix fréquent du vers libre ou libéré, la disposition du poème sur la page, l’organisation simultanéiste de l’espace et du temps invitent à les lire ensemble. L’omniprésence des mêmes grandes métropoles au cœur des poèmes, Paris, Londres et New York, l’inquiétude philosophique et le désarroi partout lisibles suggèrent un dialogue entre les œuvres.

Ce dialogue n’est pas le fait du hasard. Guillaume Apollinaire et son benjamin Blaise Cendrars se connaissaient bien, avaient des amis communs ; ils ont entretenu une relation d’admiration et de rivalité réciproques, dont leurs œuvres portent des traces visibles, allant jusqu’à se citer mutuellement. Bien que T.S. Eliot ne mentionne pas les poètes francophones, il est douteux qu’il ait ignoré absolument l’œuvre d’Apollinaire. Ce dernier n’était pas un inconnu en 1910-1911, au moment du séjour parisien d’Eliot, et sa réputation s’est encore accrue en 1918, après la publication des Calligrammes et sa mort, suivies de très peu par l’armistice. Plusieurs critiques ont d’ailleurs suggéré qu’Eliot ait pris connaissance de l’œuvre d’Apollinaire dès avant la guerre . Nous verrons que les essais d’Eliot, Tradition and the Individual Talent (1917), et d’Apollinaire, Les Méditations esthétiques (1913) présentent des similitudes troublantes et que certains des poèmes de l’après-guerre, « Gerontion » (1919), « The Waste Land » (1922) semblent poursuivre des recherches esthétiques engagées dans les Calligrammes. Guillaume Apollinaire est aussi connu de la génération suivante, de Hart Crane, qui discute avec ses amis animateurs de revues de l’intérêt que peut présenter cette œuvre « parisienne » pour un poète américain, ou de Lorca, qui mentionne Apollinaire et Cendrars dans ses conférences. Il semble enfin que Lorca et Crane, qui sont strictement contemporains, se soient rencontrés à New York . Quoi qu’il en soit, ils cultivent les mêmes admirations, notamment pour Walt Whitman, l’auteur de Leaves of Grass, et T.S. Eliot. Lorca et Crane consacrent chacun une partie de leur livre new-yorkais au poète de Brooklyn, le chantre de l’amour libre. Par ailleurs, Lorca a écrit son livre Poeta en Nueva York tout en lisant « The Waste Land », ou plutôt sa traduction en espagnol, Tierra baldía, à laquelle travaillait au même moment, à New York également, son ami Angel Flores. Et toute l’œuvre de Hart Crane est une lutte avec celle de son compatriote exilé à Londres, auquel il vouait un immense respect, mais dont il essayait de se détacher afin d’ouvrir une voie nouvelle, plus « affirmative ».

Au-delà de ce dialogue, on lit dans ces cinq oeuvres un rapport complexe à la modernité : une forme d’inquiétude idéologique, et un même questionnement sur la fonction du poète dans son époque. A l’occasion du colloque Modernité de Saint-John Perse ?, Henriette Levillain relève dans la critique littéraire quatre critères récurrents pour définir la modernité poétique : « celui, social, du groupe soudé autour d’un manifeste provocant ou celui, plus thématique, de l’intégration à l’art de la ville et de la technique moderne ; celui, plutôt formel, de la rupture avec les conventions et les traditions ou enfin celui, philosophique, du nihilisme tragique . » Revenant sur le quatrième critère, elle précise que ce nihilisme tragique est le propre « de l’homme décentré, désaccordé avec le monde qui l’entoure et avec lui-même. Il n’est pas né avec le romantisme, mais le romantisme a prêté une attention particulière à sa résonance psychique, la mélancolie . » .

Des quatre critères relevés par Henriette Levillain, seul le premier ne joue pas dans le cas d’Apollinaire, Cendrars, Eliot, Lorca et Crane. Aucun d’eux n’a durablement fait partie d’un groupe. Les trois autres sont en revanche parfaitement pertinents. La ville et la technique moderne sont non seulement essentielles dans les poèmes, mais le sujet poétique se constitue dans sa relation à la cité. En ce qui concerne le critère formel, on peut sans doute parler de nécessaire nouveauté plus que de rupture, dans leur cas. Mais la question du nihilisme est au cœur de leur poésie. L’enjeu de ce travail est précisément de comprendre l’origine du désarroi, ou de ce que nous appelons volontiers l’inquiétude idéologique, d’en suivre le progrès et les transmutations dans l’œuvre des cinq poètes. Nous souhaitons aussi montrer son articulation aux questions formelles et aux stratégies développées par les poètes vis-à-vis de leur public et de leurs pairs.

L’inquiétude : idéalisme et matérialisme

I grow old … I grow old …
I shall wear the bottoms of my trousers rolled

fredonne en 1911 un jeune homme de vingt-trois ans : un poète inconnu, un Américain du nom de Thomas Stearns Eliot.

Il ne pouvait plus faire aucun effort, il n’avait plus aucun désir, le beau
Prince. […] Et il enviait le sommeil étendu des hommes de pierre. […]
Et son ombre le suivait, fatiguée.

écrit en 1910, également âgé de vingt-trois ans, celui qui n’a pas encore pris pour nom ces braises crépitantes en cendres retombées formant le nom de Blaise Cendrars, et s’appelle encore Frédéric Sauser

Car je ne veux plus rien sinon se laisser clore
Mes yeux couple lassé au verger pantelant

écrit, en 1902, un jeune poète de vingt-deux ans, celui-là même qui prit quelques années plus tôt (par dérision ?) le nom de Guillaume Macabre avant de devenir Guillaume Apollinaire, le même jeune poète qui demande : « Qu’est-ce qui peut mourir ? Devine, berger, afin que nous ayons le droit de mourir volontairement. »

Le crépuscule envahit les rimes et les rues de leurs poèmes respectifs. L’ ombre cimmérienne obscurcit la forêt de L’Enchanteur pourrissant, ce double d’Apollinaire qui n’en finit pas de pourrir dans sa tombe. Un vent, las et très vieux, souffle sur les débris des cités, sises indifféremment dans l’ancien et le Nouveau Monde, paysages en ruines des poèmes d’Eliot. Cendrars y descend, « le dos voûté, le cœur ridé, l’esprit fébrile » . Le Prince qu’il  s’invente comme masque traverse, éreinté, les civilisations, l’Israël de la Bible, Athènes, la Chrétienté, et parvient écoeuré dans un Paris qui emprisonne la Beauté . Les civilisations naissent, se détruisent, et un goût de fin du monde gâte chaque nouveau jour. Même la mer, la mer que « Homme libre, toujours tu chériras » disait Baudelaire, mer vaste et mystérieuse, dont « nul ne connaît tes richesses intimes », déjà réduite aux dimensions d’une vulgaire flache « Noire et froide » pour Rimbaud, semble avoir été bue, en même temps que l’albatros de Baudelaire s’envolait pour la dernière fois. Et mes mains s’envolaient aussi, avec des bruissements d’albatros Et ceci, c’était les dernières réminiscences du dernier jour Du tout dernier voyage Et de la mer.

écrit encore Cendrars en 1913. Un charme, une mélancolie profonde semblent avoir privé ces jeunes gens de l’horizon, et du désir de vivre. Ou bien est-ce une maladie propre à la jeunesse de ne savoir pas être jeune ?

Triste positivisme 

Tel est notre point de départ : la lassitude a gagné la jeunesse d’avant 1914, ou tout au moins une partie d’entre elle, dont trois poètes, Apollinaire, Eliot et Cendrars, en cette époque qu’on avait crue « belle ». Pourquoi ? L’hypothèse que nous tâcherons d’établir est la suivante : la morbidité affichée dans les poèmes de ces jeunes gens tient beaucoup moins à des événements biographiques ou à des singularités psychologiques qu’à une inquiétude idéologique. Le terme d’ « idéologie » ne sera pas employé ici dans son acception polémique de « fausse conscience » ou de « justification d’intérêts de classe », mais plutôt selon la définition qu’en donne Louis Althusser : Une idéologie est un système (possédant sa logique et sa rigueur propres) de représentations (images, mythes, idées ou concepts selon les cas) doué d’une existence et d’un rôle historiques au sein d’une société donnée. Sans entrer dans le problème des rapports d’une science à son passé (idéologique), disons que l’idéologie comme système de représentation se distingue de la science en ce que la fonction pratico-sociale l’emporte en elle sur la fonction théorique (ou fonction de connaissance) […].

Autrement dit, par « idéologie », nous entendons à la fois un système de représentation du monde et l’ensemble de valeurs qui s’y attache. L’idéologie, en représentant le monde et en expliquant son histoire, a aussi une dimension pratique ou programmatique, parfois même utopique : elle lui assigne un avenir prévisible ou souhaitable, prescrit une action collective. Or, pourquoi les jeunes Apollinaire, Cendrars et Eliot ont-ils tant de mal à envisager l’avenir sinon parce que précisément ils souffrent de ne pas pouvoir souscrire à une idéologie ? L’impossibilité où ils se trouvent de choisir l’une ou l’autre vision du monde et de s’inscrire dans un système de valeurs est génératrice non seulement de découragement mais aussi de difficulté à écrire. Car écrire, n’est-ce pas précisément proposer une vision de l’univers ? « It is impossible to just say what I mean » écrit Eliot dans « The Love Song of J. Alfred Prufrock ».

Aussi déterminerons-nous la nature exacte du problème idéologique auquel sont confrontés ces trois jeunes poètes (et quelques-uns après eux), et nous verrons quelles conséquences, aussi bien existentielles qu’esthétiques, il entraîne. Dans un deuxième temps, nous montrerons comment Apollinaire, Cendrars et Eliot, cessant peu à peu de la subir, choisissent précisément d’exposer cette inquiétude ; nous verrons quels outils esthétiques nouveaux ils se forgent alors, qui leur permettent de réaliser ce grand écart improbable entre deux systèmes de valeurs et de se positionner avec justesse, c’est-à-dire sans anachronisme, dans leur époque.

L’ombre de la matière

C’est avec le premier grand poème de chacun des poètes que nous souhaitons ouvrir cette étude. Apollinaire composa « La Chanson du Mal-Aimé » en 1903-1904 à partir de matériaux parfois anciens . La chanson d’Eliot, « The Love Song of J. Alfred Prufrock » fut composée en 1910-1911 entre l’Amérique et l’Europe ; et de la même façon Frédéric Sauser, qui allait prendre au même moment le nom de Blaise Cendrars, écrivit les « Pâques à New York » au printemps 1912 à New York, et les corrigea probablement à son retour à Paris à l’été. Ce sont trois poèmes d’envergure, dont les deux derniers ont représenté pour leurs auteurs une véritable entrée en poésie : c’eût sans douté été vrai du poème d’Apollinaire s’il n’avait pas été oublié durant de longues années dans les tiroirs du Mercure de France. Les paysages évoqués par ces trois poèmes se font curieusement écho. Cela est dû en partie aux contextes urbains évoqués : le poème de Cendrars se situe à New York, celui d’Eliot s’inspire à la fois des grandes villes de la côte Est des Etats-Unis, notamment Boston où le jeune homme a étudié, et des capitales européennes, Paris et Londres, et le poème d’Apollinaire commence à Londres pour s’achever à Paris. Mais dans la nuit urbaine de ces trois poèmes, le brouillard domine, favorisant les incertitudes, les illusions, le jeu des ombres et de la peur. C’est sur le vers « Un soir de demi-brume à Londres » que s’ouvre « La Chanson du Mal-Aimé », et c’est aussi sur une étrange image du ciel vespéral que commence « The Love Song of J. Alfred Prufrock » : Let us go then, you and I, When the evening is spread out against the sky Like a patient etherised upon a table;

Un brouillard jaune s’y frotte contre les maisons comme un chat, qui vient peut-être d’un poème de Baudelaire, l’une des grandes admirations de T.S. Eliot, et d’une influence précoce sur le jeune Américain, à savoir « Les Sept vieillards » . C’est à la faveur de l’ombre et de la nuit que le sujet des « Pâques », comme celui de « La Chanson du Mal-Aimé », est poursuivi :

J’ai peur des grands pans d’ombre que les maisons projettent.
J’ai peur. Quelqu’un me suit. Je n’ose tourner la tête.

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Table des matières

Introduction
I. L’inquiétude : idéalisme et matérialisme
Introduction de la première partie
1.1. Triste positivisme
L’ombre de la matière
La métaphysique moribonde
– Temps spatial et durée vraie : importance de Bergson
– L’ère du spectacle
– La banque illuminée
– Figures de la chute : un anti-positivisme
La fin annoncée de la poésie
L’accusation : le « badigeonnage métaphysico-littéraire »
1.2. L’hésitation philosophique
L’élan mystique brisé
Critique de l’idéalisme
Le bric-à-brac des fêtes de Pâques
Dédoublement de la personnalité, roman familial et tortures du sujet
– Cendrars et la Messe des morts de Stanislas Przybyszewski
– Crucifixion mentale : le choix impossible
– L’inquiétude, les petits verres, l’inconscience
1.3. Transmutation
L’artiste névrosé
– Bergson : complexité du système nerveux et liberté
– Bénéfices de la névrose
– Inconvénients de la névrose : Max Nordau contre les poètes
– Sortir de l’impasse
Rire
– Deux épigraphes symptomatiques
– « Mon verre s’est brisé comme un éclat de rire »
– En finir avec la décadence
Conclusion de la première partie
II. L’invention : le monde simultané
Introduction de la deuxième partie
2.1. Sortir de l’individualisme littéraire
Chercher en-dehors de soi
– Le café du Mal-Aimé
– Les voix humaines et les sirènes de Prufrock
– Freddy, Hélène, Féla et le Christ : le Voyage en Amérique
Sujet lyrique et sujet fictif
Rentrer dans le monde
– Métaphores urbaines et architecturales
– Consommation poétique
– Portrait du poète en travailleur
– Commerce poétique
– Se passer des intermédiaires
– Renouer le contact avec le public
2.2. Les contrastes simultanés de l’époque
Renoncer aux vérités transcendantes
Le cubisme ou les points de vue multiples
Distances avec l’anarchisme
L’invention du simultanéisme
La machinerie poétique
2.3. Les poètes et la nation
Cosmopolitisme et nationalisme
La tradition nationale
Simultanéisme et Histoire
Profondeur et dialogisme
Culte de l’action
Guerre, censure et autocensure
La bonne distance
La recherche de nouveaux médias
Conclusion de la deuxième partie
III. Lyrisme et épopée : politiques du sujet
Introduction de la troisième partie
3.1. Le problème métaphysique
Formation intellectuelle de Crane et Lorca
Héritage d’une inquiétude
L’enthousiasme
Recherche d’une voie nouvelle
– Distance de Crane avec Eliot
– L’influence de l’avant-garde parisienne et catalane
– Crane et l’affirmation : « For the Marriage of Faustus and Helen »
– L’ordre de la creation pure
3.2. Invention d’un genre hybride
Genèse des projets
– Emerson, Unamuno et Waldo Frank : l’appel des intellectuels
– Concurrence et émulation poétique
Organisation de The Bridge et Poeta en Nueva York
Sujet lyrique et épopée
3.3. Economie spirituelle
Economie et métaphysique
Révoltes
Capitalisme et religion
3.4. Ethique politique
L’épopée amoureuse de l’Amérique dans The Bridge
Le « credo » politique de Lorca
Deux poèmes en guise d’avertissement politique
Conclusion de la troisième partie
Conclusion générale
Bibliographie

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