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L’environnement social impacte le phénotype des individus produits au sein d’une société
De très nombreuses espèces vivent en groupe, mais le degré de socialité de ces structures varie, ainsi que la stabilité temporelle de ces groupe. L’eusocialité correspond au niveau le plus développé de structure sociale, avec un système de division du travail aussi connu sous le nom de castes (par exemple division du travail reproductif avec reine vs ouvrières). Plusieurs générations coexistent au sein d’un même nid, et les générations plus anciennes coopèrent pour élever la nouvelle. Dans certaines espèces, la morphologie des individus varie selon leur rôle dans la colonie (caste soldate des termites, ouvrières major ou minor des fourmis du genre Mesor par exemple). Dans d’autres, la morphologie ne varie pas beaucoup d’un individu à l’autre si ce n’est la taille, et un individu donné pourra exercer différents rôles dans la colonie au cours de sa vie. Par exemple, chez les abeilles, les jeunes adultes sont responsables du soin au couvain puis basculent vers un rôle de fourrageuse une fois un âge limite atteint (polyéthisme d’âge, Winston, 1991).
Outre les facteurs génétiques et environnementaux classiques, la détermination du phénotype chez les espèces eusociales implique aussi un rôle important de l’environnement social, c’est-à-dire l’ensemble des facteurs liés à la composition de la colonie (par exemple, le nombre total d’individus dans cette colonie, leur degré d’apparentement, la diversité de taille des individus ou encore les proportions relatives entre les différentes castes). Par exemple, il a été montré que chez la fourmi Pheidole obtuspinosa, qui possède deux castes distinctes morphologiquement (ouvrières à petite tête et soldates à grosse tête), les ouvrières pouvaient contrôler le phénotype des futures émergentes de manière à maintenir une proportion d’environ 90-95% d’ouvrières pour 5 à 10% de soldates (Rajakumar et al., 2018). Chez les abeilles, le développement d’une larve en adulte de phénotype reine ou en adulte de phénotype ouvrière dépend du type de nourriture avec laquelle la larve a été nourrie, les larves étant nourries à la gelée royale se développant en reine (Wheeler, 1986). Chez d’autres espèces, la taille de la colonie influence la taille des ouvrières, avec les grosses colonies produisant de plus gros individus (par exemple chez les fourmis, T. nylanderi, Molet et al., 2017, ou Cataglyphis cursor, Clémencet and Doums, 2007) ou au contraire avec de grosses colonies produisant de plus petits individus chez plusieurs espèces de bourdons (Castillo et al., 2015). Enfin, la nature même des ouvrières ou des larves peut impacter le phénotype des autres membres de la colonie. Par exemple, (Linksvayer, 2007) a montré que la taille des individus produits chez certaines espèces de Temnothorax était contrôlée par les ouvrières, avec des tailles à l’émergence variable en fonction de l’espèce de Temnothorax élevant des larves issues d’une même colonie. D’autres études ont montré que les larves régulaient la diapause de la reine chez la fourmi Leptothorax acervorum (Kipyatkov et al., 1997), ou encore que les ouvrières de Myrmica rubra étaient, en fonction de leur état physiologique, capables ou incapables de maintenir des larves en état de diapause (Brian, 1955). Ainsi, chez les espèces sociales, l’environnement social joue un rôle clé dans la détermination du phénotype des individus.
Les bénéfices de la vie en société pour faire face aux changements environnementaux
La vie en groupe permet de tamponner certaines variations environnementales, comme celles liées à la température. Par exemple, chez le manchot empereur, la formation de groupes compacts permet de réduire la dépense énergétique de quasiment 40% face au froid arctique (Gilbert et al., 2008). Ce rôle de la vie en groupe dans la thermorégulation a été montré chez de nombreuses autres espèces (marmotte alpine, chauve-souris, lémuriens, macaques, abeilles, Arnold, 1988; Campbell et al., 2018; Ostner, 2002; Willis and Brigham, 2007). La formation de groupes compacts permet aussi de limiter les pertes hydriques liées à un assèchement du milieu, comme montré chez l’isopode Porcellio scaber (Broly et al., 2014). Enfin, la coopération entre individus permet la construction de nids complexes, qui permettent une régulation des conditions climatiques à l’intérieur de ceux-ci indépendamment des variations externes (Singh et al., 2019).
Chez les organismes eusociaux les colonies les plus grandes sont celles qui résistent le mieux à certains stresseurs. Par exemple, chez les fourmis, les plus grandes colonies sont aussi celles qui résistent le mieux à une famine prolongée (Modlmeier et al., 2013), aux fortes températures (Molet et al., 2017), aux parasites (Scharf et al., 2012) ou aux variations saisonnières dans les quantités de nourriture disponible (Kaspari and Vargo, 1995). Chez les abeilles, plusieurs études montrent un lien entre la taille de colonie et la résistance aux pesticides, avec les plus grandes colonies résistant mieux (Crall et al., 2019; Rundlöf et al., 2015), à l’échelle de la communauté comme à l’échelle de l’espèce. Un autre exemple connu de l’avantage de l’eusocialité face à un changement d’environnement est celui de l’espèce de fourmi invasive, Linepithema humile. Introduite par accident dans de nombreuses aires géographiques telles que l’Amérique du Nord, l’Europe ou encore l’Australie et la Nouvelle Zélande, cette espèce fait des dommages considérables et parvient à s’implanter dans des environnements totalement nouveaux, entrant en forte compétition voir éradiquant les populations en place (Ward, 2009). Cette forte capacité d’adaptation serait due à la formation de gigantesques colonies composées de plusieurs millions d’individus coopérant les uns avec les autres, surclassant alors les espèces locales en termes compétitifs (Liang and Silverman, 2000; Suhr et al., 2009; Van Wilgenburg et al., 2010). Il a d’ailleurs été montré chez cette espèces que la compétitivité augmentait avec la taille de la colonie (Holway and Case, 2001), et que des colonies différentes pouvait de surcroit coopérer par manque de marqueurs odorants leur permettant de discriminer les individus issus du même nid ou d’un nid différent (Björkman-Chiswell et al., 2008). L’eusocialité pourrait être un facteur favorisant le caractère « invasif » de certaines espèces, et donc améliorer leur capacité à s’implanter dans un environnement nouveau grâce à leur forte compétitivité (Chapman and Bourke, 2001).
Variations temporelles des stresseurs environnementaux
Les conditions physico-chimiques des environnements sont soumises à des variations, à l’échelle de plusieurs années ou au sein d’une même année. L’amplitude de ces variations varie d’un écosystème à l’autre, selon les conditions physico-chimiques qui leur sont propres. Par exemple, en milieu tempéré la température varie annuellement, avec des écarts de température entre été et hiver de l’ordre d’une trentaine de degrés, mais également entre années, avec des années sujettes par exemple à des épisodes de canicule ou d’autre de froids extrêmes, et un réchauffement global du climat année après année ( rapport du GIEC, V. Masson-Delmotte, P. Zhai, H. O. Pörtner, D. Roberts, J. Skea, P.R. Shukla, A. Pirani, W. et al.). En milieu tropical, les températures varient beaucoup moins annuellement mais les précipitations peuvent avoir de fortes saisonnalités, avec alternances de saison sèche et de saison humide. Ces variations temporelles ont des impacts sur les phénotypes des individus, par exemple chez le papillon Bicyclus anynana, deux morphes de pattern de coloration des ailes existent, différents selon que la larve ait effectué sa métamorphose durant la saison sèche ou humide. Les précipitations présentent également des variations annuelles et interannuelles, changeant la disponibilité en eau et l’hygrométrie des milieux au cours du temps (Brakefield, 1997).
Ces variations climatiques peuvent créer à leur tour d’autres types de variations, comme les ressources disponibles pour les organismes. Par exemple, la disponibilité en insectes ou en graines dans les milieux tempérés varie (insectes absents l’hiver à cause des températures froides induisant leur hibernation dans des endroits protégés des prédateurs, graines enfouies dans le sol). La qualité de la nourriture au cours de l’année varie également, en termes d’abondance ou de nature, menant par exemple chez les abeilles à des saisons plus ou moins favorables à l’élevage de larves qui pourront se développer en gynes, avec une période riche en protéine et donc favorable en été, et plutôt défavorable en hiver (Hoover et al., 2006). Pour les herbivores, la nature des végétaux présents au cours de l’année varie, ainsi que leur composition en chlorophylle ou tanins (Iason et al., 1995).
Les concentrations en métaux traces dans les sédiments, les sols ou les cours d’eau varient également de manière saisonnière, avec par exemple des concentrations en métaux traces plus fortes dans certaines rivières durant l’été (Li and Zhang, 2010; Mohiuddin et al., 2012), ou des concentrations moins fortes dans les sédiments et les rivières durant la mousson (Inde, Alagarsamy, 2006). Les sols et l’atmosphère sont également sujets à des variations saisonnières des concentrations en métaux traces, notamment dans les milieux urbains (Haritash and Kaushik, 2007; Peña-Fernández et al., 2015). Des variations interannuelles existent également, avec par exemple de l’accumulation de métaux traces au fur et à mesure des années (Peña-Fernández et al., 2015).
Les activités humaines peuvent également être à l’origine de variations saisonnières ou pluriannuelles des stresseurs. Par exemple, des déversements légaux ou illégaux d’eaux usées issus de l’agriculture, des égouts ou d’activité industrielles sont régulièrement effectués, menant à des épisodes de pics de pollution chimique dans l’eau, l’air ou les sols (pesticides, métaux lourds, plastique, hydrocarbures…, Laubier, 2004; McCahon and Pascoe, 1990; Peña-Fernández et al., 2015; Zhang et al., 2011) ou de pollution physique (modifications des températures de l’eau dans les rivières par exemple, Sinokrot and Gulliver, 2000).
Variations temporelles dans la susceptibilité aux stresseurs chez les espèces sociales
Les espèces sociales présentent des réponses aux stresseurs qui peuvent être variable selon le cycle de vie de l’individu (larve, adulte) ou selon le cycle saisonnier et donc le statut physiologique de l’individu ou de la colonie. Par exemple, chez l’abeille domestique Apis mellifera, les ouvrières adultes sont relativement moins sensibles à l’exposition à un pathogène (BQCV, Black Queen Cell Virus) que les larves chez qui ce virus induit des taux de mortalité jusqu’à 90% (Doublet et al., 2015). Cet effet est également observé pour une exposition à ce pathogène en combinaison avec un pesticide (le thiaclopride). Ceci pourrait être dû aux variations physiologiques dans la sensibilité aux infections au cours du cycle de vie chez les abeilles. Chez la fourmi Myrmica rubra, il a été montré que la sensibilité à un métal trace, le zinc, dépendait à la fois de la population dont était issue la colonie mais aussi du stade de vie de l’individu considéré, avec des adultes qui résistent mieux à l’exposition au zinc que les larves (Grześ, 2010a). De plus, les adultes montrent une augmentation de la résistance au zinc quand les populations viennent de milieux de plus en plus pollués initialement, alors que cette résistance croissante ne se retrouve pas chez les larves, montrant l’importance de considérer les différents stades de vie pour l’étude de l’adaptation à un stress.
Les espèces sociales montrent aussi des variations saisonnières dans la réponse aux stresseurs de type polluants. Chez les fourmis, l’accumulation de métaux traces montre des variations saisonnières, avec des concentrations plus faibles au printemps et en automne possiblement en lien avec le cycle de vie colonial et l’activité plus forte des colonies en été, pour la production des sexuées (Rabitsch, 1997). Chez les abeilles, une étude a montré que la sensibilité à une catégorie de pesticides, les néonicotinoïdes, varie selon la température (Henry et al., 2014), soulevant le problème de l’étude de la résistance à un stresseur sans prendre en compte les interactions éventuelles avec des variations environnementales naturelles comme les variations de température.
Toujours chez les abeilles, la prévalence de l’infection à un parasite, Nosema ceranae, varie en fonction des saisons, avec une plus forte mortalité induite par ce parasite au printemps, et ce bien que le pathogène en question soit présent en quantités relativement constante tout au long de l’année (Traver et al., 2012). Ce pattern de variation saisonnière des infections par des parasite a aussi été documenté chez des espèces de fourmi, en lien avec des variations dans les taux d’agressivités des ouvrières (D’Ettorre et al., 2004; Valles et al., 2010). Une étude a montré que selon le cycle de vie de la colonie (en phase de production de sexuées ou d’ouvrières), l’apparition saisonnière de phénomènes de floraison massive (en lien avec les activités agricoles) n’avait pas le même impact, avec une production d’ouvrières accrue mais plus rarement une production de sexués qui varie selon la période à laquelle ces floraisons massives ont lieu (Hovestadt et al., 2019).
Déterminisme de la réponse à l’urbanisation, rôles des facteurs génétiques et de l’environnement social
Le deuxième chapitre cherche à déterminer les rôles respectifs des facteurs sociaux, génétiques et plastiques dans la détermination de ces traits d’histoire de vie différenciés. En effet chez les organismes sociaux, en plus des traditionnels facteurs génétiques, l’environnement social (par exemple, la taille du groupe, le soin au couvain de la part des ouvrières, la diversité de taille des individus de la colonie…) impacte le phénotype des individus vivant dans la colonie. Le choix du trait d’histoire de vie différencié s’est ici porté sur la meilleure tolérance au cadmium des populations urbaines, de par sa robustesse apparente (effet trouvé sur plusieurs sites, plusieurs années différentes). Un premier article s’attache à mettre en le rôle de facteurs génétiques ou plastiques dans la meilleure tolérance au cadmium des populations urbaines. En effet, l’expérience du premier chapitre a été menée sur des colonies sortant juste d’hibernation. Or, les conditions d’hibernation entre milieux urbain et forestiers divergent, avec des hivers plus chauds en ville, entre autres possibles paramètres (il existe également des variations dans les degré de pluviométrie par exemple, Li et al., 2020; Rosenfeld, 2000). Ces différentes conditions auraient pu mener à différents états des colonies au sortir de l’hibernation. Par exemple chez certaines espèces les hivers plus chauds permettent une meilleure survie des larves ou des ouvrières, tandis qu’au contraire chez d’autres des hivers chauds mènent à une consommation énergétique plus importante et donc à des probabilité de survie moins grande après l’hiver (Haatanen et al., 2015; Sorvari et al., 2011; Williams et al., 2003). Nous avons prélevé des colonies en milieu urbain et forestier en automne, avant que les colonies n’entrent en hibernation, puis nous les avons fait hiberner en jardin commun à 4°C. A la fin de l’hiver, nous avons exposé ces colonies de jardin commun au cadmium et mesuré leur réponse. En parallèle, la même expérience avec des colonies ayant hiberné sur le terrain a également été faite. La réponse différentielle au cadmium entre ville et forêt a bien été retrouvée lorsque les colonies sont élevées en jardin commun, soulignant donc un rôle génétique. Cependant, étrangement, les colonies ayant hiberné sur le terrain ne montraient plus cette réponse différentielle. Une explication de ce phénomène peut tenir en un hiver exceptionnellement doux cette année-là. Cette expérience permet de mettre en évidence l’interconnexion entre facteurs génétiques et environnementaux.
La deuxième expérience portait sur le rôle de l’environnement social. La meilleure tolérance au cadmium des colonies urbaines peut s’expliquer par plusieurs facteurs : une meilleure faculté des ouvrières urbaines à s’occuper des larves en conditions stressantes, une meilleure tolérance des larves urbaines à une exposition au cadmium, ou bien les deux. Pour démêler les rôles respectifs des larves et des ouvrières, nous avons effectué une expérience de cross fostering. Nous avons fait élevé des larves de forêt par des ouvrières de ville, et vice-versa. Des contrôles ont tout de même été effectués (avec des ouvrières de ville élevant des larves de ville issues d’une autre colonie) afin de s’assurer que la réponse différentielle ville/forêt au cadmium était toujours présente. Un autre facteur social (la taille de colonie) a également été pris en compte. Malgré l’apparente robustesse de la meilleure réponse au cadmium chez les colonies urbaines, nous n’avons pas été capables de reproduire ce résultat lors du cross-fostering. Cela peut être dû au cross fostering lui-même, l’échange de larves pouvant être stressant pour la colonie. Cependant, une autre explication possible tient peut-être à la phénologie décalée de cette expérience, entrainant une sensibilité différente au cadmium en fonction des saisons. Cette expérience a tout de même permis de mettre en évidence, à travers l’étude du rôle de la taille de la colonie, les limites de l’effet protecteur du groupe face à des perturbations importantes.
Les colonies urbaines fourragent plus, mais sont moins agressives que les colonies forestières
Le comportement en milieu urbain est souvent modifié (Ditchkoff et al., 2006; Miranda, 2017; Mueller et al., 2013, 2020). Cependant peu d’études ont été faites sur les espèces eusociales, malgré leur grande plasticité comportementale. Dans cette expérience, nous avons comparé les comportements de fourragement (temps de découverte de la nourriture, nombre moyen et nombre maximum de fourrageuses, nombre de voyages nid-nourriture) et d’agression (temps de morsure) de colonies urbaines et forestières en utilisant 6 sites différents (3 urbains, 3 forestiers). Nous avons mis en évidence que les colonies urbaines fourragent plus (plus de voyages nids-nourriture), mais sont moins agressives face à un conspécifique que les colonies forestières (figure 1). Cependant, il est à noter que concernant le fourragement, un seul des traits sur les quatre testés diverge (le nombre de trajet nid-nourriture), ce qui montre une différence de comportement de fourragement assez limitée entre les deux habitats. Un fourragement plus actif en ville a déjà été documenté à l’échelle de la population chez quelques espèces abeilles (Tetragonula carbonaria et Bombus terrestris, Kaluza et al., 2016; Stelzer et al., 2010). A l’échelle de l’espèce, Dáttilo et MacGregor-Fors (2021) ont montré qu’en milieu urbain les espèces de fourmis qui monopolisent le mieux la nourriture sont aussi celles qui ont tendance à fourrager activement et à trouver rapidement la nourriture. Les résultats trouvés ici corroborent partiellement ces observations chez les autres ordre d’insectes sociaux à l’échelle de la population sur le fourragement, mais des études prenant en compte des traits plus divers (distance maximum de fourragement, quantité de nourriture ramenée au nid…) menées sur le terrain pourraient être intéressantes. La moins grande agressivité des colonies urbaines est, en revanche, plutôt à contre-courant de la majorité des études qui ont plutôt tendance à montrer une augmentation de l’agressivité des individus urbains (Miranda, 2017; Scales et al., 2011). Ceci est d’autant plus surprenant qu’une étude a montré que pour la fourmi Temnothorax rugatulus les milieux offrant le moins de sites de nidification favorables étaient aussi ceux dans lesquels les colonies tendaient à être plus agressives (Bengston and Dornhaus, 2015). Comme les milieux urbains proposent moins de sites favorables à la nidification de notre espèce, du fait de la forte réduction des espaces disponibles et le ramassage régulier des branches mortes tombées au sol dans les parcs (voir aussi Friedrich and Philpott, 2009), nous nous attendions à trouver des colonies urbaines plus agressives. Les taux de pollution aux métaux traces plus importants en milieu urbain qu’en milieu forestier sur les sites utilisés (Foti et al., 2017) pourrait expliquer cette moins grande agressivité des colonies urbaines. En effet, (Sorvari and Eeva, 2010) ont montré que chez la fourmi Formica acquilonia, les colonies provenant d’un ancien site minier très pollué en métaux trace étaient moins agressives que les colonies provenant de sites moins pollués (potentiellement à cause de désordres neuronaux causés par les métaux traces, ou par une perte de reconnaissance des signaux chimiques de la cuticule de leurs homologues). La pollution en milieu urbain pourrait donc amener à une impossibilité pour les colonies urbaines de reconnaître leurs conspécifiques, et donc générer des comportements moins agressifs. Les conséquences sur la fitness de cette perte d’agressivité sont encore à déterminer.
Les études faites ici ont été réalisées en laboratoire, mais sur des colonies ramenées du terrain peu de temps auparavant : les différences observées peuvent donc être aussi bien d’origine génétique que plastique. Les mêmes expériences réalisées sur des colonies maintenues depuis plusieurs mois au laboratoire, avec des ouvrières nées en jardin commun, pourrait permettre de trancher en faveur d’une origine génétique ou plastique de ces différences. Quelle qu’en soit l’origine, les travaux de cette thèse ont donc permis de mettre en évidence qu’il existe des traits différenciés entre populations urbaines et forestières. Les stresseurs urbains sélectionnant ces traits restent encore hypothétiques, et sont potentiellement multiples.
Le rôle de la génétique et de l’environnement abiotique dans la divergence urbain-forestier de la réponse au cadmium
Nous avons, par une expérience de jardin commun, cherché à savoir si la meilleure tolérance au cadmium des colonies urbaines était d’origine génétique ou plastique. En effet, l’expérience réalisée au chapitre un a été effectué sur des colonies sortant juste d’hibernation sur le terrain ; ainsi la réponse différentielle au cadmium aurait pu être due à des différences dans les conditions d’hibernation entre populations urbaines (en milieu plus chaud) et forestières. Pour cela nous avons récolté des colonies avant de les faire hiberner en jardin commun à 4°C pendant quatre mois. A la fin de cette période, nous avons utilisé ces colonies ainsi que des colonies ayant hibernées sur le terrain (comme dans l’expérience du chapitre un) avant de les soumettre à un traitement au cadmium ou en contrôle. Les colonies hibernant en jardin commun montrent une réponse différentielle au cadmium selon leur origine urbaine/forestière, suggérant un effet génétique (figure 1). Cependant, pour les colonies ayant hibernées sur le terrain, cette réponse différentielle n’est plus détectable. L’hiver de l’année de l’expérience a été particulièrement doux (7-8°C en moyenne en forêt/ville contre 5°C les autres années, et 4°C en jardin commun, https://www.infoclimat.fr/stations-meteo/analyses-mensuelles.php). Or, les températures basses activent l’expression de facteurs anti-stress tels que les Heat Shock Protein (HSP) ou les métallothionéines (Fisker et al., 2016; King and MacRae, 2015; Popović et al., 2015) qui pourraient être impliquées dans la tolérance au cadmium, et qui auraient donc pu être sécrétées en moins grande quantité cette année. Des analyses protéiques ou de transcriptomique sur ces gènes en fonction de la température pourrait fournir des arguments en faveur de cette hypothèse. La meilleure tolérance au cadmium des populations urbaines pourrait donc être d’origine génétique, mais ne s’exprimer qu’à des températures froides (interaction génétique et environnement, figure 1)).
L’environnement social semble jouer un rôle limité dans la tolérance au stresseur
Chez les espèces eusociales, les traits d’histoire de vie d’un individu peuvent dépendre de celui des autres individus du même nid et donc de leur environnement social. Une manière classique d’étudier l’impact potentiel du phénotype des ouvrières ou des larves sur le phénotype des autres individus de la colonie est le cross-fostering. Cette expérience consiste à mélanger des colonies possédant des traits différenciés (par exemple des ouvrières plus grosses, des reines plus agressives…) et à produire ainsi des colonies « chimériques », puis d’étudier les traits d’histoire de vie des individus produits par ces colonies. Ces manipulations ont régulièrement démontré un rôle de l’environnement social dans le phénotype des individus (Linksvayer, 2007; Linksvayer et al., 2011; Purcell and Chapuisat, 2012). L’objectif de notre chapitre deux était donc de déterminer le rôle de l’environnement social dans la réponse différentielle au cadmium. De manière surprenante, nous n’avons pas retrouvé les résultats présentés au premier chapitre : les colonies chimères constituées de larves et d’ouvrières de ville (100% urbain donc) ne présentaient pas de meilleure tolérance au cadmium que les colonies constituées de larves et d’ouvrières forestières ou que les colonies mi-urbaines, mi-forestières, nous empêchant ainsi que tester un effet de l’environnement social sur la tolérance différentielle au cadmium. Plusieurs hypothèses peuvent être avancées : tout d’abord, la réponse différentielle au cadmium pourrait montrer une variabilité inter-année, et donc l’expérience aurait pu être effectuée une année où cette réponse était faible. En effet, nous avons montré que, l’année de l’expérience, les colonies de forêt semblaient globalement être de meilleure qualité que les colonies de ville : les larves se développaient plus vite en adultes (3.1% plus vite), ces adultes étaient plus gros (+2.3%), et les taux d’émergence meilleurs (+17%) dans les colonies forestières par rapport aux colonies urbaines. Ceci suggère donc que les colonies urbaines auraient pu, cette année-ci, être en mauvais état physiologique et métabolique général à cause d’un facteur inconnu lié au milieu urbain. Ceci pourrait avoir mené à la ponte d’oeufs de mauvaise qualité, et donc à des larves en mauvais état physiologique dès le début de l’expérience, ce qui pourrait expliquer une absence de réponse différentielle au cadmium cette année-ci. L’hypothèse d’un éventuel effet stressant du croisement (les ouvrières devant élever des larves d’une autre colonie) nous semble peu probable, étant donné le taux d’acceptation élevé des larves par les ouvrières et les faibles taux de mortalité en condition contrôle. Une dernière hypothèse vient du fait que les colonies n’ont pas été testées exactement au même moment de l’année : la réponse au cadmium pourrait montrer une variabilité intra-annuelle, ce que nous verrons au chapitre 3.
Un autre trait important des espèces sociales est la taille de la colonie. Selon la théorie des superorganismes, les colonies qui devraient résister le mieux aux perturbations externes seraient les plus grosses (Straub et al., 2015). De nombreuses études tendent à valider cette théorie, avec les plus grosses colonies qui en général survivent mieux aux perturbations. Cela se trouve à l’échelle des communautés, où les espèces d’abeilles possédant les colonies les plus populeuses sont également celles qui survivent le mieux à l’exposition aux pesticides (Rundlöf et al., 2015). A l’échelle de la population, il a été montré que les colonies les plus grandes résistaient le mieux à la famine (Modlmeier et al., 2013), aux pesticides (Crall et al., 2019), à l’exposition à un parasite (Scharf et al., 2012), au froid (Heinze et al., 2016), à la chaleur (Molet et al., 2017) ou aux variations saisonnières (Kaspari and Vargo, 1995). De manière originale, nous avons montré à plusieurs reprises un effet différentiel de la taille de la colonie selon le type de traitement auquel les colonies étaient exposées (figure 1). Le taux de mortalité des ouvrières diminue avec la taille des colonies en condition contrôle, modérément stressante. En revanche, lorsque les colonies sont exposées au cadmium (et donc un stress important), le taux de mortalité des ouvrières augmente avec la taille de colonie. Comment expliquer cet effet délétère de la taille des colonies à forts niveaux de stress ? Une première hypothèse vient de la structure des réseaux de communication au sein des colonies. (Naug, 2009) a montré, chez une espèce eusociale de guêpe (Ropalidia marginata), que l’hétérogénéité des réseaux d’interaction augmente avec la taille de colonie ; c’est-à-dire que plus la colonie est grande, et plus les noeuds de communication seront concentrés sur quelques individus précis, tandis que dans des petites colonies chaque individu est en contact avec tous les autres. La perte d’un individu clé dans une grosse colonie peut donc totalement déstabiliser le réseau de communication, menant à perte d’efficacité de la colonie (Fewell, 2003). En revanche les petites colonies pourraient avoir des réseaux plus résilients à la perte de quelques individus. Dans le cas de nos expériences, les grosses perturbations dues à l’exposition au cadmium pourraient avoir tué quelques-uns de ces individus clés (les taux de mortalité avoisinant les 50%), et donc mené à une désorganisation des colonies. De plus, dans les grandes colonies, les individus tendent aussi à être plus spécialisés dans certaines tâches (Holbrook et al., 2011; Jeanson et al., 2007; Thomas and Elgar, 2003), ce qui augmente l’efficacité de ces individus dans une tâche précise mais peut également s’avérer problématique pour la survie de la colonie quand certaines catégories sont plus touchées que d’autres. Par exemple, chez les abeilles, la perte de fourrageuses induit un changement de comportement chez les individus plus jeunes qui s’occupent normalement des larves : une partie d’entre elles partent alors fourrager pour remplacer les fourrageuses perdues (Perry et al., 2015). Ces jeunes individus étant moins efficaces et sujets à des taux de mortalité élevé, ceci entraîne à nouveau une vague de mortalité, qui induit à nouveau le passage de nouveaux individus de nurser vers fourrageur ect…., menant ainsi à un effondrement complet et rapide de la colonie entière, phénomène connu sous le nom de colony collapse disorder (Barron, 2015; Perry et al., 2015). Une deuxième hypothèse pour expliquer la mortalité accrue dans les grandes colonies en réponse au cadmium serait que celles-ci sont plus susceptibles de rentrer en contact avec un stresseur (polluant, parasite…) du fait de leur plus grand nombre d’individus. Cette exposition accrue à un stresseur pourrait augmenter la probabilité de ramener et répandre ce stresseur au sein de la colonie, mais cette hypothèse reste à tester (Barron, 2015).
Les grandes colonies, avec beaucoup d’individus et des individus plus spécialisés, aux réseaux d’interactions hétérogènes, pourraient donc être plus sensibles aux perturbations environnementales. La socialité pourrait donc avoir un effet négatif sur la réponse des espèces à des stresseurs forts, entraînant des effondrements potentiellement rapides des colonies. En revanche, à des niveaux de perturbations limités, la société pourrait permettre de tamponner ces perturbations. Cette thèse souligne donc à nouveau le rôle ambigu de la socialité dans la réponse des espèces sociales aux modifications environnementales, l’urbanisation ici.
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Table des matières
Introduction
1- Les écosystèmes urbains, des milieux anthropisés en pleine expansion appliquant d’importantes pressions de sélection sur leurs populations
a- Croissance, caractéristiques et intérêts scientifiques des milieux urbains 9
b- Les réponses des espèces à l’urbanisation
c- Réponse à l’urbanisation : génétique ou plasticité ?
2 – La socialité : un avantage face aux changements environnementaux ?
a- L’environnement social impacte le phénotype des individus produits au sein d’une société
b- Les bénéfices de la vie en société pour faire face aux changements environnementaux
c- Les coûts à la vie en société face aux changements environnementaux
3 – Importance de la variabilité temporelle dans la réponse aux changements environnementaux chez les espèces eusociales
a- Cycle de vie des insectes eusociaux en milieu tempéré
b- Variations temporelles des stresseurs environnementaux
c- Variations temporelles dans la susceptibilité aux stresseurs chez les espèces sociales
4- Objectifs de la thèse et modèle d’étude
Chapitre un : Divergence de traits d’histoire de vie entre populations urbaines et forestières chez la fourmi T. nylanderi
Chapitre deux : Déterminisme de la réponse à l’urbanisation, rôles des facteurs génétiques et de l’environnement social
Chapitre trois : Variation intra-annuelle des traits d’histoire de vie entre populations urbaines et forestières
Chapitre 1 : Divergence de traits d’histoire de vie entre populations urbaines et forestières chez la fourmi Temnothorax nylanderi
Chapitre deux : Déterminisme de la réponse à l’urbanisation, rôles des facteurs génétiques, plastiques et de l’environnement social
Chapitre trois : Variation intra-annuelle des traits d’histoire de vie entre populations urbaines et forestières
1- La divergence des traits d’histoire de vie entre populations urbaines et rurales met en évidence un filtre urbain s’exerçant à l’échelle des populations
a- Les populations urbaines tolèrent mieux les métaux traces
b- Les colonies urbaines fourragent plus, mais sont moins agressives que les colonies forestières
2- L’origine de ces divergences de traits : rôle limité de l’environnement social ?
a- Le rôle de la génétique et de l’environnement abiotique dans la divergence urbain-forestier de la réponse au cadmium
b- L’environnement social semble jouer un rôle limité dans la tolérance aux stresseurs ..
3- Des divergences de traits stables dans le temps ? L’impact potentiel de la variation intra-annuelle des dynamiques de colonie sur la divergence urbain-rural
4- Perspectives
Bibliographie
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