L’enseignement de la continuité entre le prescrit et le vécu
Dans la phase d’exploration de notre recherche sur l’enseignement de la continuité pour les élèves de troisièmes années (sections scientifiques), nous avons choisi de faire une première étude à travers la passation d’un questionnaire aux enseignants de troisièmes années sections scientifiques, et une deuxième à travers quelques compte – rendus des inspecteurs de mathématiques exerçant dans différentes circonscriptions choisies comme échantillon parmi les 26 de tout le pays, il s’agit d’une étude plus globale. Elle est faite sur les CRE de Nabeul, Tunis I, Bizerte, Kairouan et Siliana. Elle est orientée à la base des questions proposées dans le questionnaire conçu pour l’étude du recours des enseignants aux activités introductives du concept de continuité proposées par le manuel scolaire et les éventuelles difficultés rencontrées. Concernant l’introduction de la nouvelle notion de continuité, les enseignants déclarent avoir trouvé des difficultés dans la gestion de l’activité 1 proposée par le manuel scolaire (qui est unique en Tunisie) et dans l’explication du commentaire proposé à la fin de l’activité qui propose une définition intuitive de cette notion dans le registre de la langue naturelle. La définition formelle en β et α de la notion de continuité, elle-même est aussi source de difficultés non seulement pour les élèves (compréhension) mais pour les enseignants qui n’arrivent pas facilement à mettre en place ce nouveau concept. Dans ce même contexte, ils trouvent également des difficultés dans la gestion des tâches proposées dans les questions en rapport avec la reconnaissance graphique de l’image et/ou l’image réciproque d’un intervalle par une fonction. D’autant plus, cette étude a montré que beaucoup d’enseignants évitent d’entamer les activités qui font appel à l’usage de la définition formelle de la continuité comme celles proposées pour établir la continuité de la valeur absolue et de la racine carrée. En ce qui concerne les compte – rendus des inspecteurs à propos de l’enseignement de la continuité (recours au manuel scolaire, gestion des activités en classe, difficultés remarquées, …), nous donnons ci-dessous une synthèse des principaux témoignages :
Le formalisme accompagnant le concept de continuité se trouve délaissé par la plupart des enseignants qui font le choix didactique orienté vers la reconnaissance graphique et l’appel à l’usage des théorèmes admis sur la continuité des fonctions de référence. Dans le cadre du recours aux activités proposées par le manuel scolaire comme support d’introduction de la continuité, la majorité des enseignants ne donnent pas de l’importance nécessaire aux objectifs assignés et voient que :
– La définition de la continuité à l’aide de ? et α comme dans les anciens programmes s’avère peu difficile pour les élèves à ce niveau ;
– Les activités du manuel scolaire signalées dans le questionnaire semblent à la limite du programme officiel, qui délimite la reconnaissance de la continuité à l’aide du graphique et de l’expression de la fonction en appliquant les théorèmes du cours (éventuellement admis) ;
– La définition mathématique ou formelle (à l’aide de ? et ?) semble implicitement reportée à l’université.
Les enseignants qui ont l’habitude de suivre le scénario proposé par l’unique manuel scolaire consacrent suffisamment de temps, dans ce chapitre, pour la gestion des activités et pour atteindre les objectifs sous-jacents des auteurs du manuel. Le lien entre la définition mathématique de la continuité et sa caractérisation graphique n’est pas toujours évoqué. Ils soulignent également que la gestion de ces activités en classe dépend de l’enseignant (en terme d’expérience, de compétence pédagogique et didactique, de maitrise de la matière, de la volonté à mettre en place la définition de la continuité avec le ? et ? …) et, principalement, du niveau des apprenants.
Beaucoup d’enseignants évitent d’entamer ces deux activités considérées comme un support d’introduction de la définition de la continuité, ils voient que les tâches ne sont pas à la portée de leurs élèves et font appels à des techniques de résolution basées sur des connaissances antérieures insuffisamment travaillées. On parle de la caractérisation des voisinages, l’image d’un intervalle par une fonction.
La thèse de : Isabelle Bloch
Dans sa thèse intitulée « L’enseignement de l’analyse à la charnière lycée / université : Savoirs, connaissances et conditions relatives à la validation » soutenue le 19 janvier 2000, Bloch est partie de plusieurs questions problématiques. Parmi ces questions, une première porte sur la possibilité d’un enseignement de l’analyse au lycée (conditions, contenus, caractéristiques des milieux associés …), et une deuxième porte sur l’existence de situations fondamentales (en référence à la TSD de Brousseau) pour l’enseignement de l’Analyse. Pour l’entreprendre, Bloch se place donc dans le cadre de la théorie des situations de Brousseau et aussi dans la théorie de l’anthropologie didactique de Chevallard. Une première partie de la thèse est consacrée à l’étude de l’enseignement de l’analyse au niveau des dernières classes de l’enseignement secondaire français. Bloch constate que cet enseignement est caractérisé par des variations importantes qui concernent aussi bien l’objet du savoir que les procédures conseillées par les programmes et les manuels. Les méthodes préconisées conditionnent les connaissances utilisables par les élèves pour effectuer les tâches prescrites, et l’équilibre connaissances / savoirs caractérise la place dévolue à la validation. L’expérimentation est faite à partir de deux situations fondamentales relatives aux concepts de fonction et de limite dans la classe de première S, lui permettant d’établir à ce niveau un rapport effectif au savoir de l’analyse et permettant à l’élève de construire des connaissances appropriées. Les deux situations sont :
une situation pour l’enseignement de la notion de fonction : la situation
« Graphiques et Chemins »,
une situation pour une première approche de la notion de limite de suite : « la situation du flocon de Von Koch ».
L’ingénierie didactique proposée par Bloch tient compte de la nécessité de prendre en considération des « savoirs » et des « connaissances » dans le processus d’apprentissage, et donc dans la construction de situations pour l’enseignement des concepts de l’analyse. Les savoirs mis en jeu sont d’un grand niveau de complexité, et les méthodes de validation ne font pas partie des connaissances antérieures des élèves. Selon elle, les interactions de connaissances « élève / professeur » doivent jouer un rôle non négligeable dans la conduite de situations pour l’enseignement de l’analyse. L’analyse de questionnaires, de transcriptions de cours et de copies d’élèves, pour l’étude des connaissances sur l’analyse et les connaissances nécessaires pour la transition entre secondaire et supérieur, lui permet d’obtenir les principaux résultats suivants : « Pour que la transition lycée / université puisse avoir une chance d’advenir dans une certaine continuité, il serait nécessaire que l’enseignement secondaire intègre dans son cursus des situations permettant de rencontrer les connaissances dont les étudiants ont besoin en aval. Ces situations doivent se situer dans un paradigme d’enseignement par situation fondamentale, et donc demandent que l’organisation classique d’enseignement par ostension soit modifiée » Bloch finit sa recherche en proposant des pistes de réflexion sur l’équilibre [connaissances / savoirs] dans l’enseignement des débuts d’une théorie mathématique des notions de l’Analyse, et sur l’enseignement possible, au niveau du secondaire, de connaissances requises dans la suite du cursus. Elle voit au passage que les enseignants ne disposent pas d’outils professionnels pour gérer les situations a-didactiques ou comportant une dimension a-didactique.
Les proximités – en-acte
Robert et Vandebrouck (2014) ont introduit la notion de proximité-en-acte pour qualifier ce qui, dans les discours ou même dans les décisions des enseignants pendant les déroulements des séances, peut être interprété par les chercheurs comme une tentative de rapprochement avec les élèves. Les proximités – en – acte traduisent ainsi une activité de l’enseignant (souvent discursive mais pas seulement) visant à provoquer et/ou à exploiter une proximité avec les activités (possibles, et supposées effectives) et/ou les connaissances des élèves ; cela est sans doute voulu par l’enseignant, mais plus ou moins explicitement, peut-être même automatiquement. Cette proximité est d’ordre cognitif ou non, et concerne ou non tous les élèves. Même si l’enseignant a explicitement conçu une activité préalable à un cours, pour préparer l’introduction de certaines connaissances visées, ce n’est pas pour autant que le passage de l’activité aux connaissances qui vont être dégagées soit automatiquement perçu comme proche par (tous) les élèves. Ainsi ce complément « en-actes » spécifie, dans notre idée, une qualité de l’activité de l’enseignant en classe, qui accompagne le développement des contenus, ni nécessairement consciente ni exprimable, tout comme chez Vergnaud (1990), dans l’expression concept-en-actes, où ce complément qualifie une connaissance qui se manifeste dans l’activité d’un sujet sans être toujours consciente ni exprimable.
L’approche instrumentale (P. Rabardel 1995, 1999)
Après son introduction par Rabardel (1995), l’approche instrumentale a été introduite en didactique des mathématiques Guin et Trouche (2002) où elle a constitué un cadre riche pour l’étude de l’intégration de divers outils technologiques et informatiques (calculatrices, logiciel de calcul formel, logiciel de géométrie, tableurs). D’après cette théorie, nos connaissances et activités dépendent des instruments qui sont mis en œuvre. Vygotsky (1985) affirme que les instruments constituent des formes qui médiatisent nos rapports à notre environnement et aux savoirs, ils ont une influence qui doit nécessairement être prise en compte. Rabardel (1995) considère que les instruments sont subjectifs. Ils se construisent par le sujet à partir d’un artefact ou d’un ensemble d’artefacts, le mot artefact désignant les dispositifs matériels (calculatrice, ordinateur ou logiciel, livres, compas …), mais aussi symboliques (langage, etc.) utilisés comme moyen d’action. L’approche instrumentale distingue l’artefact et l’instrument que cet artefact devient au service de l’activité d’un individu donné. La transition artefact-instrument se produit via une genèse instrumentale, en général complexe. Cette genèse met en jeu des processus d’instrumentalisation, dirigés vers l’artefact, et des processus d’instrumentation, dirigés vers le sujet. Ces derniers se traduisent par le développement de schèmes d’utilisation qui sont mobilisés lors de la résolution des tâches proposées au sujet. La construction des schèmes comporte une dimension collective, Rabardel (ibid.) parle alors de schèmes sociaux d’utilisation. Un schème d’utilisation (SU) -d’un artefact- est un schème qui émerge par le processus d’instrumentation de la genèse instrumentale. Il est défini comme « l’ensemble structuré des caractères généralisables des activités d’utilisation des instruments. Il permet au sujet d’engendrer les activités nécessaires à la réalisation des fonctions qu’il attend de l’usage de l’instrument » (Rabardel 1999). Les SU comportent deux dimensions :
– une dimension individuelle, propre à un sujet ;
– une dimension sociale car les SU, d’une part, se développent par un processus de conception dialogique entre l’usage et la conception de l’artefact et, d’autre part, font l’objet de processus sociaux de transmission.
Un instrument est donc formé de deux composantes : une partie de l’artefact ou un ensemble d’artefacts exploités par le sujet et un schème d’utilisation avec ses composantes privées et sociales. On peut ainsi dire que l’instrument est élaboré par le sujet au cours d’une genèse qui prend en compte l’artefact et les schèmes. La mise en œuvre de l’instrument consiste à mobiliser les deux processus d’instrumentation et d’instrumentalisation, tandis que sa construction consiste, tout d’abord, dans l’appropriation de l’artefact. Sur le plan didactique, le développement d’un nouvel instrument suppose une réflexion, dans la durée, sur son impact sur le système déjà construit et sur la réorganisation de la reconstruction du système existant. L’approche instrumentale utilisée dans la majorité des travaux de recherche s’intéressant à l’utilisation des nouvelles technologies en mathématiques, nous permet d’avoir un regard plus attentif quant à l’utilisation de l’outil informatique, en tenant compte à la fois de l’appropriation technique de l’outil et de son impact dans la construction de connaissances et la conceptualisation. Dans l’objectif de penser les questions d’intégration d’artefacts informatiques à l’enseignement, Haspekian (2005) introduit la notion de distance instrumentale pour qualifier les décalages introduits par l’artefact informatique dans l’enseignement traditionnel. De manière générale, pour un artefact informatisé (calculatrice, logiciel dédié, tableur, etc.) utilisé pour enseigner des mathématiques, la distance instrumentale résulte de différents facteurs dont au moins les deux suivants (Artigue et Haspekian, 2007) :
la transposition informatique, au sens de Balacheff : elle est génératrice de distance, dans le sens d’une plus ou moins grande transparence des objets définis dans les deux environnements, papier-crayon et informatique
la légitimité institutionnelle et culturelle conférée par les programmes officiels et par le statut épistémologique de l’instrument : la distance instrumentale est consécutive de la considération des normes et valeurs de la culture de référence (Artigue et Haspekian, 2007). Dès lors, la légitimité des artefacts issus de milieux professionnels est plus problématique que ceux, comme les logiciels de géométrie dynamique, à visée éducative.
|
Table des matières
Chapitre I: Introduction
Introduction
I. Eléments de constat
1) L’enseignement de la continuité entre le prescrit et le vécu
2) Ce que retiennent nos élèves de la notion de continuité à l’issue du cycle du secondaire
II. Passage en revue de quelques travaux de thèse en rapport avec notre recherche
Chapitre II : Etude exploratoire
Introduction
1) La notion de continuité chez les nouveaux étudiants
a) Premier questionnaire pour des étudiants de LFM
b) Deuxième questionnaire pour des étudiants du PREPA
2) Les enseignants des troisièmes et l’introduction de la continuité
a) Première étude : analyse d’un questionnaire proposé aux enseignants de troisièmes
b) Deuxième étude : compte – rendus des inspecteurs pédagogiques
3) Conclusion de ce chapitre
Chapitre III : Cadre théorique
Problématisation dans le cadre théorique choisi
A. Le cadre théorique
1. La théorie de l’activité
1.1. Le cadre général de la théorie de l’activité
1.2. Distinction « tâche / activité »
1.3. Adaptation de la théorie de l’activité à la didactique des mathématiques
1.4. Les activités : catégorisation, dimensions
1.5. Les aides
1.6. Les proximités
1.6.1. Les proximités – en-acte
1.6.2. Types de proximités
2. Cadres, registres et points de vue
2.1. Notions de cadre et registre
2.2. Le statut « outil / objet » des concepts mathématiques
2.3. Les registres
2.4. Les points de vue
3. Notion de « Relief » d’une notion mathématique, « Niveaux de conceptualisation » et « domaine de travail associé »
4. La notion d’ingénierie didactique
5. L’approche instrumentale
6. La double approche des pratiques enseignantes
B. Problématique
C. Méthodologie de la recherche
Chapitre IV : Relief sur la notion de continuité et niveau de Conceptualisation visé
I. Relief sur la notion de continuité
1. Etude épistémologique
1.1. Genèse historique
1.2. Conceptions et obstacles associés à la notion de continuité
1.2.1. Concept image et concept définition
1.2.2. Différents facteurs de conflits cognitifs
1.2.3. Obstacles épistémologiques
1.3. Points de vue épistémologiques sur la notion de limite
2. Etude didactique
2.1. La notion de continuité est un concept FUG
2.2. Paradigmes de l’Analyse standard
3. Etude curriculaire
3.1. Les réformes
3.2. particulièrement, concernant l’enseignement de l’Analyse au lycée
3.3. Finalement, en ce qui concerne l’enseignement de la notion de continuité
3.4. La notion de continuité dans les programmes actuels
3.4.1.Les concepts mathématiques utilisés dans la notion de continuité dans les programmes actuels
3.4.2. Les connaissances ultérieures occupées par la notion de continuité
4. Les manuels scolaires
4.1. Analyse du chapitre « continuité »
4.1.1. Une première rubrique intitulée « Pour commencer »
4.1.2. La rubrique « Cours »
4.1.3. La rubrique « Exercices et Problèmes »
4.2. Le manuel scolaire et la place de la définition formelle dans l’enseignement de la notion de continuité
4.3. Synthèse de l’étude du manuel sur la continuité
II. Niveau de conceptualisation visé et domaine de travail associé
Chapitre V : Ingénierie didactique
1. Présentation de l’ingénierie
2. Présentation du logiciel « TIC_Analyse »
3. Eléments de scénario proposé qui compose l’ingénierie
3.1. Projet de scénario
3.1.1. Le plan de la leçon
3.1.2. Détails de la séance
3.2. Schéma du scénario proposé
4. Eléments implicites du scénario
Chapitre VI : Analyse a priori
1. Introduction
2. Analyse des activités proposées par le manuel
2.1. Analyse de l’activité 1 page 23
2.2. Analyse de l’activité 2 page 23
3. Analyse des tâches proposées par le logiciel
3.1. L’approche cinématique
3.2. L’approche formelle
3.3. L’exercice I
3.4. L’exercice II
4. Conclusion de ce chapitre
Chapitre VII : Analyse a posteriori
Introduction
Partie (1) Analyse des traces des élèves sur le logiciel
1) Analyse des traces des élèves de l’enseignante « M »
2) Analyse des traces des élèves de l’enseignante « A »
3) Commentaires à l’issue de l’analyse des traces des binômes chez M et A
Partie (2) Analyse des séquences vidéo
I. Analyse des séquences vidéo relatives à l’introduction de la définition formelle
I.1. L’enseignante « M » (avec le logiciel)
a) Synopsis
b) Analyse des séquences vidéo
c) Commentaire
I.2. L’enseignant « L » (avec le logiciel)
a) Synopsis
b) Analyse des séquences vidéo
c) Commentaire
I.3. L’enseignant « A» (avec le logiciel)
a) Synopsis
b) Analyse des séquences vidéo
c) Commentaire
I.4. L’enseignante « N » (séance ordinaire)
b) Synopsis
c) Analyse des séquences vidéo
d) Commentaire
II. Analyse des séquences vidéo relatives à la gestion des exercices
II.1. La séquence des exercices de l’enseignante « M »
a) Synopsis
b) Analyse des séquences vidéo
c) Commentaire
II.2. La séquence des exercices de l’enseignant « L »
a) Synopsis
b) Analyse des séquences vidéo
c) Commentaire
Conclusion générale de ce chapitre
Chapitre VIII : Analyse des post – tests (proposés aux élèves)
Introduction
I. Analyse a priori
II. Analyse des post – tests
1) Pour les élèves en classe ordinaire
2) Pour les élèves qui ont profités d’un apprentissage dans l’environnement TIC (à l’issue de notre ingénierie)
3) Analyse comparée des résultats des deux groupes « ordinaire vs technologique »
III. Conclusion de ce chapitre
Chapitre VIII : conclusion et perspectives
1) Synthèse et Conclusion
2) Perspectives de la recherche
Bibliographie
Télécharger le rapport complet