L’énigme de la coopération dans la nature

L’énigme de la coopération dans la nature

LA COOPÉRATION

En 1963, Nikolaas Tinbergen (lauréat du prix Nobel de médecine de 1973), dans la publication la plus importante de sa carrière a expliqué les différentes approches d’étude du comportement animal (Tinbergen, 1963). Son travail a été de distinguer les explications «proximales» des explications «ultimes» des comportements animaux. Les explications proximales sont la causalité et l’ontogénèse, elles concernent les mécanismes sous-jacents à la mise en place d’un comportement ; parallèlement, la phylogénie et l’avantage adaptatif sont des explications ultimes examinant les conséquences sur la fitness*, c’est-à-dire, la valeur adaptative d’un comportement. Rappel : La définition de coopération* que l’on utilise tout le long de ce chapitre est «toute interaction ou série d’interactions qui, en règle générale – ou «en moyenne», résultent en un gain net pour tous les participants.» (Noë, 2006). 1. L’énigme de la coopération dans la nature Au cours de l’histoire de l’évolution, l’émergence du génome, de cellules, d’organismes pluricellulaires, d’insectes sociaux et même de la société humaine résulte de phénomènes de coopération (Nowak, 2006). La théorie de l’évolution, développée par Charles Darwin (1859), tend à affirmer que la sélection naturelle façonne les individus de manière à ce qu’ils adoptent des comportements dirigés vers leur propre intérêt (également qualifiés d’égoïstes*) et ce, ni pour le bien de l’espèce, ni pour celui du groupe dans lequel ils vivent. Tout organisme semble être programmé pour optimiser son propre succès reproducteur, au détriment de ses compétiteurs. Il ne semble donc pas exister d’explication « ultime » pour la coopération, qui s’opposerait à cette apparente compétition entre les individus. Cependant, il semble évident pour n’importe quel naturaliste que les animaux ne se comportent pas toujours de manière égoïste* : Darwin lui-même avait pressenti, en observant des insectes sociaux, qu’ils représenteraient un obstacle de taille à sa théorie. En effet, chez ces insectes sociaux (familles des Formicidés, Apidés, Vespidés et Termitidés) et les rat-taupes nus (Heterocephalus glaber), la caste des ouvrières est composée d’individus stériles : elles sont spécialisées dans l’élevage de la progéniture des individus fertiles de l’autre caste, sans jamais se reproduire elles-mêmes. Un tel système est défini par le terme « eusocial ». Ces observations sont restées pendant longtemps une énigme pour les évolutionnistes : pourquoi des animaux devraient-ils aider les autres à obtenir des bénéfices* au détriment de leur propre fitness* en termes de succès reproducteur? 20 Plus tard, on a décrit différentes formes de coopération. On a observé que les lions (Panthera leo) (Stander, 1992), les hyènes (Crocuta crocuta) (Drea et Carter, 2009), les chimpanzés (Pan paniscus) (Boesch, 1994) et même certains rapaces (Bednarz, 1988) peuvent effectuer ce qu’on appelle une chasse coopérative* (Packer et Ruttan, 1988) ; d’autre part, de nombreuses espèces tels que les suricates (Suricatta suricatta) (Kokko et al. 2001 ; Lukas et Clutton-Brock, 2012) ou les geais à gorge blanche (Aphelocoma coerulescens) (Stacey et Koenig, 1990 ; Burt et Peterson, 1993) pratiquent ce qu’on appelle la reproduction coopérative* (ou reproduction communautaire) : c’est-à-dire qu’un individu peut assister ses congénères pour élever leurs petits plutôt que de chercher à avoir lui-même une descendance, soit une organisation beaucoup moins stricte que l’eusocialité. Dans certains cas extrêmes, des comportements coopératifs ne causent apparemment aucun bénéfice* mais uniquement des coûts* à l’acteur : c’est ce qu’on appelle l’altruisme* (West et al., 2007). Dans les autres cas, la coopération fournit, en général, un bénéfice* à l’acteur. Depuis les années 1960, on distingue la coopération qui a lieu entre des individus apparentés, de celle qui implique des individus non apparentés, voire appartenant à des espèces différentes : on parle alors de mutualisme*. Dans ce chapitre, nous allons donc énumérer plusieurs mécanismes qui expliqueraient comment ces différentes formes de coopération peuvent rester stables au cours de l’évolution. En restituant le cheminement de la réflexion suivi par les scientifiques au cours de ces dernières décennies, nous expliquerons alors la démarche qui a débouché sur l’émergence de la théorie du marché biologique, ainsi que ses implications.

Coopération entre individus apparentés

la sélection de parentèle 2.1. « Inclusive fitness » : aptitude phénotypique « inclusive » Ce n’est qu’en 1964 que Hamilton évoqua l’idée d’une « inclusive fitness » (traduite en aptitude phénotypique « inclusive » par Danchin et al. (2005)) qui résulte de la somme des fitness* directe et indirecte. Il définit la fitness directe comme étant la descendance obtenue par l’individu et la fitness indirecte comme l’aide apportée pour avoir une descendance aux individus apparentés (reliés génétiquement). En fait, Hamilton (1964) a pu montrer que lorsque ces effets indirects sont pris en compte, la sélection naturelle s’exerce finalement sur les gènes et conduit les individus à se comporter de manière altruiste*, de telle sorte qu’ils maximisent leur fitness indirecte plutôt que leur propre succès reproducteur (fitness directe). En d’autres termes, si un individu aide un apparenté à se reproduire, il transmettra de manière indirecte ses gènes à la génération suivante. Ainsi, l’auteur a énoncé une loi, permettant de définir les conditions pour que le comportement altruiste puisse se propager: la loi de Hamilton. 21 2.2. Loi de Hamilton Connue simplement sous ce nom, elle peut se résumer ainsi : la coopération altruiste peut être favorisée si les bénéfices du receveur* B multiplié par le coefficient d’apparentement* r qu’il a avec l’acteur* est supérieur aux coûts investis par l’acteur C. Elle s’exprime mathématiquement par : rB – C > 0 2.3. Sélection de parentèle Ce mécanisme de comportement altruiste a finalement été dénommé « sélection de parentèle » par Maynard Smith (1964). Avec la loi de Hamilton, on comprend bien que cette sélection de parentèle ne concerne pas seulement le fait d’être apparenté ou non, mais aussi les facteurs écologiques qui déterminent le coût et le bénéfice des comportements. Enfin, pour que la sélection de parentèle puisse s’appliquer, il faut qu’un certain degré d’apparentement se maintienne entre les individus qui interagissent. Pour cela, Hamilton (1964) a indiqué qu’il existe deux mécanismes : – la discrimination de parentèle : les individus doivent savoir reconnaître leurs apparentés ; – une dispersion limitée : la coopération s’effectue entre tous les voisins, sans discrimination du fait d’une viscosité* élevée de la population qui regroupe tous les apparentés entre eux. Ces deux auteurs ont démontré ainsi que la coopération peut être, en théorie, évolutivement stable* si les individus sont apparentés.

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Table des matières

LISTE DES FIGURES et TABLEAUX
AVANT-PROPOS
LEXIQUE
INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE
I. La coopération
1. L’énigme de la coopération dans la nature
2. Coopération entre individus apparentés : la sélection de parentèle
2.1. « Inclusive fitness » : aptitude phénotypique « inclusive »
2.2. Loi de Hamilton
2.3. Sélection de parentèle
3. Coopération entre individus non apparentés : théories
3.1. « By-product benefits » : bénéfices en tant que « sous-produit » de la coopération
3.2. Réciprocité
3.2.1. Le dilemme du prisonnier
3.2.2. L’altruisme réciproque dans le dilemme du prisonnier répété
3.2.3. La stratégie « donnant-donnant » : stabilité théorique de la réciprocité
3.2.4. Exemples : chauve-souris (Desmodus rotundus) et épinoches (Gasterosteus aculeatus)
4. L’émergence de la théorie des jeux en biologie
4.1. La théorie de la sélection sexuelle
4.2. Lien avec l’économie humaine
4.3. La théorie des jeux au sens évolutif
5. La coopération et les marchés biologiques
5.1. Présentation
5.2. Exemple des primates et les « grooming markets
5.3. Sélection de marché
5.3.1. Définition, exemple de l’hirondelle noire (Progne subis)
5.3.2. Interférence entre deux types de sélection : exemple du passerin azuré (Passerina amoena
5.4. Limites du modèle du dilemme du prisonnier répété
5.4.1. Indépendance entre les « partenariats » successifs
5.4.2. Population homogène à probabilité égale d’interactions entre les individus
5.4.3. Prise de décision simultanée et absence de communication entre les partenaires
5.4.4. Interactions répétées nécessaires
5.5. Nécessité d’un nouveau modèle : le « choix du partenaire
5.5.1. Justification
5.5.2. Exemple du poisson labre nettoyeur (Labroides dimidiatus)
5.5.3. Conséquence sur les marchés biologiques
5.5.4. Prise en compte de la communication et signal honnête*
5.5.5. Prise en compte d’un choix séquentiel
6. Conclusion
II. Modèle d’étude, le kéa (Nestor notabilis
1. Présentation et phylogénie
2. Histoire du kéa
2.1. Ancêtre commun des Nestoridés
2.2. Adaptabilité et flexibilité du kéa révélée au cours de son histoire
2.3. Population difficile à estimer
3. Écologie du kéa
3.1. Habitat
3.2. Régime et comportement alimentaires
3.3. Le bec, un outil efficace, témoin du dimorphisme sexuel
3.4. La « néophilie
4. Reproduction et soin biparental
5. Développement
5.1. De l’éclosion à la sortie du nid
5.2. De la sortie du nid au premier été
5.3. Juvéniles (deuxième été) et subadultes (troisième et quatrième étés)
6. Vie sociale
7. Capacités cognitives
8. Conséquences pour la vie en captivité
8.1. Le problème de l’agressivité des femelles en période de reproduction
8.2. La station d’Haidlhof en Autriche : un exemple de gestion en bien-être anima
9. Intérêt d’étudier la coopération chez cette espèce
DEUXIÈME PARTIE
I. Introduction
II. Matériel et Méthodes
1. Sujets
2. Présentation de l’appareil :
2.1. Le complexe plateforme métallique – boîte en bois
2.2. Poids
2.3. Évaluation de l’appareil
2.4. Poids et ficelles filmés3. Méthodes de mesure des forces investies lors de coopération dyadique
3.1. Présentation de la méthode
3.1.1. Évaluation qualitative du partage des forces utilisées
3.1.2. Équilibration de la répartition des forces lors de l’exercice
3.1.3. Avantages et inconvénients de la méthode
3.2. Présentation méthode
3.2.1. Évaluation qualitative du partage des forces utilisées
3.2.2. Équilibration de la répartition des forces lors de l’exercice
3.2.3. Avantages et inconvénients de la méthode
4. Utilisation des données des protocoles sociaux en vue de former des triades équilibrées
4.1. Relations stables dans le temps
4.2. Étude préalable de la hiérarchie du groupe
5. Phase d’entraînement individuel en trois étapes (Février-Mars 2013)
6. Phase de contrôles individuels : deux expériences contrôle (Mars-Avril 2013)
6.1. Première expérience : contrôle de la récompense : 8 essais
6.2. Deuxième expérience : contrôle du poids maximal individuel tiré : 8 essais
7. Codage des vidéos
8. Analyse statistique
9. Entraînement des dyades (Mai 2013)
9.1. Avec la méthode 1
9.2. Avec la méthode 2
III. Résultats
1. Phase d’entraînement individuel
2. Phase de contrôles individuels
2.1. Première expérience : contrôle de la récompense
2.2. Deuxième expérience : contrôle du poids maximal individuel tiré
2.2.1. Taux de succès en fonction des quatre conditions
2.2.2. Durée, occurrences de traction et taux de succès en fonction du sexe 3. Utilisation des données des protocoles sociaux en vue de former des triades équilibrées
3.1. Relations stables dans le temps
3.2. Étude préalable de la hiérarchie du groupe
4. Entraînement des dyades
4.1. Problèmes techniques
4.2. Calculs de ratios
4.3. Résultats de la méthode 1
4.4. Résultats de la méthode 2
4.5. Commentaires généraux
4.6. Comparaison des résultats des deux méthodes
IV. Discussion
1. Objectifs initiaux de l’étude
2. Forte variabilité interindividuelle en matière de motivation, de force physique, de statut hormonal
3. Facteur de tolérance trop peu pris en compte
4. Conception non optimale de l’appareil
5. Proposition de changements dans le protocole
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXE 1 : Liste des kéas de la volière
ANNEXE 2 : Déplacements depuis décembre 2012
ANNEXE 3 : Répertoire comportemental des kéas
1. Méthode de mesure des comportements
2. Description de quelques comportements sociaux
3. Description de comportements spécifiques apparus au cours de l’expérience

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