L’enfant comme archétype romantique
Empreinte d’innocence, de joie printanière, de tendresse et de foi, l’enfance est chez les auteurs Romantiques synonyme de proximité du divin. Il est même parfois assimilé à un être céleste. Cette notion a été développée, entre autres, par William Blake, William Wordsworth, S. T. Coleridge et Goethe. Ce dernier, parlant des enfants, fait remarquer dans Les Souffrances du jeune Werther (1774) que: Lorsque je les observe et que, dans un tel petit être, je vois les germes de toutes les vertus, de i toutes les énergies dont ils auront tant besoin un jour ; quand j’aperçois dans leur entêtement une future constance de fermeté de caractère, dans leur espièglerie la bonne humeur et la légèreté qui leur seront nécessaires pour glisser par dessus les dangers de ce monde, et tout cela si sain et si intact toujours, je. me répète les paroles de notre grand maî tre de la sagesse humaine: « Si vous ne devenez pas comme l’un de ces petits. Eh bien mon cher, ces enfants qui sont nos égaux et que nous devrions’ regarder comme nos modèles,,1. Chez Rousseau aussi, comme du reste ‘~chez Wordsworth et 1 Shelley, l’enfant est un halo de sainteté ou l’on retrouve la communion spontanée, la joie printanière, la nature formatrice, la divine liberté, la sensibilité fré’ïnissante et enfin l’émerveillement, fruit de l’extase esthétique • C’est ce sentiment de la supériorité de l’enfant sur l’adulte qui est magnifié par Shelley dans The Revolt of Islam Woe could not be mine own, since far from men
I dwelt, a free and happy orphan child,
By the sea-shore, in a deep mountain-glen ;
And near the waves, and through the forests wild,
I roamed, tO,storm and darkness reconciled:
For I was calm while tempest shook the sky :
But when the breathless heavens in beauty smiùed,
I wept, sweet tears, yet too tumultuously
For peace, and clasped my hand aloft in ecstasy.
La strophe rappelle, à bien des égards, Platon pour qui l’âme du jeune enfant reste toujours sous le charme du domaine des Idées qu’elle vient de quitter pour s’incarner provisoirement en l’enfant, symbole du sensible. Le mélodrame qui pèse sur l’enfant est accentué par la nature hostile. Les Romantiques, Blake et Shelley, en particulier, vont hériter de cette vision platonicienne. Comme le note Jean Perrin parlant de Shelley : Tout le monde connaît la frayeur que Le poète infligea à une mère de famille en saisissant au passage son bébé pour l’interroger sur les souvenirs qu’il gardait du Monde des Idées. La connaissance enfantine de Dieu est plus un sentiment qu’une pensée. C’est un sentiment de protection, une protection future et presque maternelle contre les craintes d’une vie surtout contre les obstacles de l’existence. Cette foi est donc affective et non rationnelle, c’est pour reprendre l’expression de Pascal, « Dieu sensible au cœur et non à la raison ». Point n’est besoin alors chez l’enfant de démonstration ou d’argumentation intellectuelle pour prouver Dieu. Comme cela pourrait être le cas chez les savants, ·les philosophes et chez tous les esprits cartési~ns. La connaissance enfantine de Dieu est humble, naïve, émouvante mais inébranlable. Pour les Romantiques, l’enfance constitue souvent un refuge contre les soubresauts qui jalonnent la vie des adultes. Ces derniers doivent procéder à un retour vers l’enfance, qui pour y faire rej aillir les souvenirs précieux lesquels continuent de les marquer de façon inconsciente, et enfin, qui pour savourer caractérisant de façon générale Comme le souligne C.G.jung : encore l’innocente sécurité » l’aube de la vie humaine « . La conscience différenciée est toujours menacée de J déracinement et c’est pourquoi il lui faut la compensation par l’état infantile présent? Il est vrai que l’enfant fut tardivement découvert. Les adultes voyaient en lui un être très encombrant, un futur adulte dont il fallait modeler au plus vite. Donc l’enfance était un cap à dépasser sans tarder, un passage difficile, ingrat, aussi déplaisant pour les intéressés que pour leur entourage. Même les jeunes riches étaient fréquemment délaissés ou rudoyés par leurs parents. Quant aux pauvres, livrés à eux mêmes ou à des maîtres souvent impitoyables, ils travaillaient dès leur prime enfance. Blake y met en scène l’enfant sous des traits jusque là méconnus. L’enfant innocent, pur et instinctif marqua le début d’une ère nouvelle.
Sangs of innocence(1789) s’ouvre sur un poème qui plonge l’enfant dans une atmosphère pastorale
Piping down the valleys wild
Piping sangs of pleasant glee
On a cloud I saw a child.
And he laughing said ta me.
Pipe a song about a lamb
SA I pipe that song aqain
SA I piped, he wept ta hear.
Blake y chante le bonheur de l » enfant en des, accents qui évoquent une j oie toute empreinte de fraîcheur, et dans un décor édénique. Cette joie enfantine se traduit dans les cinq premières strophes de « Introduction » par la répétition des adjectifs « happy », « pleasant », des noms tels. que . »glee », « cheer » , « song » mais aussi des verbes to « sing » et « ta joy » . Les images pastorales ,les vallées sauvages, l’eau qui coule et les nuages qui menacent, renforcent cette impression- de joie incommensurable . L’image de l’agneau, quant;à elle, renvoie à l’innocence enfantine. On la retrouve d’ailleurs à travers tout le recueil dans « The Lamb » , « The Cheminey Sweeper », « The Shepherd », « Night », « Holy Thursday », « The Little Black Boy ». L’agneau constitue dans la poésie blakienne le plus pur symbole d’une innocence que rien ne peut altérer, et celui d’une joie instinctive que personne ne peut entraver. La pat-enté de caractère entre l’agneau et l’enfant est bien affirmée dans « The Lamb » :
Little Lamb l’ll tell thee 1
He is called by thy name,
For he calls himself a lamb:
He is meek & he is mild,
He became a little child.
Cette ressemblance est d’ailleurs plus apparente dans « Holy Thursday » o~ des milliers d’enfants, garçons et filles, lèvent leurs mains au ciel en s’identifiant à un troupeau d’agneaux. L’image laisse entrevoir en même temps l’ascension du Christ après la Résurrection. En effet, l’agneau de Blake c’est l’Agneau immaculé de la Bible, la figure du Christ qui s’est immolé pour racheter les péchés du genre humain. Chez le poète, la triade Agneau-Enfant-Jésus renvoie à l’innocence incarnée. Dans Visage du romantisme anglais(1977) ,Jean Raimond pense qu’à travers la figure de l’agneau divin «Blake retrouve par une voie détournée l’ espri t de l’Evangile où le Christ exprime son désir de voir venir à lui les petits enfants ». A deux reprises, dans ‘Introduction’ et dans « The Chemney Sweeper » l’enfant est représenté sur un nuage ce qui rappelle à _bien des égards la montée du Christ et qui conforte la thèse romantique selon laquelle celui-ci est un être proche de la divinité. L’enfance dans la poésie de Blake est intemporelle. Elle ne renvoie pai à une période bien déterminée du développement physique et psychique de l’ individu ; elle décrit plutôt un état de l’âme, une attitude spirituelle, que l’homme atteint quelque fois lorsqu’il ne cède pas à la tentation de l’illusion, et des faux semblants.
Du portrait de l’enfant brimé
L’enfant victime provient d’une vision semblable à celle de l’enfant innocent, liée cette fois-ci non pas à un désir de projection sur sa personnalité éprouvé par l’auteur mais plus à un désir d’action. L’enfant devient donc le témoin à charge. L’auteur s’en sert comme mode de culpabilisation de la société , dans le but de rendre son image beaucoup plus reluisante. L’enfant victime, à l’instar de Heathcliff, vit dans la frustration. qui découle du mépris des adultes à son égard : abandon, tensions et oppressions familiales. Mais dans ce cas d’espèce, l’auteur prend position subrepticement et s’érige comme défenseur de la cause enfantine. Dans Wuthering Heights par exemple Emily Brontë tente souvent, de façon dissimulée toutefois, de corriger l’image négative de Heathcliff en présentant le petit orphelin comme la victime de son milieu. Ceci devint d’ailleurs manifeste quand Nelly déclare, en parlant de l’action néfaste de Hindley sur son protège : The master’ s bad ways and bad companions formed a pretty example for Catherine And Heathcliff. His treatment of the latter was enough to make a fiend of a saint. L’auteur nous présente un enfant qui vit un sentiment de spoliation; il est privé de son droit au bonheur par l’emprise oppressante de Hindley. Il Y a de la par,t d’Emily Brontë un renversement axiologique et étique qui confère à son esthétique romanesque une profondeur et qui justifie que’ le débat critique sur Wuthering Heights n’a pas encore dit son dernier mot. Ce débat porte pour l’essentiel sur la nature de Heathcliff et sur le problème du Bien et du mal. Le portrait de l’enfant est ici basé sur le mode de l’affectivité qui met en relief l’indignation devant le sort de l’enfant. L’affectivité permet à Emily Brontë d’enclencher plusieurs thèmes, et de les organiser en réseaux qui englobent solitude et frustration, désillusion et échec. La solitude et la frustration découlent de la mort du protecteur, Mr Earnshaw, ce qui laisse champs libre au dessein malveillant de Hindley.On voit là une reprise de la thématique du conte de fée plus précise du reste dans Jane Eyre : l’absence de la mère, ici Mr Earnshaw joue le rôle de figure maternelle, qui fonde les misères de l’orpheline. La désillusion et l’échec sont la conséquence d’un amour, celui de Heathcliff et Catherine, empêché par Hindley. A travers ce portrait de Heathcliff Emily Brontë tente d’engager la sensibilité du lecteur et le pousser à agir, pour un meilleur comportement vis-à-vis de l’enfant. Nous pensons, de ce fait, que l’image de l’enfant victime repose sur un pilier idéologique. Du portrait de l’enfant exploité doit naître la condamnation de l’exploitation; l’évocation suscite sa future émancipation. Comme le constate Josette Leray: L’enfant n’a pas les moyens de sa révol te ou de son ambition et ne peut être acteur de sa propre histoire, à la différence de l’ouvrier(l’écrivain n’a pas d’équivalent du mouvement ouvrier) auteur et leéteur devront se charger de son émancipation.
Le délabrement du statut de l’enfant
Avec l’avènement de la société industrielle, en Angleterre, on assiste à un glissement métonymique par rapport au thème de l’enfant. L’image de l’enfant comme une « figure mythique sans âge ? » proche de la divinité, véhiculée par les Romantiques, va devoir céder le pas à une autre plus têtue et beaucoup moins valorisante. L’enfant va devenir une force de travail, une main-d’œuvre à bon marché pour les industriels et un pourvoyeur de ressources pour les parents. L’Angleterre connaît au XIX siècle une grande période d’expansion économique. Sa production industrielle très importante la place au centre du monde., tout en créant un véritable changement de civilisation. On assiste à partir de cette période à un ensemble de phénomènes qui ont occasionné la transformation du mode de vie grâce au développement du capitalisme, et des techniques de production. Toutefois la Révolution Industrielle a eu comme corollaires une urbanisation galopante, la prolétarisation et la paupérisation des masses et d’autre part l’avènement d’une classe de bourgeois détenant les moyens de production et préoccupée par leur seul confort matériel. Ce que le roman, dit industriel, 1 de cette période a clairement rendu, notamment par Dickens dans Hard Times(1894) ,Elizabeth Gaskell ou Charles Kingsley. Durant cette période, la population de la Grande Bretagne tripla avec plus des trois quarts vivant dans les centres urbains et travaillant dans des unités industrielles. C’est dire qu’on est passé très vite d’une société agraire à une économie industrielle. Ce qui aurait dû présager de meilleures conditions d’existence. Au contraire, on va assister à la recrudescence des épidémies, favorisées par la promiscuité, à l’ apparition de la niveau des couches famine, du chômage et les plus démunies, de la violence’ au sans parler d’une prostitution rampante. Le Yorkshire de ces périodes d’expansion édonomique présentait un spectacle sinistre. Leeds, à titre d’exemple était devenue la ville la plus polluée de l’Angleterre avec une population décimée par des accès répétés de choléra et de fièvre typhoïde. C’est dans cet environnement. morbide que les enfants Brontë ont grandi. Les enfants accompagnaient souvent le Révérend Patrick Brontë dans ses visites à ses paroissiens, ce qui leur permettait d’être imprégnés des dures réalités socio-économiques dont étaient confrontées les masses laborieuses.
|
Table des matières
INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE: ARRIERE – PLAN CULTUREL ET IDEOLOGIQUE
CHAPITRE 1: De l’enfant Romantique à l’enfant de l’ère Victorienne
1 – L’enfant comme archétype romantique
2 – Du portrait de l’enfant brimé
CHAPITRE II: L’enfant sous la Révolution Industrielle
1 – Le délabrement du statut de l’enfant
2 – La figure de l’enfant, reflet des clivages sociaux
CHAPITRE III : Des romans victoriens à l’époque moderne: le nouveau statut de l’enfant
1 – Le personnage de l’enfant dans « le roman familial»
2 – Le rehaussement du statut de l’enfant
DEUXIEME PARTIE: LES VISAGES DE L’ENFANT DANS L’UNIVERS ROMANEQUE BRONTËEN
CHAPITRE 1: De la littérature populaire au roman: Les conditions de l’orphelinat
1 – L’enfant, figure de Cendrillon
2 – L’orphelinat et la quête de la mère
3 – La quête de la maturité
CHAPITRE Il: Wuthering Heights ou l’enfance déchirée
1 – La solitude de l’enfant dans l’univers de Wuthering Heights
2 – La violence, mode d’expression de la passion des enfants dans Wuthering Heights
TROISIEME PARTIE: LE DEROULEMENT DE L’IMAGE DE L’ENFANT PAR GEORGE ELIOT
CHAPTIRE 1: Le procès de l’infanticide
1 – Infanticide et idéologies
2 – L’infanticide ou le motif du désenchantement
CHAPITRE II – L’enfant comme lien entre l’individu et la société
1 – L’individu et la société
2 – L’enfant, cordon ombilical entre l’individu et la communauté
QUATRIEME PARTIE: ECRIT lJRE DE L’ENFANCE
CHAPITRE l : Mise en fiction de l’enfance
1 – Le monde imaginaire des enfants Brontë
2 – L’éclairage des poèmes
CHAPITRE II : Images, symboles et construction des récits
1 – La trame féminine et l’écriture de l’enfant
2 – Images de l’enfant, procédés narratifs et stylistiques
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
INDEX
Télécharger le rapport complet