[…] la cabriole […] est le mouvement le plus difficile à obtenir et il faut une certaine dextérité, une certaine expérience et surtout beaucoup de bon sens pour saisir le moment opportun. (Jacques Rémiat, ancien écuyer du Cadre noir) .
Cette thèse s’inscrit dans le cadre d’un projet intitulé : « Le travail à la main dans l’entraînement des chevaux : de l’analyse des pratiques expertes au développement de dispositifs de formation innovants » (TraM-InnoForm) . Celui-ci implique l’Institut Français du Cheval et de l’Équitation (IFCE) et le laboratoire Motricité, Interactions, Performance de Nantes Université (MIP, UR 4334).
Le projet TraM-InnoForm visait pour l’IFCE à répondre à des enjeux culturels, de formation et de développement professionnel. Les objectifs étaient au nombre de trois : (1) analyser l’activité experte des écuyers du Cadre noir dans le travail à la main des chevaux sauteurs , afin de contribuer à la sauvegarde du savoir-faire de l’Équitation de tradition française ; (2) analyser les situations de formation entre écuyers experts et écuyers en formation, afin d’identifier les points d’appui et les nœuds problématiques dans la transmission de ce savoir-faire, et (3) concevoir des dispositifs de formation innovants à destination des écuyers et des cadres sportifs de la filière équine afin de faciliter l’acquisition des savoir-faire liés au travail à la main.
Les objectifs du projet TraM-InnoForm conduisaient à une nécessaire exploration de questions scientifiques de fond concernant l’activité humaine, en particulier dans les situations de coordination et de travail avec d’autres êtres vivants non-humains. Il s’agissait en effet de comprendre comment un acteur humain pouvait produire conjointement avec un acteur nonhumain, dans le cas présent un cheval, une pratique culturelle débouchant sur la mise en place de synergies complexes inter-espèces : les sauts d’école. Cette question renvoyait fondamentalement à celle du couplage d’un ou plusieurs individus autonomes avec leur environnement de pratique. Cet objet de recherche avait déjà en partie été exploré dans le cadre de diverses études dans le cadre du Programme de recherche scientifique et technologique du Cours d’action (Theureau, 2004, 2006, 2015), dans lequel nous avons choisi d’inscrire cette thèse, sur différents terrains d’activités sportives inter-individuelles et collectives, impliquant dans certains cas la prise en compte centrale d’éléments matériels de l’environnement (e.g., Bourbousson, 2015; Poizat, 2006; R’kiouak, 2017; Saury, 2008; Sève et al., 2010; Terrien, 2020). Cependant, peu d’études avaient encore exploré, dans ce programme de recherche, les interactions homme-animal, et en particulier, les interactions homme-cheval dans une perspective d’analyse d’un travail collectif.
Projet TraM-InnoForm et « force d’appel » de l’IFCE : enjeux scientifiques et transformatifs
Dans le cadre de sa mission générale d’accompagnement et de développement de la filière équine au plan national et international, l’Institut Français du Cheval et de l’Équitation doit porter ses actions sur quatre axes principaux : (1) la production et le transfert de savoirs relatifs au cheval et à l’équitation ; (2) l’accompagnement de l’équitation, notamment en tant que sport de haut niveau ; (3) la gestion du système d’information permettant d’assurer la traçabilité des équidés ; et (4) la valorisation du patrimoine matériel et immatériel du cheval et de l’équitation . Parmi les enjeux auxquels répondent les différentes orientations de l’IFCE, se trouve celui du développement et de la valorisation de l’équitation de tradition française . Cette tradition équestre est perpétuée en partie au Cadre noir situé au sein du site de Saumur de l’IFCE. Elle doit sa longévité à deux piliers fondamentaux : l’expertise d’écuyers chevronnés dans leur pratique avec les chevaux et la formation de nouveaux écuyers à ce savoir équestre. Ce dernier est constitué de savoirs en partie tacites, construits à travers la pratique, au fil du temps, difficilement identifiables et transmissibles. C’est donc face à ce défi de transmission de savoirs tacites et dans ce contexte de valorisation et de développement du patrimoine équestre que le directeur du pôle Formation professionnelle et sportive à l’IFCE et l’écuyer en chef du Cadre noir au moment du démarrage de cette thèse ont exprimé leur souhait de favoriser une formalisation rigoureuse des savoirs professionnels des écuyers chargés des chevaux « sauteurs », fondée sur une analyse scientifique de l’activité inspirées de l’ergonomie et de l’anthropologie cognitive . Le projet était d’approfondir la connaissance des savoirs professionnels des écuyers experts et d’enrichir en aval, en s’appuyant sur les connaissances construites, le processus de formation des écuyers et cadres sportifs de la filière équine.
L’IFCE a donc sollicité le laboratoire Motricité, Interactions, Performance de Nantes Université (MIP, UR 4334), dans le but de construire et conduire le projet TraM InnoForm. Ce projet, comprenait trois actions : (1) la formalisation des savoirs experts dans le travail à la main ; (2) la description et compréhension des situations de formation entre les écuyers experts et les écuyers en formation ; (3) la conception de dispositifs de formation innovants.
L’objectif patrimonial de formalisation et de conservation des savoirs experts, et l’objectif d’ingénierie de formation qui lui était associé, s’articulaient avec un intérêt scientifique qui était celui de la compréhension des interactions homme-cheval. En effet, ces situations d’entraînement au travail à la main entre les écuyers et les chevaux semblaient être des situations d’étude prometteuses pour l’analyse de la cognition collective entre humain et non-humain, lorsque la production de performances sportives ancrées dans une culture technique singulière est visée.
Les enjeux liés à ce projet étaient multiples pour la filière équine. Tout d’abord, l’enjeu de formation constituait la « force d’appel » principale (Schwartz, 1997) pour l’élaboration de ce projet. En effet, il permettait d’interroger les pratiques de formation spécifiques au travail à la main déjà en place et, éventuellement, de les enrichir avec des dispositifs de formation nouveaux, au service des écuyers et cadres sportifs de la filière équine. Ensuite, un enjeu culturel de conservation du patrimoine équestre et de valorisation de celui-ci était visé, à travers le développement de nouvelles connaissances portant sur le travail à la main avec les chevaux sauteurs. Enfin, il y avait également un enjeu de développement professionnel pour les acteurs de ce projet. En effet, les effets formatifs liés à la participation de professionnels à l’analyse de leur propre activité sont aujourd’hui bien repérables dans la littérature (e.g., Flandin et al., 2015; S. Leblanc & Azéma, 2018). L’hypothèse était que la collaboration des écuyers avec les chercheurs pouvait favoriser leur développement professionnel à travers une meilleure compréhension de leurs actions et des effets de celles-ci dans leur travail avec les sauteurs et dans leurs interventions auprès des écuyers en cours de formation. Cette recherche pouvait ainsi produire des effets transformatifs chez les écuyers participants à cette recherche, mais aussi au sein de leur communauté en suscitant de nouveaux échanges permettant le développement de la culture du métier (Azéma, 2017), susceptible de se diffuser plus largement dans la communauté professionnelle liée à l’équitation de tradition française.
Le Cadre Noir
Un écuyer, c’est un monsieur qui monte bien à cheval, c’est-à-dire que lorsque le cheval se déplace, on ne doit voir que le cheval mais pas le cavalier. L’écuyer, c’est aussi un monsieur qui possède avant tout (et s’il ne l’a pas dès le départ, ça se cultive) une culture équestre, il faut vivre avec les chevaux ou très près des chevaux. Et c’est en vivant avec eux que l’on apprend beaucoup. En outre, l’écuyer est un monsieur qui possède une très grande psychologie animale et qui doit être capable, en observant un cheval, de déceler et de prévoir un peu, même si c’est difficile, son orientation future. Pour finir, il faut surtout qu’il n’avilisse pas le cheval mais qu’il l’anoblisse. L’écuyer doit aussi évidemment être un homme de cheval, qui doit être capable de mettre un cheval à la reprise de manège, monter en compétition à haut niveau et que le cheval de manège soit au niveau du Grand Prix de dressage. Enfin, il faut qu’en toute circonstance, l’écuyer reste un exemple que ce soit à pied ou à cheval s’il continue à monter à cheval et puis par l’exemple, je crois, qu’on peut améliorer beaucoup de choses. (Rémiat dans Evrard, 2019, p. 50).
Les écuyers « passeurs » d’une culture équestre
L’emploi du mot « culture » n’est pas anodin quand on parle de l’équitation de tradition française, inscrite au patrimoine immatériel de l’humanité, « qu’il faut conserver » et « transmettre ». Un peu plus loin dans la thèse, nous parlerons de la culture propre des acteurs, qui prend en compte à la fois la culture « collective » que partage la communauté, et la culture individuelle de l’acteur issue de ses expériences passées et « […] qu’il peut mobiliser à l’instant « t » compte tenu de son engagement et de son actualité potentielle […]. » (Astier et al., 2003, p. 123).
L’équitation de tradition française pratiquée au Cadre noir est inscrite au patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’UNESCO depuis 2011. Elle est formalisée dans ce cadre comme l’ensemble des figures effectuées par le cheval monté ou en main. Selon l’UNESCO ces figures attestent à la fois de son aisance à se mouvoir, sa collaboration aux demandes de l’homme et son élégance à les exécuter. Elles se retrouvent dans plusieurs autres pratiques mais ce qui est valorisé ici, ce ne sont pas tant les figures en elles-mêmes que la manière de les réaliser. L’équitation de tradition française telle que décrite par l’UNESCO, se traduit par une pleine coopération du cheval dans son travail avec l’écuyer, « […] qui assure de la meilleure mise en œuvre par l’animal, des forces nécessaires pour répondre aux attentes du cavalier. » (Franchet d’Espérey, 2009). Selon l’UNESCO, elle vise la recherche d’une coopération entre le cavalier et le cheval plutôt que d’une domination du cavalier sur le cheval. Cette coopération qui est censé s’affiner, vise à ce que les aides du cavalier deviennent de plus en plus discrètes, jusqu’à donner l’impression que le cheval agit de son propre chef en réalisant des mouvements avec flexibilité et fluidité.
|
Table des matières
Introduction générale
CHAPITRE 1 Contexte de développement de la recherche
1 Projet TraM-InnoForm et « force d’appel » de l’IFCE : enjeux scientifiques et transformatifs
2 Le Cadre Noir
2.1 Les écuyers « passeurs » d’une culture équestre
2.2 Les origines du manège de Saumur à aujourd’hui
2.3 Les Sauts d’école
2.4 Le travail à la main (ou « travail à pied »)
3 Histoire de la collaboration avec les écuyers
3.1 Entrer dans le monde des écuyers du Cadre noir
3.1.1 L’engagement de la chercheuse
3.1.2 La contractualisation de la collaboration avec les écuyers
3.1.3 Les premiers contacts avec le Cadre noir
3.2 La construction progressive d’un terrain d’étude
4 Objets d’étude empiriques
CHAPITRE 2 L’empathie sensorimotrice dans les interactions humainsnon-humains
1 Une vision incarnée des interactions
1.1 4E Cognition
1.2 L’approche « radicale » de la cognition incarnée et enactive
2 L’empathie sensorimotrice
2.1 Former des synergies
2.2 Les synergies en danse
2.3 L’empathie sensorimotrice dans les interactions non-verbales
3 L’empathie sensorimotrice dans les interactions humains-non-humains
3.1 L’empathie incarnée
3.2 L’intersubjectivité entre humains et non-humains
3.3 La co-création entre humains et non-humains
4 Les interactions homme-cheval
4.1 Une relation incarnée
4.2 La construction d’une confiance mutuelle au sein d’une relation de travail
CHAPITRE 3 Le Programme de Recherche du Cours d’Action : cadre théorique et méthodologie générale de la thèse
1 Le paradigme de l’enaction
1.1 Le cadre théorique du PRCA
1.1.1 L’autopoïèse
1.1.2 Les conséquences de l’autopoïèse sur la cognition
1.1.3 Les conséquences de l’enaction pour la compréhension (ou pour la connaissance) de l’activité humaine et non-humaine
1.2 L’hypothèse de la conscience préréflexive pour la compréhension (ou pour la connaissance) de l’activité humaine
1.3 De la pensée-signe de C.S. Peirce à l’activité-signe de J. Theureau
1.3.1 La pensée-signe
1.3.2 L’activité-signe
1.4 Les objets théoriques
2 Notions analytiques
2.1 Les composantes du signe hexadique
2.1.1 Les pôles de distinction de R, U, I
2.2 Les structures significatives
3 Méthodologie générale de la thèse : l’observatoire
3.1 L’approche ethnographique
3.1.1 Le rôle de la chercheuse dans la construction des données
3.1.2 La politique de terrain et le « pacte ethnographique » pour gérer les potentiels biais de l’enquête de terrain
3.1.3 L’imprégnation et l’observation participante
3.1.4 La prise en compte des données ethnographiques dans l’analyse
3.2 Les différentes méthodes pour accéder à la conscience préréflexive
3.2.1 Les conditions favorables pour accéder à la conscience préréflexive
3.2.2 Les verbalisations simultanées, décalées, interruptives
3.2.3 Les entretiens d’autoconfrontation
3.2.4 Les entretiens de remise en situation par les traces laissées dans les corps des acteurs
3.2.5 Les autres types d’entretiens
3.3 Inférer l’activité du cheval à partir de ses conduites
CHAPITRE 4 Le contact comme manifestation d’une empathie sensorimotrice chez les écuyers experts
Introduction
1 Le contact
2 Méthodes : explorer le contact dans les interactions écuyer-sauteur
2.1 Les dimensions significatives du contact
2.1.1 Construction des cartes mentales
2.2 La dynamique temporelle du contact
2.2.1 Le tableau à double volets
2.2.2 Reconstruction du cours d’expérience d’ERS et inférences sur « l’expérience» du cheval
2.2.3 Articulation de l’activité collective entre ERS et Tempo
2.2.4 Construction d’une frise temporelle
2.3 Les dimensions intersubjectives du contact
2.3.1 Sélection des moments significatifs dans la construction d’un accord intersubjectif
2.3.2 Articulation de l’activité collective entre écuyers et chevaux
2.3.3 Caractérisation des moments significatifs
2.4 Les dimensions biomécaniques du contact
2.4.1 Sélection dans la carte mentale « contact », des indicateurs pertinents à mesurer
2.4.2 Équipement des chevaux
2.4.3 Données phénoménologiques
2.4.4 L’articulation des données phénoménologiques et des données biomécaniques
3 Résultats : les caractéristiques du contact dans le monde propre des écuyers
3.1 Le contact : une configuration perceptivo-motrice complexe qui va au-delà de la relation main-bouche
3.1.1 Les actions
3.1.2 Les connaissances
3.1.3 Les perceptions
3.1.4 La multimodalité du contact
3.2 Le contact : un état d’équilibre précaire dans la dynamique d’une interaction
3.2.1 Moments de convergence, de divergence et de tension dans l’interaction écuyer-cheval
3.2.2 La dynamique de l’interaction
3.2.3 Le contact comme état d’équilibre précaire
3.3 Le contact : un accord intersubjectif dans l’histoire d’une relation singulière
3.3.1 L’interprétation par l’écuyer de l’expérience du cheval
3.3.2 La perception de la « résistance » du cheval : un contact « dur » ou « collant»
3.3.3 Une compréhension mutuelle écuyer-cheval inscrite dans l’histoire d’une relation
3.3.4 Un contact « vibrant », « franchi » ou « léger » : un sentiment de connexion harmonieuse sauteurcheval fondé sur une confiance et une compréhension mutuelles
3.4 Les dimensions biomécaniques du contact
3.4.1 Les préoccupations typiques et perceptions des écuyers relatives aux tensions de rênes
3.4.2 Les préoccupations typiques et perceptions des écuyers relatives à l’équilibre du cheval
3.4.3 Les préoccupations typiques et les perceptions des écuyers relatives à l’impulsion du cheval
Conclusion générale