« La scénographie, c’est construire pour le temps d’un regard. » .
L’origine du terme scénographie est intimement liée à la naissance du théâtre, si bien que la métaphore du berceau est souvent mobilisée pour illustrer le propos ; le théâtre est le berceau de la scénographie. La discipline reste liée à cet espace, ce qui lui confère sa spécificité.
L’histoire de la scénographie montre cependant qu’elle a également des origines architecturales et picturales autour de la question de la perspective et du décor et qu’elle constitue un domaine commun au théâtre, à la peinture, l’architecture et l’urbanisme : les pratiques scénographiques d’aujourd’hui associent à nouveau le théâtre, l’architecture, la ville dans l’élaboration d’un imaginaire plastique et d’une rhétorique spatiale commune. Le développement de la scénographie à la fin du XXe siècle étend son exercice au-delà de son espace premier, interrogeant ce que les nouveaux domaines d’application doivent à une théâtralité ou ce en quoi ils se situent dans une longue filiation occidentale, posant tour à tour la question d’une « scénographie générale » puis d’un élargissement de la scénographie. Ce terme nous renseigne sur un développement au-delà du territoire originel, celui du théâtre. Jacques Le Marquet a pu mettre en œuvre cette conception dans son enseignement aux Arts décoratifs : « Élargir le champ scénique traditionnel (décor, costumes, techniques, régies, gestion, juridiction) à l’architecture générale, l’architecture scénographique (équipement, sécurité), la muséographie, l’exposition, la performance, l’installation, en traitant l’espace global du vécu partout où le jeu a ses droits : c’est-à-dire partout » . Ainsi, depuis les années 1970 la scénographie d’exposition est un domaine reconnu, faisant l’objet de publications et de thèses universitaires. Le syntagme scénographie urbaine qui affleure depuis trente ans environ actualise un lien ancien entre théâtre et ville, théâtralité et urbanité, présent au Moyen-Âge avec les Mystères et les Entrées solennelles, magnifié à la Renaissance en Italie avec les Citte ideali, ou à l’époque moderne avec l’architecture éphémère des fêtes et cérémonies.
La scénographie
La scénographie est une discipline qui se réinvente à partir du théâtre et nous souhaitons nous concentrer sur le syntagme qui affleure depuis trente ans ; la scénographie urbaine. Cet objet de recherche semble cristalliser les principaux enjeux de la scénographie en tant que discipline émergente, faisant état à la fois de son champ opérationnel d’origine — le théâtre — et de son élargissement potentiel sur un terrain hybride — la ville — qui fait converger de nombreux acteurs à la faveur d’un nouvel urbanisme. Lorsque nous avons débuté ce travail en janvier 2013, la scénographie était partout. Ou plus précisément, le terme de scénographie s’était démocratisé et était employé pour décrire tout et son contraire. Dans une émission populaire centrée sur la pâtisserie le commentateur — pâtissier de prestige — décrit les belles scénographies produites par les candidats à la fin des épreuves culinaires. Le grand public découvre alors ce terme à la saveur exotique. Cela fait chic et valorise l’art de pâtisser. En réalité, il n’est pas question d’espace mais de l’histoire qui est racontée et les émotions qui sont transmises à travers elle. Derrière cette anecdote, se cache l’une des premières questions qui est posée à chaque fois que ce travail de recherche est présenté ; Qu’entend-on par scénographie aujourd’hui ? Qu’est-ce que cela signifie ?
Historiquement, la notion de scénographie appartient au monde théâtral, associée à la conception d’espaces scéniques. Le mot scénographie tire ses origines du grec skénogriaphia ; il désigne à la fois l’art d’écrire ou de peindre (graphein) et la scène (skéné). Cette discipline, parente de l’architecture a beaucoup évolué et a bénéficié depuis les années 1970 d’un regain d’intérêt. Au théâtre, des duos de metteurs en scène-scénographes comme Patrick Chéreau et Richard Peduzzi, font resurgir ce terme pour évoquer une interaction acteurspectateur élargie, prenant en compte le rapport scène-salle et les dimensions architecturales des lieux. Si Jean Herrmann définit la scénographie comme une « dramaturgie de l’espace », Luc Boucris et Guy-Claude François en offrent une définition précise dans le dictionnaire encyclopédique du théâtre ;
« La scénographie peut se définir comme l’art de la mise en forme de l’espace de représentation. De la conception d’un décor pour une mise en scène donnée à celle d’un lieu de spectacle, en passant par l’aménagement de tout un espace pour un spectacle, l’intervention du scénographe peut prendre des formes et une importance extrêmement diverses. À travers son origine historique, ce terme souligne la nécessité d’un travail d’invention conceptuel permettant de penser l’espace » .
La ville
La ville est devenue, ces trente dernières années, un terrain de jeu privilégié des artistes comme le montre l’essor des arts de la rue et des formes d’arts plastiques tel que l’agitprop, le land art, ou l’art contextuel. Ces formes de productions artistiques s’approprient la ville comme matière et occupent de façon éphémère des espaces publics. Hors du cadre du dispositif du 1% artistique , il s’agit la plupart du temps, d’actions dans l’espace public qui sont séquencées, temporalisées, rythmées, jouées en décalage d’un quotidien urbain . C’est un théâtre d’interventions qui se joue ; de performances, d’altercations, de confrontations à la ville et à ses usagers. Cette notion d’éphémère comme composante de cet ensemble de productions artistiques fait écho à une autre notion : l’événementiel. Largement plébiscité par les politiques culturelles, l’événementiel apparaît comme un outil levier pour retisser du lien social dans une ville que l’on souhaite créative et culturelle conduisant à parler plus spécifiquement de ville événementielle . Comme l’énonce le géographe Boris Grésillon :
« En envisageant la culture sous l’angle de la création, de la production et de la représentation artistiques, en posant que celles-ci se réalisent de manière privilégiée dans le contexte de la ville, on jette les bases d’une réflexion novatrice sur les rapports entre ville, culture et représentation. » .
Située à la croisée de ces trois thématiques – ville, culture et représentation – la scénographie s’insère peu à peu dans les pratiques de la fabrique urbaine. Les villes, commanditaires d’événements urbains artistiques cherchent à renforcer leur attractivité par la mise en place de dispositifs scénographiques. Les projets artistiques, qui se déroulent dans des espaces publics ouverts, amènent une forme d’urbanité que la gouvernance cherche à préserver de différentes façons. Le marché de l’événementiel s’ouvre, agit au cœur des processus de marketing urbain en impliquant l’art et la culture pour dynamiser les métropoles. De leur côté, les professionnels de l’aménagement urbain et les artistes emploient désormais ce terme de scénographie pour investir la ville et ses espaces urbains, comme ont pu le décrire Luc Boucris, Marcel Freydefont, et Raymond Sarti faisant ainsi émerger la notion de scénographie urbaine . Derrière ce terme en vogue, c’est un ensemble de pratiques artistiques, architecturales et urbaines qui apparaît sous un nouveau jour.
La scénographie urbaine
La persistance avec laquelle ce syntagme affleure depuis trente ans laisse à penser qu’au-delà d’un effet de mode, ces dynamiques concourent à l’émergence de nouvelles pratiques, de nouveaux rôles et de nouveaux acteurs dans un intérêt renouvelé pour le sensible. Des démarches urbanistiques et paysagères opérationnelles, des événements et aménagements éphémères, des mises en lumière architecturale et urbaine pérennes ou éphémères, des projets de signalétique urbaine, des formes de théâtre de rue ou encore des actes artistiques peuvent être qualifiés de scénographies urbaines. Alors que le champ d’action du scénographe s’est étendu à l’espace urbain notamment avec l’émergence des arts de la rue ces dix dernières années, la pratique de la scénographie attire de plus en plus de professionnels de milieux créatifs qui sont éloignés du milieu théâtral. Ce mot décrit une pratique du moment qui est exprimée dans un certain brouillage terminologique . Au théâtre, concevoir l’espace de la scène est le rôle du scénographe et lorsque la scène se transpose dans la ville , les projets qui émergent ne sont plus uniquement relayés par ce dernier. Des équipes pluridisciplinaires de concepteurs de l’urbain s’en emparent dans une forme d’hybridation artistique de leurs activités. Entre scénographes de spectacle, urbanistes, paysagistes, architectes, une pluralité d’acteurs investit ce champ d’action. Ainsi l’émergence de la scénographie dans l’espace urbain révèle des pratiques nouvelles entre théâtralisation des arts et spectacularisation des espaces urbains. Comme l’énonce Benjamin Pradel : « Il n’est pas anodin de constater un faisceau de compétences relevant du monde de la scène pour traiter des espaces publics auxquels est appliquée une trame narrative ». Les distinctions entre mise en scène, dramaturgie et scénographie se font plus difficiles à cerner et les frontières entre les différents mondes, arts de la scène, arts de la ville s’atténuent si bien que l’on peut se poser la question de ce que désigne réellement ce syntagme.
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Table des matières
INTRODUCTION GÉNÉRALE
PARTIE 1 : L’ÉMERGENCE D’UNE FONCTION DE SCÉNOGRAPHIE DANS L’ESPACE URBAIN
Chapitre 1 : conditions d’apparition de la scénographie, de l’espace public au théâtre
Chapitre 2 : explosion d’une théâtralité hors les murs, du théâtre à l’espace public
Chapitre 3 : les scénographes et l’espace en scène, émergence d’un groupe professionnel
Conclusion de la partie 1 : Mutation des pratiques et spécificité de la scénographie dans l’espace urbain
PARTIE 2 : DE L’UTOPIE ARTISTIQUE AU PROJET URBAIN, ÉTUDE DE LA SCÈNE NANTAISE
Présentation de la scène nantaise
Chapitre 4 : l’artiste, du décor à la mise en récit de la ville
Chapitre 5 : le médiateur, entre art et aménagement
Chapitre 6 : l’aménageur, de la mise en récit de la ville à un territoire scénographié
Chapitre conclusif : la scénographie une question de point de vue entre théâtralité urbanité
CONCLUSION GÉNÉRALE
GLOSSAIRE
LISTE DES FIGURES
BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE
ANNEXES