L’émergence des  »startuppers » au Maroc

L’engouement international pour les start-up n’est plus à démontrer : de l’imaginaire hégémonique nord-américain teinté de faits de gloire réduits à l’image de quelques ingénieurs devenus millionnaires en bricolant dans leur garage, au « miracle » de la « start-up nation » israélienne , expression consacrée en projet de société par le président français E. Macron , un même univers discursif semble convoqué aux quatre coins du monde. Les pays dits « en développement » sont loin d’en être exempts et nombre d’entre eux multiplient les programmes et dispositifs à destination des entrepreneurs « innovants », sur fond de modernité et de progrès . D’aucuns se sont alors mis à la recherche des prémisses de « start-up nations » en devenir sur tous les continents, au Kenya, au Rwanda, ou encore en Inde voire en Corée (du Nord !) . Non sans succomber à une forme de frénésie ambiante, nous avons nous aussi recherché au Maroc les traces d’une « révolution entrepreneuriale » qui s’organiserait autour des nouvelles technologies et dont le « startupper » serait la figure de proue (Chapus, 2018b). En effet, pourquoi ce pays, qui participe activement à la mondialisation du commerce et à l’internationalisation du capital, qui est géopolitiquement proche des États-Unis et bénéficie de fonds importants de son agence de coopération (USAID) , qui dispose d’une diaspora très conséquente de nationaux établis en Occident et qui accueille chaque année des millions de touristes internationaux, échapperait-il à la pénétration d’une telle rhétorique, dont nous venons d’esquisser seulement quelques-uns de ses nombreux relais potentiels ?

Une approche sociologique des entrepreneurs

La figure dominante du « startupper », telle qu’incarnée par les références que sont Steve Jobs (fondateur et ex-PDG d’Apple) ou Mark Zuckerberg (fondateur et PDG de Facebook), évoque, selon nous, deux traits majeurs que la littérature économique a souvent associés à l’entrepreneur (Zalio, 2013 ; Boutillier et Tiran, 2016). D’un côté, la glorification des personnalités de Steve Jobs et Mark Zuckerberg n’est pas sans rappeler le caractère héroïque attribué par Schumpeter (entre autres) à l’entrepreneur. Cet héroïsme tient à son esprit aventurier et averse au risque, doublé d’un génie créatif et visionnaire, qui l’amène à se lancer dans l’inconnu et à innover. De la sorte, l’entrepreneur, dans la vision de Schumpeter, participe activement aux dynamiques internes du capitalisme (phénomène de « destruction créatrice »), voire en constitue l’élément « moteur » (Boutillier et Uzinidis, 2015, p. 92-97). Pareille glorification des individualités alimente inévitablement le mythe du self-made-man . D’un autre côté, la croissance continue et durable qu’ont connue les chiffres d’affaires d’Apple et de Facebook ces dernières années voire décennies – dans des secteurs alors en plein essor – renvoie le « startupper » à sa capacité à générer du profit (par l’innovation) mais surtout à l’accumuler dans le temps. Plutôt que de trahir un goût immodéré pour l’argent, cela révèlerait les qualités d’acteur rationnel et calculateur du «startupper», capable de gérer et d’entretenir une situation économique préférentielle.

La réactualisation de ces deux traits archétypaux à travers le « startupper » dont il serait une forme de synthèse empirique nous semble particulièrement intéressante à déconstruire et invite à repenser le créateur d’entreprise, en l’occurrence dite start-up, comme un acteur toujours socialement situé (Boutillier et Tiran, 2016). En effet, si entreprendre est couramment associé à une activité individuelle visant à générer du profit et qui suppose l’acceptation d’un niveau variable de risque, le caractère rationnel et calculateur qu’elle sous-tend n’est qu’une logique d’action parmi d’autres et dont on ne peut présager du caractère central et structurant a priori. À l’inverse, et comme nous y invite Lahire (1996, p. 89), il convient de ne pas passer « à côté d’une bonne partie de ce que nos civilisations ont construit : le calcul, la prévision, la programmation, la planification, l’emprunt à crédit, l’épargne, la théorie, la réflexion métalinguistique ou métadiscursive, and so on and so forth». De même, si l’entrepreneur ne saurait être « naturellement » un self-made-man aux qualités hors du commun, cette image peut constituer un idéal auquel certains de ceux qui se lancent dans la création d’une entreprise adhèrent, vers lequel ils souhaitent parfois tendre et qu’ils peuvent, en conséquence, participer à construire activement, autant dans leurs pratiques que dans les représentations qu’ils s’en font a posteriori.

Il ne s’agit pas alors de nier chez les « startuppers » marocains la possibilité d’un comportement calculateur ou encore de nier qu’ils puissent « réellement » s’approcher de l’entrepreneur héroïque schumpétérien et self-made-man, mais il revient au chercheur de mettre en exergue les conditions socio-historiques et sociotechniques qui rendent, s’ils existent, l’apparition de ces traits possible. Voir ainsi le « startupper » non plus comme une illustration ou une validation de diverses théories de l’entrepreneur mais plutôt comme un produit de ces dernières, dont l’influence est dissoute dans des représentations et des circulations langagières plurielles et socialement situées.

Comme point de départ, nous avons ainsi défini les « startuppers » comme des individus qui s’engagent à un moment donné de leur existence dans la création d’une entreprise, au sens juridique du terme (SARL), et qui s’identifient et/ou sont identifiés, à travers cette création, à une identité particulière, sans présager en amont de leurs intentions, de leurs traits personnels ou de leurs logiques d’action.

Cadre théorique et niveaux d’analyse 

Pour aborder l’entrepreneuriat start-up comme fait social et déconstruire l’image du « startupper » self-made-man, imprégné d’un éthos calculateur dirigé vers l’accumulation de profit, nous tenterons dans cette thèse d’articuler deux cadres théoriques principaux. D’une part, nous mobiliserons les travaux qui relèvent de ce que Lahire nomme une sociologie « dispositionnaliste » et « contextualiste » et qu’il définit comme « une sociologie de la socialisation qui étudie les traces dispositionnelles laissées par les expériences sociales et la manière dont ces dispositions à sentir, à croire et à agir sont déclenchées (ou mises en veille) dans des contextes d’action variés » (Lahire, 2007, p. 315). Dans l’héritage de Bourdieu, cette sociologie attache une importance particulière à la stratification sociale et aux effets dispositionnels qu’elle produit sur les acteurs. Ces derniers sont insérés dans différents champs et sous-champs, constitutifs du monde social et plus ou moins séparés les uns des autres, dans lesquels s’organisent des luttes pour l’imposition de formes symboliques (Bourdieu, 2013). Nous appréhenderons l’entrepreneuriat comme un champ de pratiques et de représentations, structuré par des institutions qui promeuvent différents modèles (start-up, « entrepreneurial social », économie solidaire, etc.), et par là, des manières de voir la société et d’entreprendre (au sens de créer des entreprises), dont elles cherchent à construire la légitimité. Ainsi, nous saisirons d’abord les créations de start-up par « en haut », à l’aune de cette économie des discours entrepreneuriaux et analyseronsles dynamiques macrosociales et institutionnelles dans lesquelles elles surviennent. Nous verrons alors les « startuppers » comme des acteurs « socialisés » (Boutillier et Uzinidis, 1999) et enserrés dans un ensemble de lois, de prescriptions et de différents dispositifs « qui formalisent le travail entrepreneurial et contribuent à réaliser une théorie de l’entreprendre » (Zalio, 2013, p. 620). Nous nous intéresserons tant à leurs dispositions intégrées durant leurs socialisations multiples qu’aux « contextes d’action » dans lesquelles elles s’actualisent et produisent des pratiques.

Start-up et religion, ou le choix des thématiques d’entretien

Nous reviendrons très peu dans cette thèse sur le fait religieux et ses liens avec les pratiques des « startuppers ». Les travaux sur l’Afrique du Nord ont pourtant souvent insisté sur l’intrication du fait économique et du fait religieux. Certains, comme Denieuil (1993, p. 158) ont soutenu l’idée d’une « suprématie de l’ordre social religieux sur l’ordre social politicoéconomique » à travers l’étude des pratiques entrepreneuriales à Sfax, qu’illustre par exemple le refus du prêt à intérêt. D’autres ont vu, en Kabylie, « l’entreprise [comme] un lieu de production mais aussi de bénédiction », au sein de laquelle temporalités économiques et religieuses entrent parfois en conflit (Madoui, 2005, p. 115). De tels aspects sont peu apparus durant les entretiens que nous avons menés, soit parce que les enquêtés sont peu pratiquants et adoptent une posture distanciée vis-à-vis de la religion – sur ce point, nous verrons évidemment qu’un tel rapport distancié n’est pas décorrélé de leurs propriétés sociales – soit car ils en font un sujet privé, qui ne leur semble pas nécessaire d’aborder pour expliquer ou justifier leurs pratiques entrepreneuriales. Ce second point ne saurait, en tant que tel, constituer une « bonne » raison d’évincer directement la question. En effet, un écueil, en choisissant durant l’entretien de ne pas faire advenir ce qui n’advient pas spontanément, est de parler de tout « sauf ce qui va de soi, ce qui va sans dire » (Bourdieu, 1993, p. 909 en ndbp). Mais, à l’inverse, questionner ce qui reste dans l’ombre ou affleure à peine du récit des enquêtés n’est pas sans risque sur la conduite générale de l’entretien. Ici, bien sûr, le rapport au chercheur de nationalité étrangère s’avère être capital, dès lors qu’il ne s’agit plus d’une relation entre un Marocain et un Français, mais entre un musulman présumé et un chrétien présumé. Rappelons que le terrain a été réalisé entre novembre 2015 et décembre 2017, période marquée en France par plusieurs attentats (dont les attentats de Paris, survenus au début du premier terrain exploratoire, ou les attentats de Nice, au début de notre troisième terrain) revendiqués par l’État islamique et très relayés dans les médias marocains. Il est impossible de catégoriser les réactions dont nous avons été témoin à brûle-pourpoint, mais elles ont été très diverses, entre sollicitude, compassion, incompréhension, incrédulité voire alimentation de théories du complot, etc. Rarement, en tout cas, la réaction a été celle de l’indifférence de la part de nos interlocuteurs .  Certains ont aussi été saisis par un devoir de justification sur leur « islamité », dans lequel nous les placions malgré nous. À la « sensibilité » du sujet au regard du contexte d’interaction, s’ajoutait aussi un décalage entre, d’un côté, la présomption de chrétienté dont nous faisons régulièrement l’objet et de l’autre notre agnosticisme doublé d’une absence de culture religieuse. Ne pas aborder délibérément, sauf rares exceptions, le rapport au religieux était une manière de nous protéger face au sentiment d’illégitimité, à la fois pour nous-même mais surtout pour ne pas exacerber une forme d’« intrusion » inhérente à tout entretien , voire générer ici un sentiment de profanation chez l’enquêté et renforcer ce devoir de justification imposé par le contexte international. En somme, de limiter une distorsion qui nous semblait être préjudiciable à l’instauration d’une relation de confiance avec l’enquêté.

Logiques de présentation de soi

La mise à l’écart de la religion dans notre guide d’entretien, nous l’avons vu, relève en partie de considérations liées au rapport d’enquête qu’il s’agissait de construire sur la base d’une relation de confiance. Notre manière de nous présenter, lors de la prise de contact, avait également pour objectif d’éviter l’effet « tour d’ivoire », tout en revendiquant l’ancrage « scientifique » de l’enquête, les « startuppers » étant fortement exposés à d’autres professions qui s’intéressent à leur parcours, en premier lieu les journalistes. Aussi nous disions réaliser une « étude sur l’entrepreneuriat innovant » au Maroc, dans le cadre d’un travail de doctorat. Nous avons par ailleurs insisté sur notre connaissance du monde entrepreneurial (en introduisant les courriels de prise de contact par des phrases du type : « j’ai vu que vous aviez présenté votre projet dans tel incubateur », etc.), attesté de notre implantation dans le champ marocain en mentionnant les structures que nous avions rencontrées ou les évènements auxquels nous avions été invités, et témoigné un intérêt pour la finalité du projet de start-up des enquêtés potentiels.

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Table des matières

Introduction
1. Une approche sociologique des entrepreneurs
2. Cadre théorique et niveaux d’analyse
3. Questions de méthodologie
4. Terrain, construction des données et rapport d’enquête
5. La double émergence des « startuppers »
6. Plan de la thèse
Chapitre 1. Entreprendre au Maroc au XXIème siècle : acteurs, dispositifs et représentations
1. Introduction
2. Un entrepreneuriat en quête de légitimité
2.1 A quoi servent les entreprises ou l’(in)utilité sociale de l’entrepreneuriat au Maroc
2.2 L’entrepreneuriat formel : entre complexité et incertitude
2.3 Capital symbolique de l’entrepreneur et orientation « par défaut » ?
2.4 Profil type de l’entrepreneur au Maroc
Conclusion partielle
3. Différentes philosophies entrepreneuriales. De l’ESS à la start-up
3.1 L’entrepreneuriat « classique », remède au chômage de masse ?
3.2 Les coopératives et autres structures de l’ESS : la critique inachevée de l’entreprise « classique »
3.3 L’émergence de la start-up ou l’attrait pour « l’innovation » et le « progrès »
3.4 L’« entrepreneuriat social » et l’hybridation des modèles d’entrepreneuriat : tentative de typologisation
Conclusion partielle
4. Le Maroc, nouvelle « start-up nation » ? Modèles d’entrepreneuriat et « lutte de qualification »
4.1 La « décharge » vers la société civile
4.2 Tour d’horizon des acteurs de l’entrepreneuriat au Maroc
4.3 La centralité de la start-up et de la start-up « sociale », nouvelle forme dominante d’entrepreneuriat
4.4 Bailleurs de fonds et hétéronomie des associations : logiques d’un développement exogène
Conclusion partielle
5. Conclusion
Chapitre 2. La fabrique des « startuppers ». De la sélection des profils à l’avènement de l’« individu projet »
1. Introduction
2. Profils de « startuppers » et logiques de sélection
2.1 Un entrepreneuriat géographiquement situé : quand espace physique et espace social s’entremêlent
2.2 Des « startuppers » hautement diplômés
2.3 « Innovation » et valorisation du profil de l’ingénieur
2.4 La génération et le genre : deux autres critères de sélection
Conclusion partielle
3. Institutions « enveloppantes » et performation du « startupper »
3.1 Les structures d’accompagnement
3.2 Les compétitions de start-up
3.3 Les réseaux sociaux numériques
3.4 Le « startupper » ou l’« individu-projet »
Conclusion partielle
4. Conclusion
Chapitre 3. Conditions de possibilité de l’engagement dans la start-up : socialisations, trajectoires et « évènements » biographiques
1. Introduction
2. L’entrepreneuriat comme parcours envisageable
2.1 La famille, entre identifications et apprentissages
2.2 L’engagement associatif, porte d’entrée vers la start-up
2.3 D’autres sphères de socialisation à l’entrepreneuriat
2.4 Sphères socialisatrices et modalités d’engagement dans la start-up
Conclusion partielle
3. L’entrepreneuriat « innovant » comme parcours envisagé
3.1 Une approche dynamique de l’acte entrepreneurial
3.2 Trajectoires sociales et engagement dans la start-up
3.3 Evènements et transitions vers l’entrepreneuriat
Conclusion partielle
4. Conclusion
Conclusion

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