UN GROUPE PROFESSIONNEL DIFFICILE A CERNER ET PARCOURU DE TENSIONS
Nous l’avons mentionné, il paraît très ardu de trouver une terminologie adéquate au comédien oeuvrant dans le doublage. Ce dernier oeuvre pour un procédé dénigré à la fois par les professionnels du cinéma et par les comédiens eux-mêmes, compliquant ainsi l’idée d’une affirmation d’un groupe complet. Pourtant, les comédiens de doublage se sont affirmés à plusieurs reprises, notamment lors de mouvements grévistes visant à protéger leur activité. Dès lors, comment esquisser les contours du groupe professionnel rassemblant les comédiens de doublage ?
COMPRENDRE LES TENSIONS QUI TRAVERSENT CE GROUPE DIFFICILE À CERNER
Qu’est-ce qu’un comédien de doublage ? C’est un métier difficilement définissable dans la mesure où il est en réalité une sorte de sous-section, une branche de la grande famille des comédiens. Pour ces derniers, le doublage est généralement un champ d’activité parmi d’autres tels que le théâtre, le cinéma, l’enseignement… Pour le comédien Alexandre Gillet, faire du doublage c’est « avoir une forme d’humilité, c’est rentrer dans le travail d’un autre comédien, accepter son travail, être en retrait par rapport à ce dernier ».
Le comédien de doublage est un artiste de l’ombre. Il semble difficile de clairement définir les frontières de ce groupe. Ce groupe est pourtant conséquent car le doublage représente une manne financière très importante pour les comédiens réguliers. Pierre-Michel Menger, dans son ouvrage La Profession de comédien : formations, activités et carrières dans la démultiplication de soi estime que le doublage représente la majorité des revenus pour 51 % des comédiens oeuvrant fréquemment dans le doublage. Ils doublent principalement pour la télévision (52 %), pour le cinéma (33 %) et, enfin, pour la publicité (3 %)17. Il y aurait, d’après son étude, 11 849 comédiens en France en 199418. Parmi eux, 2602 comédiens travaillent dans le secteur d’activité de la postsynchronisation soit 22 %19. Près de 2600 comédiens ont réalisé au moins un doublage et, parmi ces derniers, 2200 ont déjà oeuvré pour le doublage auparavant. Juxtaposons ces chiffres avec l’article de Sophie Dacbert « Les comédiens de doublage réclament 200 MF » publié le 11 novembre 1994 dans Le Film Français, qui relate qu’environ 800 comédiens sont amenés à doubler régulièrement des acteurs étrangers. Le doublage est une activité à double tranchant : si elle maintient le comédien dans l’ombre de son exercice, elle lui prodigue en moyenne une meilleure situation financière que dans les activités dans lesquels le comédien est visible, tel que le théâtre.
Que représente cette source de revenus pour un comédien ? En 1994, la moyenne des revenus d’un comédien s’élève « autour de 87 000 F, la médiane est de 41 800 F23 ». Afin de mettre en perspective ces chiffres, citons à nouveau Menger qui estime le revenu annuel des comédiens travaillant régulièrement dans le secteur du doublage en 1994 (étude fondée sur cent comédiens) : à une somme allant de « 30 000 à 60 000 F » pour huit d’entre eux, de « 70 000 à 149 999 F » pour 39 des 100 comédiens interrogés, de « 150 000 à 299 999 F » ont répondu 34 comédiens et de « 300 000 F et plus » d’après 16 comédiens. Concernant les plus gros cachets, Menger expose le fait que « quelques 120 comédiens ont touché plus d’un million de francs de cachets et le montant le plus élevé a atteint 16,5 millions de francs ». Ces chiffres représentent la somme de toutes les sources de revenus des comédiens. La grande majorité des comédiens de doublage se trouve en 1994 à Paris ou en région parisienne (parmi les comédiens les plus actifs dans le doublage 96 % y résident et les sociétés de doublage recrutent 88 % de l’activité dans cette région). En effet, la très grande majorité des studios de doublage sont implantés dans la capitale et sa proche banlieue. Il est difficile d’établir une moyenne annuelle des revenus spécifiques au doublage en raison des pratiques appliquées (certaines sociétés de doublage rémunèrent, en dehors des normes tarifaires). Cependant, nous pouvons trouver un semblant de réponse dans l’ouvrage de Menger. Menger indique que parmi les comédiens de doublage pratiquant régulièrement cette activité, 50 % déclarent avoir au moins gagné 150 000 F en 1994. Le doublage représente ainsi une grande source de revenus pour un comédien ayant régulièrement un contrat d’emploi dans un studio de doublage.
Par ailleurs, les salaires des comédiens constituent le poste le plus élevé dans le processus de création d’un doublage. Ainsi, « le cachet des comédiens représente entre 48 et 50 % du budget total d’un doublage et même souvent plus ». Ces derniers représentent ainsi la masse financière la plus importante dans le processus de production d’un doublage. En 1994, les comédiens sont généralement payés au forfait pour un doublage, celui-ci allant globalement de 950 francs pour une demi-journée à 1300 francs pour une journée d’enregistrement. Pourtant, de nombreux comédiens sont payés à la ligne les prix ont alors tendance à diminuer. D’ailleurs, certaines sociétés de doublage n’hésitent pas à proposer deux tarifs de rémunération : celui à la ligne et un autre en dessous, par exemple un tarif par épisode pour les séries télévisées Dépréciation du doublage et affirmation du comédien de doublage
Le comédien de doublage évolue dans un champ d’activité qui n’a pas toujours bonne presse. Dès les années 1930, il est considéré comme un maquillage qui s’oppose au spectacle réel. En 1982, Michel Chion écrit à ce titre que le doublage inspire –au même titre que le play-back–« la suspicion, en tant que trucages ». Citons les propos fameux de Jean Renoir qui énonce en 1939 qu’il faudrait n’y plus ni moins que « brûler vifs » les responsables du doublage en France ou encore Jean Becker qui définit le doublage comme un « acte contre nature » en 1945, renvoyant l’image du doublage comme « l’enfant bâtard » de notre cinématographie. La création du label « Art et Essai » du CNC en 1961 et son affiliation artistique avec la VOST entérine cette image dépréciative.
Comme l’expose Thierry Lenouvel dans son ouvrage Le Doublage
Cette dénomination qui, à l’origine, coïncidait avec la diffusion des films étrangers en version originale, établit, au fil des années, une rupture intellectuelle entre une élite avertie goûtant l’art cinématographique d’un auteur dans son « pur jus » et le grand public qui, lui, accède aux films étrangers, le plus souvent commerciaux, par le truchement de la « grande soupe » du doublage.
La dépréciation inhérente au doublage met à mal l’existence de ce groupe. Ce dernier peine à s’affirmer comme comédien de doublage et cela renforce la difficulté de cerner le groupe. Les comédiens réfutant à de multiples reprises l’appellation même de comédien de doublage. Edgar Givry par exemple, voix régulière du doublage, se revendique comédien avant tout : « Je ne suis pas comédien de doublage, plus que de ceci ou de cela. Je suis comédien. Point. » Ce refus d’appartenir à cette seule branche du métier est très fréquent dans les déclarations des comédiens. Pourtant, ils emploient eux-mêmes la qualification de comédien de doublage et se voient contraints parfois de se définir ainsi durant la grève : « Un bon comédien de doublage peut modifier le personnage, trouve des mots plus justes, travaille de plus en plus avec l’image », renforçant la difficulté de cerner le groupe. Ces difficultés à s’affirmer sont les conséquences du dédain à l’égard du doublage et d’un dénigrement de la profession envers cette pratique. Ce dénigrement est loin d’avoir disparu au milieu des années 1990, comme le souligne Dorothée Jemma dans l’émission Génération trois diffusé sur France 3, le 16 décembre 1994 :
Des gens m’ont dit : – Oh comment cela se fait que tu fasses du doublage, que tu tournes plus ? Comme si vraiment j’étais devenue, je ne sais pas moi, autre chose que comédienne… Et je leur ai dit : – Bah oui, je fais du doublage pourquoi pas, je m’en sens très bien et il ne faut pas cracher dans la soupe comme on dit ! Mais voilà, il y a des gens qui pensent que c’est quelque chose de tout à fait mineur et ne veulent pas en parler.
Ce sentiment est partagé par la comédienne Frédérique Tirmont. Dans l’émission de radio « Les dossiers bleus de la rédaction » diffusée sur Radio Bleu le 19 novembre 1994, l’animateur Philippe Mary explique qu’au « mépris des utilisateurs s’ajoute le mépris de certains comédiens à l’égard des artistes doubleurs ». La source de ce mépris est, selon Frédérique Tirmont, une « vieille rancune concernant ce métier ». Elle explique rapidement que le milieu du doublage était, lors de sa croissance, un domaine fermé dans lequel il était difficile d’entrer. Certains comédiens n’ayant pas eu la possibilité d’accéder à cette facette du métier de comédien garderaient ainsi une rancoeur envers ce milieu. Cette conception du doublage en milieu fermé est fréquemment mentionnée dans les divers travaux écrits qui sont consacrés au doublage. Menger prolonge également cette idée lorsqu’il assure que le doublage fut une activité mercenaire dont le cloisonnement est l’une des sources de sa dépréciation professionnelle. Ceci entre paradoxalement en corrélation avec l’impossibilité du comédien de trouver du travail ailleurs. Selon Tirmont, le doublage serait donc une « activité mercenaire pratiquée uniquement par un groupe de comédiens qui ne pourraient trouver d’emplois nulle part ailleurs ». Cette idée véhicule à nouveau l’image du doublage comme « la cinquième roue» du carrosse du métier de comédien. De son côté, Menger explique l’origine de ce dénigrement par une dévalorisation de la pratique :
Ceux à qui le travail du comédien de la synchro apparaît plus mercenaire qu’artistique imaginent volontiers qu’il s’agit d’une activité lucrative et peu exigeante, et qu’il conviendrait d’en répartir équitablement l’allocation à tout le monde au lieu de laisser un noyau de professionnels.
Le noyau de professionnels évoqué ici, fait référence à cette caste de comédiens plus célèbres, qu’on appelle fréquemment « les grandes voix ». Ces derniers profitent de plus larges rémunérations que l’ensemble plus au moins épars et difficilement quantifiable des « petites voix ». Ce dernier terme renvoie aux comédiens n’ayant pas d’acteur étranger attitré ou ne doublant pas régulièrement. Nous retrouvons très largement ces expressions hiérarchisantes dans la presse. Cette notion de caste perdure depuis les années 1950, ainsi qu’en témoigne la presse. Dans un article de François Timmory publié le 18 avril 1950, cette hiérarchisation est déjà mentionnée. En effet, si le travail ne manque pas en 1950, seulement 20 % des comédiens oeuvrant dans le doublage peuvent vivre uniquement de la post-synchronisation, illustrant de nouveau l’idée de caste. On trouve déjà la distinction entre deux catégories de comédiens : les comédiens réguliers, qui vont acquérir une notoriété à travers les personnages qu’ils doublent – « les virtuoses du doublage » (tels que Jean Berger, Marie Francey, Michel André) nommés fréquemment « les grandes voix » – et les comédiens dont le doublage de premier rôle n’est pas régulier ou dont le doublage est une activité secondaire. Nous verrons que la grève de 1994 cristallise ces tensions hiérarchiques.
Enfin, le tiraillement le plus palpable qui parcourt ce groupe est peut-être lié à son environnement de travail lui-même. Le doublage est une activité régie par des tensions politiques presque « naturelles ». En effet, ce métier est tout à la fois une partie du secteur audiovisuel français et dans un même temps, en potentielle contradiction ou opposition avec celui-ci : son existence et sa prospérité dépendent totalement de la diffusion de produits audiovisuels étrangers sur le sol national. Ainsi, le doublage est soumis aux divers quotas et pris d’emblée dans un maillage diplomatique délicat.
La dépréciation est-elle toujours autant présente au début des années 1990 ? Il semble qu’avec le cinéma d’animation et ses enjeux d’incarnation tout autres, l’appréhension du doublage évolue peu à peu dans les années 1990. Qu’on songe à la présence Robin Williams doublant le rôle du Génie dans le film Aladdin (Ron Cléments et John Musker,1992) et Tom Hanks qui fait la voix de Woody dans Toy Story (John Lasseter, 1995).
1977, l’embargo contre la concurrence
Quelques mois plus tard, en 1977, la télévision représente déjà un secteur important dans l’activité de doublage des comédiens. Ce marché est cependant concurrencé par une industrie de doublage étrangère, le doublage québécois. En effet, les chaînes télévisées peuvent diffuser jusqu’à 42 heures d’oeuvres étrangères doublées en français-québécois. René Levesque (Premier Ministre au Québec entre 1976 et 1985) tente cette même année, « de négocier l’obtention d’un quota de 100 films doublés au Québec en vue d’une exploitation en France ». Sachant qu’en 1976, 133 films étrangers ont été programmés en France, les comédiens militent aussitôt pour assurer le maintien de leurs activités et se déclarent en grève le 31 octobre 1977. Souffrant d’un fort taux de chômage, ce manque à gagner pour les comédiens de doublage pourrait se révéler fatal. La grève est effective pendant dix-huit journées visant à annuler cette négociation. Les comédiens exigent ainsi le maintien de l’article 18 du code de l’industrie cinématographique de 1961 ainsi que « l’extension de cet article à la télévision sous la forme d’un amendement au cahier des charges ». Il s’agir de garantir la plus grande part de marché aux comédiens français et d’ainsi endiguer le chômage. Au terme de la grève, le maintien de l’article 18 est assuré et des discussions sont engagées entre les sociétés nationales de programmes et les syndicats des comédiens (SFA et l’USDA). À la suite de ce mouvement, les comédiens québécois ne cessent de déplorer le protectionnisme du doublage français qui les prive de bon nombre emplois. Cette grève illustre le protectionnisme du doublage français sur lequel est bâti l’industrie française de postsynchronisation. Ce protectionnisme s’incarne dans l’article 18 du décret 61-62 du 18 janvier 1961 portant sur le règlement d’administration publique pour l’application des articles 19 à 22 du code de l’industrie cinématographique. Cet article régit l’obligation de réaliser la version doublée d’une oeuvre en France en vue d’une exploitation sur le territoire. Notons qu’une modification à ce décret est ajoutée en 1967 (décret n°67-260 du 23 mars 1967) stipulant que de cette obligation sont exceptés les films produits ou coproduits par un pays « membre de la Communauté économique européenne » ainsi que par le décret n°92-446 du 15 mai 1992 qui ouvre le marché du doublage français aux pays de l’espace économique de la Communauté européenne élargie. Cependant, le doublage québécois reste « toujours persona non grata sur le sol français, puisque non-européen ». Ce protectionnisme est de nouveau mis en péril par les distributeurs lors de la grève de 1994, lorsque ces derniers indiquent aux comédiens qu’ils font peser la menace d’une délocalisation des doublages si la grève se prolonge.
1987, l’impérialisme culturel français
Le 19 octobre 1987, les « professionnels du doublage », représentés par le Syndicat des artistes-interprètes français (SFA, crée en 1965) et soutenu par la Chambre patronale de la postsynchronisation, démarrent une grève illimitée afin de maintenir l’article 18 du décret 61-62 du 18 janvier 1961 portant le règlement d’administration publique pour l’application des articles 19 à 22 du code de l’industrie cinématographique. Le 2 septembre 1987 à l’occasion du Sommet de Québec, le ministre de la Culture, François Léotard, annonce prévoir « réserver 20 % du doublage des films, en France, à des artistes québécois ». Cette annonce fait suite à la volonté du gouvernement québécois « d’obtenir que la France mette fin à son protectionnisme qui lui réserve l’exclusivité sur le maché du doublage » et de libéraliser davantage le marché du doublage. On estime alors que la France compte environ 2000 comédiens avec un noyau dur, très affirmé de trois à quatre cents comédiens de doublage qui manifestent pour leurs droits. Ainsi, « le 26 octobre 1987, des centaines d’acteurs français manifestent à Chaillot pour dénoncer ce que Pierre Arditi appelle “ un danger de mort qui nous guette ! ” ». Ce groupe de quelques centaines de comédiens est très actif durant la grève, s’affirme ainsi aux yeux de l’industrie et c’est probablement ce même groupe qui conduira en grande partie la grève de 1994. Après avoir obtenu une baisse de 10 % de films doublés par des artistes-interprètes québécois, les comédiens de doublage français continuent d’exiger une annulation pure et simple de la part de films doublés en québécois et « que les trois nouvelles chaines privées de la télévision ratifient elles aussi l’accord sur la limitation des doublages étrangers ». La grève est résolue en une semaine : le groupe de comédiens, soutenu par l’ensemble de la profession du doublage français, obtient le maintien du protectionnisme du doublage français et l’abandon des négociations. Cette grève est l’occasion pour les comédiens de doublage de pérenniser leur activité sur le territoire et de s’imposer face au doublage francophone réalisé à l’étranger. Toutes ces grèves construisent l’histoire du comédien de doublage et éclairent, mettent en perspective celle de 1994. Face au danger du chômage comme à la surexploitation de leur travail, plusieurs comédiens spécialisés revendiquent leur droits et parts du marché.
Le comédien de doublage est un organe difficilement perceptible de l’industrie du doublage. Il fait à la fois partie d’un tout –le métier de comédien– mais s’affirme dans une singularité, le doublage. Cette activité, loin d’être la plus valorisée de la profession, est une branche complexe étant donné ses rapports tendus entre marché international et marché national. Le comédien de doublage semble être pris dans une dualité. Claude Lelouch énonce à ce titre en 1987 que le comédien de doublage est « un métier en porte-à-faux », composé d’acteurs qui « sont des gens malheureux, qui déploient un talent fou dans des circonstances particulièrement difficiles ». Cela dit, en dépit des apparentes contradictions et obstacles inhérents au doublage, ce dernier est un secteur essentiel à la survie d’un grand nombre de comédiens. L’histoire de ce métier qui peine à se définir est cependant marquée par une série de mouvements sociaux et grèves dont nous avons brièvement rappelé l’historique en essayant de montrer à chaque fois comment et dans quelle mesure ces grèves révèlent les tensions politiques et socioculturelles liées à ce métier et son statut.
Cependant, bien d’autres facteurs expliquent la grève de 1994. En effet, cette grève survient à un moment clé de l’histoire des comédiens de doublage. Le secteur en lien les chaînes privées, de la télévision et la vidéo et avec la Loi Lang de 1985 est en plein essor. Or, la loi Lang (qui aurait dû théoriquement assurer des droits voisins aux comédiens de doublage), n’est pas appliquée pour ce type de prestations bien que les rediffusions et les programmations télévisées assurent une large commercialisation de leur travail. Au milieu de la première moitié des années 1990, la Cinq, une des chaines privées qui assurait une part non négligeable de leur travail disparaît. De nouvelles revendications surgissent alors.
L’EMERGENCE DE NOUVELLES REVENDICATIONS
Les comédiens de doublage ont, à plusieurs reprises, dans leur histoire, été assez nombreux et autonomes, conscients de la spécificité de leur activité pour se mettre en grève, seuls ou avec d’autres techniciens. Au début des années 1990, ils sont d’autant plus nombreux que le secteur du doublage a considérablement augmenté au fil des ans avec le développement des chaînes privées. En 1985, Jack Lang établit une loi novatrice, la loi du 3 juillet 1985 sur les droits d’auteurs et les droits voisins, communément nommée la « loi Lang ». En quoi consiste cette loi ? Son créateur la définit comme telle :
Son objet se résume ainsi, s’appuyant sur la loi déjà votée en 1957 sur la propriété littéraire et artistique, elle a adapté les droits de tous les partenaires de la création, auteurs, artistes-interprètes, entreprises de production, à l’évolution des nouvelles techniques de communication.
Cette loi est à envisager dans le contexte de l’émergence des chaines privées mais aussi du marché de la vidéo. Elle insuffle la reconnaissance du droit voisin du droit d’auteur, c’est-à-dire le droit à la propriété intellectuelle, donc aux redevances complémentaires sur l’exploitation de l’oeuvre, pour les artistes. Dès son annonce, elle se retrouve confrontée à « l’opposition des grands médias audiovisuels ». Ces derniers, bien conscients de l’impact d’un droit voisin du droit d’auteur sur leurs activités, redoutent les conséquences financières de cette loi sur leurs revenus. Pour Lang, cette loi répond avant tout « à une double exigence : une exigence de rémunération, car les créateurs doivent disposer de moyens à la fois pour produire et pour vivre ; mais aussi et surtout une exigence de justice, puisque ces créateurs étaient auparavant spoliés70 ». Pour les comédiens de doublage, ce droit voisin permettrait de toucher des redevances sur l’exploitation de leurs travaux à la télévision et la commercialisation, alors en plein essor, de la vidéo domestique. Cependant, ce statut concerne uniquement les artistes-interprètes. Rappelons que l’artiste-interprète est selon l’article L212-1 (codifié par la loi n° 92-597 du 1er juillet 1992 relative au code de la propriété intellectuelle) : « La personne qui représente, chante, récite, déclame, joue ou exécute de toute autre manière une oeuvre littéraire ou artistique, un numéro de variétés, de cirque ou de marionnettes ».
Toute la question est donc de savoir si les comédiens de doublage sont ou non des artistes-interprètes. En effet, cette condition sera utilisée par les utilisateurs du doublage pour invalider les revendications des comédiens, en affirmant que ces derniers relèvent du statut « d’artiste de complément » qui lui, ne touche aucun droit voisin du droit d’auteur. Il notable de constater que ce statut implique autant de questions financières qu’une question de reconnaissance artistique. Notons aussi que l’affiliation entre le comédien de doublage et l’artiste-interprète n’a rien d’une nouveauté. Lors des précédentes grèves et notamment pendant la grève de 1977, les comédiens de doublage sont souvent nommés « artistes-interprètes » dans tous les rapports du Sénat évoquant cette grève, comme dans différents articles de journaux. Ainsi nommé en 1977, le comédien doit donc se battre en 1994 pour qu’on lui reconnaisse ce statut. Cette contradiction illustre la difficulté de nommer le comédien de doublage et bien entendu, ce qu’implique la loi Lang. La revendication de ce statut paraît dès lors tout autant comme une affirmation de son identité et de son travail qu’une manoeuvre juridique afin d’obtenir une plus grande rémunération. Mais le comédien de doublage est-il réellement un artiste-interprète à part entière ? Car, si le comédien l’est sans aucun doute, les spécificités de son métier peuvent-elles donner lieu à ce statut comme la publicité et la radio ? Quel est son statut professionnel sur un plan juridique ? Cette question est la source des tensions au sein de la grève de 1994.
La loi Lang (1985) : une loi qui aurait dû les regrouper tous et dans un statut les lier…
La loi Lang est au coeur du conflit de 1994. C’est sur cette loi que se fondent les revendications des comédiens, à savoir des droits sur l’exploitation de leur travail et c’est également au travers d’une mention de cette loi que vont s’appuyer les utilisateurs du doublage pour répondre. En effet, les comédiens de doublage sont-ils des artistes-interprètes ou bien des artistes de complément ?
Retour sur la loi Lang (1985) et ses promesses
La loi Lang ou, autrement dit, la loi n° 85.660 du 3 juillet 1985 relative aux droits d’auteurs et aux droits des artistes interprètes, est intégrée dans le Code de la Propriété Intellectuelle. L’article L 212.3 protège les droits de propriété intellectuelle des artistes-interprètes :
Sont soumises à l’autorisation écrite de l’artiste interprète, la fixation de sa prestation, sa reproduction et sa communication au public ainsi que toute utilisation séparée du son et de l’image de la prestation lorsque celle-ci a été fixée à la fois pour le son et l’image. Cette autorisation et les rémunérations auxquels elles donnent lieu sont régies par les dispositions des articles L. 762.1 et L 762.2 du Code du Travail.
Les redevances sont donc théoriquement gérées par une société de gestion des droits puis distribuées aux différents comédiens. Selon cette loi, le comédien de doublage devrait percevoir des rémunérations complémentaires sur toutes les différentes exploitations de son travail que nous avons relevées, telles que les rediffusions, le marché de la vidéo, etc.
Cependant, cette loi n’est que très rarement appliquée, malgré les nombreuses interventions de l’intersyndicale –représentée par le Syndicat français des artistes-interprètes-CGT, le Syndicat des artistes du spectacle-CFDT ainsi que le Syndicat national libre des acteurs-FO– auprès du ministère de la Culture. Les sociétés de doublage rémunèrent les comédiens uniquement pour des prestations uniques, au forfait (demi-journée ou journée) ou à la ligne. Concernant les tarifs de rémunération, la liberté offerte par le manque de règles législatives laisse les sociétés de doublage rémunérer librement les différents comédiens. En effet, si quelques chiffres de salaires sont référencés dans plusieurs articles, ils ne représentent aucunement une généralité. Jamais, les comédiens ne touchent de redevance sur les rediffusions et l’exploitation de leur travail sur le marché vidéo. L’industrie du doublage semble, à ce titre, échapper au cadre législatif.
Le comédien de doublage : artiste de complément ou artiste-interprète ?
Plusieurs éléments expliquent en partie le fait que les utilisateurs du doublage ne considèrent pas les comédiens de doublage comme des artistes-interprètes. La longue dépréciation du doublage et le manque d’institutionnalisation sont des causes possibles de la non-reconnaissance de ce statut. Mais surtout, c’est le manque de définition juridique précise de ce qu’est un artiste de complément qui permet aux utilisateurs de doublage de considérer les comédiens comme tels. En effet, il est difficile de trouver une définition exacte de ce qu’est un artiste de complément. Si l’on se réfère à l’article 212-1 du Code de la Propriété Intellectuel, l’artiste de complément est l’artiste « considéré comme tel par les usages professionnels ». En 1985, Jack Lang précise qu’un artiste de complément serait un artiste dont le rôle ne dépasse pas treize lignes de texte. Si l’on applique cette définition, les comédiens de doublage seraient répartis entre artistes-interprètes et artistes de complément en fonction du nombre de lignes qu’ils ont à jouer. Pour le comédien de doublage Alain Dorval, les utilisateurs de doublage considèrent les comédiens de doublage comme des artistes de complément au même titre que les figurants : « Ce qui est assez étonnant car la caractéristique du figurant est de ne pas parler par définition. Il faudrait que je sache quand même comment faire du doublage en se taisant, ça me semble relativement difficile ». La convention collective des artistes-interprètes engagés pour des émissions de télévision du 30 décembre 1992 ajoute à la confusion générale autour de cette notion : « À l’exclusion des artistes de complément (même s’ils sont appelés à réciter ou à chanter collectivement un texte connu) ». Cette nouvelle définition induit une nouvelle question sur laquelle les utilisateurs peuvent s’appuyer : le comédien de doublage récite-t-il un texte ou joue-t-il un texte en y insufflant son interprétation, son jeu, sa personnalité ? Les recherches d’une définition précise et exacte semblent vaines. Le constat de Xavier Près, dans son ouvrage Les Sources complémentaires du droit d’auteur français : Le juge, l’Administration, les usages et le droit d’auteur, publié en 2004, est à cet égard amer.
Des comédiens avant toute chose…
Les comédiens de doublage n’ont de cesse de se revendiquer avant tout comédiens, quitte à nier l’existence du comédien de doublage comme le fait Serge Sauvion : « Il n’y a pas de comédien de doublage, mais des comédiens qui font du doublage ». Edgar Givry rappelle que, dans la commedia dell’arte ainsi que la tragédie grecque, les acteurs jouaient masqués : « L’instrument,c’était d’abord la voix. Si les yeux sont les fenêtres de l’âme, la voix est la porte ». Ce conflit amène la question suivante : la voix prime-t-elle sur l’image ? Thierry Lenouvel propose un semblant de réponse dans son ouvrage Le Doublage : « Dans le jeu du doublage, le comédien prend possession du corps muet d’un personnage en y faisant habiter l’âme de sa voix ». L’idée que le comédien s’approprie le corps muet d’un acteur étranger, semblable à une coquille vide, pour y donner vie à travers sa voix semble correspondre à l’idée du travail d’un artiste-interprète. Faire vivre un personnage grâce à sa voix requiert une technique de jeu complexe. À ce titre, on remarque que les comédiens revendiquent fréquemment la difficulté de jeu dans une activité aux conditions de travail parfois ardues. Annie Balestra, comédienne de doublage, évoque la rapidité avec laquelle les comédiens doivent composer leur jeu pendant l’enregistrement d’un doublage.
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Table des matières
Introduction
Première partie : Entre tensions inhérentes et nouvelles revendications : quelle place pour les comédiens de doublage en France dans la première moitié des années 1990 ?
Chapitre I. Un groupe professionnel difficile à cerner et parcouru de tensions
I.A. Comprendre les tensions qui traversent ce groupe difficile à cerner
I.B. Et pourtant… Un métier qui a su défendre ses intérêts : bref retour sur l’histoire des conflits sociaux qui ont marqué l’histoire du métier de comédien de doublage en France
Chapitre II. L’émergence de nouvelles revendications
II.A. La loi Lang (1985) : une loi qui aurait dû les regrouper tous et dans un statut les lier
II.B. Le développement de la vidéo domestique et des chaînes privées : une arme à double tranchant
II.C. Facteurs immédiats et signes avant-coureurs de la grève de 1994 : la mort de la Cinq (1992) et les premiers procès intentés par des artistes-interprètes
Deuxième partie 1994-2005 : de la grève de 1994 à la convention DAD-R (Droits des Artistes dans leurs activités de Doublage Révisée) : Une longue, très longue négociation
Chapitre III. Octobre 1994-janvier 1995 : l’incertaine conquête du statut d’artiste-interprète
III.A. 18 octobre 1994, l’avènement du conflit
III.B. Novembre 1994 : des revendications qui évoluent, de nouveaux soutiens et les premières fissures
III.C. Décembre 1994 – janvier 1995 : le début de la fin
Chapitre IV. Arrêt & effets de la grève : entre victoire et désillusion
IV.A. On ne « pardonne pas d’avoir quitté le troupeau »
IV.B. La convention DAD-R : histoire d’une perpétuelle (re)négociation
Conclusion générale
Bibliographie
Annexes
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