Au cours du XIXème siècle, l’astronomie voit ses méthodes et ses objets d’étude considérablement évoluer : à côté d’une astronomie dite de position, c’est-à-dire qui ne s’intéresse qu’à la position des objets célestes dans le ciel, émerge et s’affirme une astronomie dite physique, qui aboutira plus tard à l’astrophysique. Pour autant, l’expression ‘astronomie physique’ est utilisée depuis au moins le XVIIIème siècle, mais avec un sens fort différent de celui qui préludera à la naissance de l’astrophysique. Par exemple, en 1740, M. de Gamaches publie sous le titre principal d’ Astronomie Physique un ouvrage où il défend les principes cartésiens face à la théorie de Isaac Newton . A la fin du XVIIIème siècle, influencé par J.-A.- J. Cousin qui publie en 1787 une Introduction à l’étude de l’astronomie physique, ouvrage rassemblant ses conférences au Collège royal, Pierre Simon Laplace envisage la rédaction d’un traité d’astronomie physique qui est en fait l’étude de la théorie du mouvement et de la figure des planètes. Roger Hahn note que c’est en 1797 que Laplace utilisera pour son traité l’expression ‘mécanique céleste’ au lieu d’ ‘astronomie physique’ : l’astronomie physique est donc une branche de la mécanique, un problème de mathématiques . Pour Pierre Brunet, l’expression ‘astronomie physique’ a remplacé la notion de ‘physique céleste’ de Jean Bernoulli, et était utilisée pour distinguer le domaine qui s’intéressait à la recherche de la raison physique des mouvements des corps célestes, de l’astronomie géométrique. En 1810, le Traité Elémentaire d’Astronomie Physique de Jean-Baptiste Biot est toujours dans la lignée laplacienne de la mécanique céleste.
Mais dès le XIXème siècle, l’expression ‘astronomie physique’ prend un sens bien différent : elle est la branche de l’astronomie qui s’intéresse à l’apparence physique des astres, et est née dès le début du XVIIème siècle lorsque Galilée mit au point sa lunette et commença l’étude de la surface des planètes, de la Lune ou du Soleil. Jules Janssen écrit ainsi que « C’est l’invention des lunettes qui donna à l’astronomie physique ses premières bases. » Charles Wolf, au même moment écrit aussi que « […] Galilée, armé de la lunette qu’il venait de perfectionner, scrutait, pour la première fois, les profondeurs des cieux et transformait l’Astronomie en créant l’Astronomie physique […] » . Et Wolf d’associer aux figures de Kepler, Newton et Galilée les « trois parties de la Science, l’Astronomie d’observation, la Mécanique céleste et la Physique des astres ». Guillaume Bigourdan, un peu plus tard, apporte au crédit des lunettes que, grâce à elles,« Pour la première on put apercevoir des détails à la surface de divers corps célestes et on peut dire que de cette époque date l’Astronomie physique » .
Une science en gestation (1860-1874)
D’une physique nouvelle à la nouvelle astronomie : enracinement épistémologique d’une discipline
Si l’on trouve souvent dans la littérature contemporaine l’année 1859 prise comme point de départ de l’AP, c’est que les travaux de Kirchhoff et Bunsen élucidant la présence de raies noires dans le spectre solaire ont profondément marqué les scientifiques de l’époque, inaugurant ainsi une nouvelle période scientifique qui se distingue par une grande moisson de résultats tant en physique qu’en chimie. Ainsi, notre étude débute à ce tournant du XIXème siècle, au moment où l’analyse spectrale fait irruption de façon profonde et systématique dans les laboratoires. Ce premier chapitre vise donc à décrire le contexte scientifique français impliqué dans des problèmes tenant de la physique et de l’astronomie à ce moment, de façon à mieux comprendre les enjeux scientifiques, épistémologiques mais aussi institutionnels qui marqueront les recherches futures.
Bien évidemment, l’intérêt des physiciens français pour l’analyse spectrale n’est pas apparu ex nihilo, certains scientifiques, comme Léon Foucault, s’étant longuement penchés sur la question des raies spectrales. Le dénominateur commun des physiciens qui, au milieu du XIXème siècle, vont investir ce nouveau champ est assurément François Arago, non tant pour ses travaux de physique appliquée au domaine des astres que pour la rupture avec la physique laplacienne qu’il va effectuer avec l’aide d’Augustin Fresnel notamment. Ce renversement de paradigme et la place que l’optique va prendre dans cette nouvelle physique marqueront un courant particulier de physiciens expérimentalistes, d’Hippolyte Fizeau à Charles Fabry, en passant par Alfred Cornu.
De la physique laplacienne à la physique fresnélienne
En 1805, Jean-Baptiste Biot publie son Traité élémentaire d’astronomie physique. Cet ouvrage, qui verra une seconde édition en 1810 et une troisième en 1857, est dédié à M. Laplace car « C’est vous qui m’avez engagé à l’entreprendre ; c’est dans vos écrits que j’en aipuisé les matériaux : enfin, vos conseils m’ont soutenu dans l’exécution » . Son traité, destiné à combler le manque d’instruction astronomique des classes de lycées, est divisé en cinq livres : le premier expose les phénomènes généraux (détermination du méridien, de la figure de la Terre, des différents points de la surface de la Terre, des parallaxes stellaires, …) ainsi que les divers moyens d’observation (baromètre, quart-de-cercle mural, horloge, sextant, cercle à réflexion, boussole, …). Les quatre autres livres traitent du Soleil, de la Lune, des planètes, comètes et satellites, et des applications de l’astronomie, c’est-à-dire de l’astronomie nautique. L’étude de l’atmosphère est un préalable de l’observation : source d’illusions, elle doit faire l’objet d’expériences physiques de façon à estimer les erreurs de mesure réalisées sur les positions des astres.
Biot, véritable garant de l’orthodoxie laplacienne, poursuit ainsi le programme de son maître, à savoir l’établissement d’une physique globale des forces intramoléculaires dictée par la théorie newtonienne de l’attraction. Roger Hahn note de quelle façon l’AP a pris place dans le travail de Laplace : il s’agit de trouver une explication mécanique, et non plus métaphysique, à la formation du système solaire. L’attraction est vue, chez Laplace, comme un phénomène général pouvant être soumis au calcul, à l’analyse. Hahn précise alors que Laplace, entre 1789 et 1797, va passer de l’expression « astronomie physique » à celle de « mécanique céleste » pour décrire une philosophie que Hahn qualifie déjà de « positiviste ».
Laplace, jusqu’en 1815, est ainsi un des chefs de file de la science française, regroupant alors autour de lui un grand nombre de savants comme Berthollet, Biot, Poisson, Malus ou GayLussac, lui permettant de contrôler la recherche et l’enseignement scientifique français . Cependant, à partir de 1815, des contestations se font jour et une opposition emportée par François Arago se crée. Celui-ci se rallie en effet à partir de cette date aux idées de Fresnel qui, guidé par ses expériences sur la diffraction de rayons lumineux, remet en cause la théorie corpusculaire à laquelle adhère le clan laplacien, et en vient à faire revivre la théorie ondulatoire abandonnée depuis Huyghens. Arago devient donc l’un des savants les plus vigoureux sur le front anti-laplacien, définitivement converti à la théorie ondulatoire de la lumière par Fresnel, qu’il soutient à l’AdS et avec qui il engage une collaboration scientifique fructueuse , participant donc au délitement du programme laplacien évoqué par Hahn . Il est important de noter qu’Arago comme Fresnel sont issus de l’Ecole Polytechnique, temple, à l’époque, de l’approche laplacienne de la science, c’est-à-dire caractérisée par une mathématisation de la physique expérimentale. Arago en vient donc dans les années 1810 à rejeter la théorie corpusculaire et voit sa relation avec Biot se transformer en une franche opposition, eux qui, au cours des années 1806 et 1807, avaient travaillé ensemble pour la mesure d’un arc de méridien en Espagne.
Hugues Chabot note ainsi comment Arago aspire à une autre approche, « celle universelle de son fidèle ami naturaliste, Alexandre de Humboldt, avec lequel, à l’époque, il partage le gîte ». Humboldt lui-même, lorsqu’il écrit la biographie de son proche ami Arago, note qu’ « Un voyageur dont la vie est consacrée aux sciences, s’il est né sensible aux grandes scènes de la nature, rapporte d’une course lointaine et aventureuse non-seulement un trésor de souvenirs, mais un bien plus précieux encore, une disposition de l’âme à élargir l’horizon, à contempler dans leurs liaisons mutuelles un grand nombre d’objets à la fois ». C’est une pratique universaliste basée sur une culture du voyage qui s’incarne avec Humboldt et Arago et qui déterminera, nous le verrons par la suite, une façon de pratiquer l’AP à la génération suivante. Dans sa biographie, Humboldt fait également l’inventaire des travaux scientifiques d’Arago. L’universalisme d’Arago l’amène à pratiquer une « physique du ciel et de la terre » , porté par la conviction que les phénomènes observés sur Terre sont de même nature, physique et chimique, que ceux observés dans l’Univers. Ses recherches vont porter majoritairement sur l’optique, « ses découvertes en électricité et en magnétisme, si importantes qu’elles soient par elles-mêmes, ne l’ont occupé, pour ainsi dire, que passagèrement » . Nous n’entrerons pas dans le détail des travaux d’Arago, ceci dépassant le cadre de notre étude, mais ne ferons que citer les sujets qu’il a traités, de façon à montrer l’aspect novateur de son approche, à savoir son caractère expérimental, instrumental en rupture avec le côté mathématique incarné par le programme la placien dont Arago était pourtant issu. Humboldt, dans sa revue assez exhaustive, cite ainsi les recherches sur la détermination des diamètres planétaires, sur l’intensité comparative de la lumière des astres et de la lumière qui émane du bord et du centre du disque solaire, sur la polarisation chromatique et la « fécondité de ses applications dans la physique céleste et terrestre » (constitution physique du Soleil et de ses diverses enveloppes, lumière polarisée des comètes, ….).
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Table des matières
INTRODUCTION
Présentation du sujet
Etat de la question et historiographie
Méthode et périodisation
Partie 1 Une science en gestation (1860-1874)
1.1 D’une physique nouvelle à la nouvelle astronomie : enracinement épistémologique d’une discipline
1.1.1 De la physique laplacienne à la physique fresnélienne
1.1.2 Les héritiers d’Arago et Fresnel
1.1.3 « L’invitation pressante à l’étude des spectres des étoiles »
1.2 Jules Janssen : un initiateur de la spectroscopie astronomique
1.2.1 D’une famille d’artiste à une vie de savant
1.2.2 De l’ophtalmologie à la construction de spectroscopes
1.2.3 Etudes spectroscopiques
1.2.4 Style et sociabilité
1.3 L’Astronomie physique et l’Ecole Normale Supérieure
1.3.1 Une institution montante de la science française : l’Ecole Normale Supérieure
1.3.2 La spectroscopie stellaire de Charles Wolf et Georges Rayet
1.3.3 L’actinométrie de Jules Violle
1.3.4 L’interférométrie et les nébuleuses avec Edouard Stephan
1.3.5 Spectroscopie et métrologie par Eleuthère Mascart
1.4 Le temps des éclipses
1.4.1 La physique solaire
1.4.2 Jules Janssen : une mise en lumière par les éclipses de Soleil
1.4.3 L’Astronomie Physique normalienne : à l’ombre de Le Verrier
Conclusion de la partie 1
Partie 2 De l’image à la mesure, et vice-versa (1874-1895)
2.1 Le Passage de Vénus : « L’Instant Rêvé »
2.1.1 Un promoteur précoce de la photographie scientifique : Hervé Faye
2.1.2 La quête de l’image de Jules Janssen
2.1.3 Mesure et laboratoire : une alternative à l’image
2.1.4 Le tournant métrologique d’Alfred Cornu
2.1.5 De l’observatoire au laboratoire : le Passage de Vénus entre image et mesure
2.2 L’observatoire de Meudon : l’image et les voyages
2.2.1 La fondation d’un observatoire d’Astronomie Physique en France
2.2.2 Par et pour l’image
2.2.3 Meudon, entre voyages et sédentarité
2.2.4 Unité et spécialisation
2.3 L’Astronomie Physique « invitée » à l’Observatoire de Paris
2.3.1 L’optique astronomique d’Alfred Cornu
2.3.2 Collaborations spectroscopiques et photométriques : Thollon, Gouy, Egoroff
2.4 L’expertise spectroscopique de Henri Deslandres
2.4.1 De l’Ecole Polytechnique à la recherche scientifique, en passant par l’armée
2.4.2 La spectroscopie stellaire à l’Observatoire de Paris
2.4.3 Vers l’imagerie solaire
2.4.4 Affirmation d’une pratique spécifique : l’image et la mesure, entre Cornu et Janssen
Conclusion de la partie 2
Partie 3 Pratiques multiples, savants dispersés (1895-1914)
3.1 Politiques d’appropriation de la discipline
3.1.1 Structuration internationale de la discipline
3.1.2 Alfred Cornu : l’Astronomie physique française sur la scène internationale
3.1.3 Henri Poincaré : de l’effet Doppler-Fizeau aux hypothèses cosmogoniques, un stimulateur de la discipline
3.1.4 Jules Janssen : fin de règne, début du mythe
3.1.5 Henri Deslandres : trajectoire diagonale sur l’échiquier de l’Astronomie Physique française
3.2 L’Astronomie Physique hybride de Deslandres
3.2.1. Les tourbillons, ou l’Univers expliqué au laboratoire
3.2.2. Des rayons cathodiques à une théorie corpusculaire du Soleil
3.2.3. Le renouveau cosmogonique comme fondement de l’Astronomie Physique
3.2.4. L’approche mécanicienne des problèmes cosmogoniques
3.3 Le Service d’Astronomie Physique de l’Observatoire de Paris (1898-1914)
3.3.1 Formations et parcours : une équipe combinant les compétences
3.3.2 Des travaux variés et originaux
3.3.3 Une communauté active, sans véritable reconnaissance en France : analyse d’une situation paradoxale
3.4 Permanence et continuité polytechnicienne
3.4.1 De la métrologie à l’astronomie physique
3.4.2 Alfred Pérot : un physicien à l’observatoire de Meudon
3.4.3 « Les physiciens sont partout chez eux », ou l’omniprésence de Charles Fabry
3.4.4 Entre tradition et modernité : Jean Bosler, acteur et critique
Conclusion de la partie 3
CONCLUSION