L’élément déclencheur de la crise de subsistances : des calamités répétitives

Réguler la pénurie, éviter la famine

Comme nous l’avons mentionné précédemment, si la situation au fil des années devient de plus en plus critique, cependant celle-ci n’atteint pas jusqu’au départ de Su Shi, le point d’extrême urgence. Sa stratégie de base repose presque entièrement sur la prévention. Il anticipe du début jusqu’à la fin de son poste à Hangzhou les quantités de riz dont sa préfecture va avoir besoin et réfléchit aux diverses manières (report de paiement de l’impôt, commerce, suppression de certaines taxes etc.) de trouver les ressources nécessaires afin d’éviter la famine et sauver la préfecture de Hangzhou ainsi que le circuit du Zhexi.

Informer les échelons supérieurs, faire des enquêtes et coordonner les juridictions entre elles

Aucune institution particulière n’a jamais été créée pour s’occuper exclusivement de la gestion des calamités en Chine malgré la fréquence de ces dernières tout au long de l’histoire chinoise. En conséquence, la réactivité et l’initiative des fonctionnaires locaux sont primordiales dans la résolution d’une calamité. La première étape, la plus cruciale, car elle détermine si oui ou non une aide extérieure à la juridiction sinistrée sera accordée, est celle de l’écriture d’un rapport. L’écriture d’un rapport consiste pour un fonctionnaire à informer ses supérieurs hiérarchiques de la situation locale : les sous-préfets ou magistrats de sous préfecture (xianling 縣 令 ) rapportent au préfet (taishou 太 守 ou zhizhou 知 州 litt.
« administrateur de préfecture »), le préfet fait son rapport aux intendants de circuits et les intendants de circuits rapportent directement aux grands conseillers (zaizhi 宰 執 ) ou à l’empereur. Le préfet peut également faire son rapport directement à l’empereur car malgré l’apparition d’une troisième division administrative au cours de la dynastie, à savoir le circuit, les préfectures demeurent en contact administratif direct avec la capitale. En temps normal, les intendants fiscaux font des tournées d’inspections tous les ans . Cependant si une calamité a lieu, le fonctionnaire qui fait son rapport doit demander à ce qu’une inspection soit spécifiquement menée dans les plus brefs délais. Une inspection doit en effet être menée avant que des secours puissent être accordés par le gouvernement central. L’intendant fiscal pourra alors déterminer la nature de calamité, l’ampleur du sinistre (importance des dégâts, perte des récoltes, nombre de victimes) et les secours à mettre en œuvre. C’est notamment lui qui décide de l’ouverture des greniers de maintien des prix (changpingcang 常平倉 ), en principe après l’autorisation de l’empereur .
Au XIIIème siècle, Dong Wei est l’un des premiers à proposer une procédure standardisée à tous les échelons administratifs en cas de famine dans son traité, le Jiuhuang huomin shu (voir aussi Illustration 2, p. 51). Dong Wei dénombre en tout cinq échelons administratifs (empereur, grands conseillers, intendants de circuits, préfets, magistrats de sous-préfectures) et préconise une action coordonnée entre chaque échelon. Tous les acteurs de la pyramide hiérarchique doivent se sentir concernés par la famine en cours : les échelons supérieurs, c’est-à-dire l’empereur et les grands conseillers, doivent ainsi faire l’examen de leur conduite et se considérer responsable de la calamité en cours. Les échelons inférieurs ont des responsabilités d’une nature plus pratique : ils doivent enquêter, informer mais surtout réfléchir à des mesures de secours et intervenir. Toute l’action est en réalité confiée aux échelons les plus bas, les échelons supérieurs délèguent tandis que les échelons inférieurs exécutent, ce qui fait que la charge effectuée par les fonctionnaires les plus bas dans la hiérarchie est très lourde, comme en atteste la vingtaine de mesures que Dong Wei préconise de confier aux magistrats des sous-préfectures. Ils sont de plus soumis à des contrôles et des inspections de la part de leurs supérieurs et doivent demander et attendre l’autorisation de leurs supérieurs pour utiliser les réserves des greniers de maintien des prix et des greniers de solidarité (yicang 義倉). Les fonctionnaires confrontés localement à la crise ne peuvent ainsi pas agir sans l’autorisation de leurs supérieurs.
Le système, qui fonctionne en pyramide, est bien pensé dans la mesure où il permet au pouvoir central d’avoir la main mise sur le pouvoir local et de contrôler l’action des fonctionnaires locaux, ce qui en théorie permet d’empêcher toute corruption ou abus, mais le système peut très vite devenir un handicap en cas de crise de subsistance.En effet, chaque échelon est relié dans un système d’interdépendance : de fait, aucun échelon n’est autonome, car chaque échelon doit rendre des comptes à l’échelon supérieur. L’empereur lui-même ne fait pas ce qu’il veut, puisque les grands conseillers sont là pour lui faire des remontrances, ce qui permet ainsi d’éviter toute tendance tyrannique. Quant aux intendants de circuits, en théorie représentants directs du pouvoir impérial, ces derniers sont surveillés par ce que Winston Lo qualifie de principe de « check and balance ». Du fait de son caractère normatif, on ignore si la procédure que préconise Dong Weia réellement été appliquée mais on peut sans doute supposer que la bureaucratie s’organisait de la sorte.
Si la procédure spéciale appelée « mémorial au palais » (zouzhe 奏折) développée au cours de la dynastie Qing (1644-1911) et qui permettait à certains privilégiés de pouvoir entrer directement et personnellement avec l’empereur n’existe pas encore sous la dynastie Song, néanmoins tout lien entre l’empereur et les échelons inférieurs n’est pas encore définitivement coupé. En effet, les préfets peuvent toujours s’adresser directement à la cour impériale. En ce qui concerne Su Shi, celui-ci part d’avance un peu plus avantagé que d’autres fonctionnaires du même rang : en effet, il a déjà des liens à la cour, jouit du prestigieux titre d’Académicien de la Forêt des Pinceaux (hanlin xueshi 翰林學士) et peut faire des rapports directement à la cour.
Pour en revenir à notre cas, Su Shi joue le rôle qui est attendu de lui : il écrit très souvent des rapports à la cour pour décrire les calamités du Zhexi, solliciter des enquêtes et des secours. Il sollicite également fréquemment ses supérieurs, à savoir l’intendant fiscal YeWensou, les intendants judiciaires Yang Jie puis Ma Jian 馬 瑊 (?) afin qu’ils fassent des enquêtes et des estimations sur les secours à mettre en œuvre. Malgré leurs différends, Su Shi et Ye Wensou partent deux fois ensemble en expédition : une première fois le 10 novembre 1090, où ils se rendent au temple de Nanping 南屏 semblerait-il dans un but ludique, et la seconde fois en février-mars 1091 pour visiter Shimen 石門 afin d’y réaliser une inspection, puisqu’il s’agit de l’endroit désigné pour creuser un nouveau canal.
Su Shi considère en effet que la coordination entre les échelons mais également entre les juridictions est primordiale : il demande par exemple à que les préfectures n’interdisent pas la circulation de riz hors de leur territoire (bidi 閉糴 ), demande à ce que les préfectures prévoient ensemble les achats et les ventes du riz des greniers de maintien des prix et demande aux circuits voisins de réaliser des grands achats de riz pour approvisionner leurs greniers de maintien des prix , afin que du riz en grande quantité soit à proximité au cas où le Zhexi en aurait besoin. Il n’hésite pas à demander l’intervention de la cour impériale lorsqu’il ne parvient pas à s’assurer la coopération de ses supérieurs.
Il demande également à ses autres collègues, Liu Jisun 劉季孫 (1033-1092) et Zhang Shu, l’assistant administratif de l’intendant fiscal (zhuanyun panguan 轉運判官), de réaliser des enquêtes afin d’avoir une connaissance la plus précise possible des calamités ayant lieu dans le Zhexi. Il est par ailleurs souvent en correspondance avec d’autres personnages clés de la région : Qian Xie 錢勰 (1034-1097),préfet de Yuezhou 越州(préfecture du Zhedong) ; Hu Shenfu 胡深父 (?), préfet de Xiuzhou et Su Jian, agent des monopoles d’État (jian shuiwu 監 稅務).
La première étape consiste à informer les échelons supérieurs de la situation. Cette étape sert ainsi à lancer une procédure de demande de secours. Cependant, il n’est jamais assuré que des secours soient accordés car tout dépend du degré de sévérité et d’urgence de la calamité, or comme nous l’avons déjà mentionné, pour beaucoup d’acteurs de l’époque, la situation du Zhexi n’entrait pas dans la catégorie des urgences. La deuxième étape consiste alors tenter de prévoir un plan et d’organiser des secours sur le long terme afin d’éviter toute crise de subsistance future.

Organiser les secours à l’avance pour la 5 ème année de l’ère Yuanyou (1090)

Nous allons maintenant analyser les secours que met en place Su Shi pour l’année 1090 afin de réguler la pénurie et éviter la famine. Lorsque celui-ci demande pour la première fois des secours en décembre 1089, il fait trois demandes principales. Tout d’abord, il demande à ce que le quota de l’impôt impérial, payé en riz, soit réduit de la moitié ou d’un tiers ( jian shanggong 減 上 供 ), en garantissant que tout impayé sera remboursé lors de prochaines récoltes abondantes. Le montant à régler est alors fixé à 1 600 000 shide riz (soit 106 256 tonnes de riz), en comptant le quota annuel et les dettes. Ensuite, il demande à ce que les achats harmonieux de riz (hedi) soient arrêtés dans le Zhexi, sauf pour les besoins militaires, pour les greniers de maintien des prix ainsi qu’en cas de besoin des greniers de la capitale .
L’arrêt des achats harmonieux servira selon lui à stabiliser les prix du riz en pleine inflation au moment où il écrit. Enfin, Su Shi demande à conserver 200 à 300 000 sapèques de l’impôt impérial afin de réaliser des achats d’or, d’argent et de soieries ( hemai) pour réguler la pénurie monétaire. Il évoque deux arguments convaincants : la menace du banditisme, qu’il décrit comme omniprésent en temps normal et qui ne peut que s’aggraver en cas de famine et le souvenir de la famine de l’ère Xining.
Si la cour ne lui accorde dans un premier temps qu’une remise d’un huitième du quota, correspondant à une remise de 200 000 dan, cependant par la suite en janvier 1090, notre lettré sollicite à nouveau la cour afin de demander pour la deuxième fois 200 certificats d’ordinations . En effet, lorsqu’il arrive à Hangzhou au printemps 1089, Su Shi est surpris de l’état de quasi-ruine dans lesquels se trouvent les bâtiments administratifs de la préfecture, il demande alors une première fois au gouvernement central 200 certificats d’ordination afin de pouvoir réaliser des travaux de restauration , mais sa demande est ignorée. Les certificats d’ordination sont des documents officiels qui attestent pour le détenteur du certificat de son statut officiel de moine ou de nonne. Ces derniers permettent notamment à son propriétaire d’être exempt d’impôts et d’échapper aux corvées . Les certificats d’ordination étaient à l’origine sous la dynastie Tang un moyen pour l’État de contrôler le développement du bouddhisme en ayant le contrôle sur la délivrance des certificats d’ordination, surtout à partir de la répression du bouddhisme de 845. Cependant, constatant la forte demande en certificats d’ordination, les Song ont alors commencé à mettre en vente ces certificats d’ordination afin de générer des recettes fiscales, de récompenser les sujets méritants ou encore dans le but de porter des secours en cas de calamité.
Lorsque Su Shi fait ses estimations pour l’année 1090, il se rend compte qu’il manque 60 000 shide riz à sa préfecture qui doit encore subvenir aux besoins militaires. Si Hangzhou s’apprête à recevoir, en provenance de Yuezhou et Muzhou, 30 000 shide riz (sur les 200 000 shiaccordés ultérieurement par la cour impériale via la mesure jieliu 截留 (littéralement :
« arrêter et garder »), néanmoins il reste tout de même 30 000 shide déficit à combler. Su Shi demande alors pour la deuxième fois 200 certificats d’ordination . Cette fois, son but est d’obtenir du riz en échange des certificats d’ordination : il est en effet certain que les familles riches et marchands de Suzhou, Huzhou, Changzhou et Xiuzhou ont des réserves de riz abondantes et compte sur ces derniers pour livrer du riz (ruzhong 入 中 ) à Hangzhou en échange des certificats.
Compter sur les marchands pour le transport des marchandises est une attitude typique du gouvernement des Song depuis l’adoption de la mesure ruzhong 入中 (litt. « Entrer au milieu\à l’intérieur »). Adoptée en 985, la mesure ruzhong est le résultat d’un choix du gouvernement qui décide de compter sur les marchands pour transporter du riz vers les régions frontalières du nord et nord-ouest, d’importance capitale pour la défense nationale mais aussi régulièrement déficitaires en grains. Là où par le passé, ces régions stratégiques étaient approvisionnées en denrées grâce au recours à la corvée, le transport des marchandises et en particulier celui des grains est désormais pris en charge par les marchands. Le gouvernement fournissait en échange des billets de retraits (jiaoyin 交引) grâce auxquels les marchands pouvaient retirer dans n’importe quel endroit de la monnaie métallique, de l’argent, de l’or, du thé, du sel ou encore des médicaments. La mesure, en plus de permettre à la dynastie de maintenir ses armées au nord, a également grandement contribué au développement du commerce à grande échelle.
Su Shi espère ainsi d’attirer les marchands vers Hangzhou, non pas avec des billets de retrait, mais avec des certificats d’ordination. Il estime pouvoir obtenir 25 000 shide riz en échange. Il prévoit ensuite d’obtenir 15 000 guan suite à la vente des 25 000 shi, ce qui lui permettrait au final de financer les travaux des bâtiments préfectoraux en mauvais état. Mais le but principal de Su Shi, au delà de la restauration des bâtiments officiels, c’est d’ouvrir les greniers de maintien des prix du riz quotidiennement du 1er mois jusqu’à la fin du 7 ème mois (février-août 1090). Ce dernier espère en effet vendre 1000 shide riz par jour dans les deux sous-préfectures où se trouvent les sièges préfectoraux, Qiantang et Renhe, et 500 shipar jour dans le reste des sept autres sous-préfectures (100 shipour les grandes sous-préfectures et 50 shipour les plus petites), soit 1500 shi de riz à vendre quotidiennement dans la préfecture de Hangzhou sur une durée totale de 210 jours (7 mois). Il a donc besoin de 315 000 shide riz au total s’il veut espérer pouvoir assurer des ventes quotidiennes 150 , une quantité qu’il a réussit à réunir dans sa majorité, mis-à-part les 30 000 shiqu’il doit encore réussir à trouver.
Un dernier point mérite d’être soulevé : à savoir la question du choix des secours.
Pourquoi notre lettré a-t-il fait le choix de demander des certificats d’ordination ? Il s’agita priorid’une méthode de secours qui semble idéale : facile à mettre en œuvre, elle ne demande pas à l’État central de déployer de ressources en monnaie ou en grains et permet aux fonctionnaires sur place de se procurer des ressources localement grâce à la vente de ces certificats auprès de riches familles. Mais émettre des certificats d’ordination n’est pas une méthode si idéale qu’elle le paraît, car chaque certificat vendu est un foyer de plus qui devient non imposable. Demander des certificats d’ordination est ainsi une méthode de secours qui s’avère efficace en cas de calamités, mais qui doit demeurer réservée aux cas d’urgence, car sur le long terme, la mesure a plus d’inconvénients que d’avantages. En effet, les certificats sont vendus à des familles qui deviennent non imposables alors qu’elles sont potentiellement celles qui possèdent le plus de ressources. C’est un problème dont les acteurs de l’époque ont parfaitement conscience et c’est la raison pour laquelle la cour est anxieuse de récupérer les certificats du Liangzhe. Alors pourquoi Su Shia-t-il préféré cette méthode de secours plutôt qu’une autre ?Loin d’avoir pris cette décision à la légère, il l’a sans doute fait en ayant en tête que les certificats d’ordination sont l’une des seules méthodes de secours réellement « gratuite », c’est-à-dire qu’il s’agit d’un don de l’État central. En effet, toutes les remises d’impôts, les transferts de grains ou encore les prêts de monnaie sont considérés comme des dettes que les localités doivent, tôt ou tard, finir par rembourser. Or, demander des certificats d’ordination ne laisse pas de dettes. Les dettes contractées à la suite de calamités sont un véritable fléau pour les fonctionnaires et les habitants et les fonctionnaires des régions concernées sous la dynastie Song et c’est particulièrement le cas pour les circuits du sud-est durant l’ère Yuanyou, qui chaque année, doit rembourser de vieilles dettes accumulées au fil des années et des calamités, fréquentes dans la région.
Mais la quantité de riz qu’il obtient est dérisoire et ne peut suffire à réapprovisionner les réserves de riz public, dont le niveau est au plus bas. Alors que l’année précédente les greniers de maintien des prix disposaient de 230 000 dan, à l’été 1090, il ne reste plus que 80 000 dan. Or, Su Shi estime qu’il faudra sans doute réserver une partie de ces 80 000 shi, si ce n’est la totalité, aux besoins militaires qui sont prioritaires. En conséquence, il estime que Hangzhou a besoin d’acheter 200 000 shide riz afin de pouvoir les revendre via les greniers de maintien des prix durant l’année 1091. Le problème principal cependant, c’est que toutes les préfectures du circuit ont également besoin de réaliser des achats de riz, à hauteur, selon, de plus de 500 000 shi ; or la concurrence ne peut que faire monter les prix et plonger le circuit dans une inflation fatale.
Cependant, le 15 novembre 1090, notre lettré écrit un rapport à la cour en décrivant une aggravation de la situation dans le circuit : Suzhou et Xiuzhou, qui habituellement produisent et fournissent aux autres préfectures du circuit le plus de riz n’en ont presque plus : Su Shi affirme en effet qu’il est impossible de se procurer plus de 20 000 à 30 000 shide riz.
De plus, l’intendant judiciaire ordonne à Suzhou de livrer 50 000 shides greniers de maintien des prix à la préfecture de Huzhou, gravement touchée par les calamités, et à Xiuzhou de livrer 100 000 shi à Hangzhou. C’est selon notre lettré une grosse erreur : transférer le riz public des préfectures de Suzhou et Xiuzhou, déjà très en difficulté, vers les autres préfectures ne peut que plonger l’intégralité des préfectures du Zhexi, les unes après les autres, dans une pénurie certaine. Si les récoltes devaient à nouveau être mauvaises, alors il y aurait à coup sûr une famine généralisée ainsi que du banditisme.
Aussi, l’intendant judiciaire ordonne à la préfecture de Hangzhou d’arrêter les achats publics de riz (zhu di 住糴) . Su Shi considère qu’il s’agit d’une deuxième erreur : arrêter les achats publics de riz c’est pour lui tomber dans le piège des marchands. En effet, si le gouvernement n’achète pas au plus vite et au prix du marché le riz des producteurs, alors tout le riz sera acheté par les marchands. Au vu des calamités et des prochaines récoltes qui s’annoncent certainement mauvaises, les marchands pourront alors revendre ce riz pendant le printemps et le début de l’été, sans concurrence de la part du gouvernement, à des prix qui leur permettront de réaliser une grande marge de profit. Or si le gouvernement continue les achats de riz, lors du printemps et de l’été, celui-ci aura les moyens d’intervenir sur le marché en vendant le riz à des prix bas. En conséquence, les marchands ne pourront pas réaliser leurs desseins puisqu’il leur faudra renoncer à vendre à un prix élevé leur riz. C’est pourquoi Su Shi considère qu’arrêter les achats publics de riz est dans l’intérêt des marchands, et non dans celui du gouvernement, et encore moins dans celui du peuple.
Comme mesure de dernier recours, Su Shi avait également demandé dans son rapport daté du 12 octobre 1090 à ce que la cour ordonne aux intendants des échanges ( fayun shi 發 運使) des circuits du Jiangdong et du Huainan (dont les récoltes sont abondantes), qui sont à l’époque Chao Duanyan 晁 端彦 (1035-1095) et Wang Di 王 覿 (1036-1103) , de se procurer 500 000 shide riz à conserver dans les greniers de maintien des prix des préfectures de Zhenzhou 真 州 et Yangzhou 揚 州 , afin que du riz soit en permanence à proximité du Zhexi en cas de besoin. Un mois plus tard, la mesure ne semble toujours pas avoir été mise en œuvre puisque Su Shi renouvelle sa demande à la cour . Finalement, la cour ordonne aux intendants des échanges du Jiangdong et Huainan d’acheter du riz conformément à ce que Su Shi avait demandé et accorde aux deux circuits pour réaliser ces achats un montant de 1 000 000 de guan provenant directement des réserves d’urgence (fengzhuang 封 樁 , littéralement : « grenier scellé ») , dont l’ouverture est réservée aux cas d’urgence.
Néanmoins, ces derniers n’ont pas acheté l’intégralité de la quantité de riz demandée en prétextant que les prix du marché étaient trop élevés. Su Shi, dans une note en jaune (tiehuang), affirme au contraire que ces derniers ont pris uniquement en compte les endroits où le prix du riz était élevé, c’est-à-dire dans les préfectures de Suzhou 宿州 et Bozhou 亳州, en négligeant les endroits où les récoltes étaient abondantes et les prix bas, comme Yangzhou 揚州 et Chuzhou 楚州.

La stratégie de Su Shi : prévenir la pénurie en favorisant le commerce

En effet, Su Shi cherche durant toute la durée de son poste à Hangzhou à favoriser le commerce, en essayant de faciliter le transport des marchands et des marchandises, en tentant de réguler les prix et les pénuries sans pour autant appliquer une politique « interventionniste », tout en essayant par tous les moyens d’empêcher les mesures néfastes au commerce adoptées par ses collègues. On peut dire grossièrement que Su Shi prône le « libre commerce ».
D’une manière générale, lorsque les denrées sur les marchés sont en abondance, les prix sont bas, lorsque les denrées sont rares, alors les prix sont élevés : selon Dong Wei, il ne s’agit pas d’une fatalité, mais plutôt d’un moteur. En effet, ce dernier considère que la rareté, qui entraîne des prix élevés, ne peut qu’attirer les marchands en recherche de profit, qui alors arriveront nombreux pour proposer leurs denrées afin d’essayer d’en obtenir le meilleur prix possible . Mais leur arrivée en nombre entraînera l’effet inverse : de l’abondance des denrées fraîchement arrivées sur le marché naîtra nécessairement une concurrence entre les acteurs, obligeant ces derniers à baisser leurs prix. Il convient pour le gouvernement de ne pas intervenir dans ce phénomène d’auto-régulation qui est naturel, car lié intrinsèquement à la nature des gens qui les pousse vers la recherche du profit. Le gouvernement peut toutefois accélérer ce phénomène en alimentant les marchés avec les réserves des greniers de maintien des prix : en créant une offre supérieure à la demande et, a fortiori, bon marché, le gouvernement peut ainsi parvenir à accélérer la baisse des prix. Cependant, outre jouer le jeu du marché, le gouvernement doit s’abstenir de toute autre intervention. C’est pourquoi Su Shi n’adopte pas de mesures interventionnistes telles que les mesures bidi/ediou encore yijia. La mesure bidi (ou edi), littéralement « blocage des achats de grains », est une mesure souvent adoptée par les juridictions en temps de famine, elle consiste à interdire la sortie des grains en dehors de la juridiction concernée par la calamité, de peur que les grains soient vendus ailleurs que dans la juridiction. Elle naît de la panique chez les fonctionnaires de voir les marchés se vider et qu’émerge en conséquence une pénurie ou une famine.
Paradoxalement pourtant, la mesure produit l’effet inverse à celui désiré. La mesure yijia, littéralement « forcer les prix à la baisse », est une mesure coercitive : elle suppose l’intervention directe du gouvernement sur le marché en forçant les marchands à baisser leurs prix. Les deux mesures ont souvent été mises en application durant la dynastie Song malgré la conscience des acteurs contemporains du fléau qu’elle représente en cas de calamité. En effet, interdire aux marchands d’aller vendre leurs denrées en dehors de la juridiction empêche l’entraide entre juridictions en cas de calamité et entraîne nécessairement des pénuries et des famines. De même, obliger les marchands à vendre à bas prix ne peut qu’être contre productif : si les prix de vente sont bas, les marchands ne peuvent faire de profit, ou pire ils peuvent même être en déficit, alors nécessairement en temps de calamité, ces derniers cacheront au gouvernement qu’ils ont des réserves de riz afin de ne pas être obligés de vendre ces dernières à bas prix. La mesure bidi a d’ailleurs été jugée tellement indésirable que Xin Qiji 辛棄疾 (1140-1207) en 1179, alors qu’il est commandant militaire du Hunan, fait publier une affiche où il ordonne : « Que ceux qui volent du riz soient exécutés, que ceux qui bloquent les achats de riz soient exilés. » (劫禾者斬閉糴者配).
Or, après les calamités qui touchent le Zhexi durant l’année 1089, les préfectures voisines de Hangzhou, et notamment Suzhou et Xiuzhou, dont la production de riz et son transport par les marchands est essentiel pour la subsistance de Hangzhou, ont décidé de bloquer les achats de riz (bidi) en interdisant aux marchands d’aller revendre leur riz dans d’autres préfectures sous peine de châtiments. Su Shi relate l’affaire dans un rapport daté de fin 1089.
Si Su Shi demande ainsi en 1092, alors qu’il n’est déjà plus au Zhexi, la suppression totale de la taxe sur les tonnages des cinq céréales, c’est parce que ce dernier est entré directement en confrontation avec son supérieur, l’intendant fiscal, au sujet de la taxe. En effet, la taxe sur les tonnages de cinq céréales est selon Su Shi un fardeau pour les marchands, qui venant d’autres juridictions, doivent payer des taxes sur leur cargaison de grains. S’il est vrai qu’elle rapporte des recettes fiscales, cependant Su Shi considère surtout que la taxe dissuade les marchands de circuler à travers les juridictions puisque ces derniers sont lourdement imposés, particulièrement s’ils viennent de régions où les récoltes sont abondantes. Il vaut mieux ainsi la supprimer au risque de perdre certaines recettes fiscales.
Cependant, Su Shi considère qu’il ne s’agit pas nécessairement d’une perte : au contraire selon lui, la suppression de la taxe peut permettre à l’empire de ne plus jamais connaître la famine.
Avec la libre circulation des céréales, les marchés de tout l’empire seraient constamment alimentés, les zones sinistrées et menacées par la famine seraient très vite alimentées en denrées car les marchands, y voyant l’opportunité d’un grand profit, viendraient nombreux alimenter les marchés de ces dites zones. Laisser la liberté au commerce de se développer sans que le gouvernement n’intervienne autrement qu’à travers le système des greniers de maintien des prix, pourrait ainsi résoudre le problème récurrent des famines selon Su Shi.
Constatant une inflation des prix durant l’automne 1089 et l’hiver 1090 causée par le blocage des achats de grains et la taxe monétaire sur les tonnages de cinq céréales, Su Shi demande l’autorisation temporaire de ne plus imposer la taxe monétaire sur les tonnages de cinq céréales aux marchands. La cour autorise la mesure jusqu’au 4ème mois (mai 1090). Il est probable cependant que Su Shi n’ait pas consulté l’intendant fiscal a priori car ce dernier, selon les propos de Su Shi, entre dans une colère noire.

La première clinique de Hangzhou

Il n’est fait aucune mention dans les rapports que Su Shi envoie à la cour entre 1089 et 1092 de la construction de cette clinique. Ce n’est pas forcément très surprenant. En effet, d’une part, il s’agit bien plus d’une entreprise privée que publique puisque Su Shi se sert du surplus de monnaie qu’il obtient grâce à la vente du riz des greniers de maintien des prix dont il dispose mais surtout de ses richesses personnelles afin de financer la construction et la bonne mise en marche de la clinique. D’autre part, comme nous l’avons déjà mentionné, Su Shi considère que la meilleure manière de porter des secours en cas de famine est de s’assurer de la bonne circulation du riz et de son bon commerce. Ainsi, la construction de cet établissement médical entre dans la catégorie de l’entreprise privée qui ne nécessite pas de demandes envers la cour. Nous considérerons toutefois dans notre étude que la construction de la clinique fait partie intégrale des secours préventifs à la famine apportés à Hangzhou puisque, les épidémies sont souvent corrélatives aux famines et que s’occuper des épidémies, présentes ou futures, c’est en quelque sorte éradiquer le bras droit de la famine.
Pour en revenir au récit des événements, Hangzhou est frappée d’une épidémie au printemps 1090. Su Shi entreprend alors une distribution gratuite de remèdes afin d’y remédier. Les symptômes des malades sont les suivants : mains et pieds gelés, douleurs gastriques et diarrhées, états fiévreux et faiblesse au froid, douleurs aux articulations. Pour faire face à l’épidémie, Su Shi se sert d’une recette médicale appelée « L’excellent médicament en poudre » (sheng san zi 聖 子), qui lui est transmise par Chao Gu 巢谷 (1027-1099), un ermite de Meishan 眉山 (Sichuan actuel) , dont est également originaire Su Shi. Or, il s’agit d’un remède habituellement prescrit à ceux qui souffrent de fièvre typhoïde ( shanghan 傷 寒 ) . Ainsi, il est très probable, en se basant sur la prescription et les symptômes des malades, que l’épidémie dont Hangzhou souffre au printemps 1090 soit une épidémie de fièvre typhoïde. La préparation du remède dans ses détails est conservée dans l’ouvrage de Shen Gua 沈括 (1031-1095), Les bons remèdes de Su et Shen. Su Shi confie à des moines le soin de concocter le remède qui, mélangé à de la bouillie, est ensuite distribué dans les rues.
Le remède, qui s’avère très efficace, permet aux non-malades d’éviter de contracter la maladie et aux malades de retrouver la santé après quelques bols de la concoction. En plus d’être très efficace, le remède ne nécessitait pas d’ingrédients de grande qualité et il était ainsi possible d’en produire en grande quantité à moindre coût . Le remède aurait ainsi permis de sauver jusqu’à 1000 vies 210.

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Table des matières

II.Introduction 
1.Réflexions sur la famine
2.La famine en Chine
3.La dynastie Song (960-1279)
4.Étude de cas : présentation des sources et chronologie des rapports
5.Étude de cas : recherches précédentes et problématique
III.Une situation critique ? 
1.Contexte historique de l’ère Yuanyou
2.Le Zhexi géographique : grenier de la Chine des Song
3.L’élément déclencheur de la crise de subsistances : des calamités répétitives
4.Pénurie et cherté du riz
5.Pénurie monétaire
6.Sur la nature critique de la situation
IV.Réguler la pénurie, éviter la famine
1. Informer les échelons supérieurs, faire des enquêtes et coordonner les juridictions entre elles
2.Organiser les secours à l’avance pour la 5ème année de l’ère Yuanyou (1090)
3.Organiser les secours en avance pour la 6ème année de l’ère Yuanyou (1091)
4.La stratégie de Su Shi : le recours aux greniers de maintien des prix
5. La stratégie de Su Shi : prévenir la pénurie en favorisant le commerce
6.Les autres mesures de secours : fondation d’une clinique et travaux hydrauliques
V.Le cas de l’ère Xining
1. Sources
2.Un contexte de réformes sous tensions
3.Plusieurs années consécutives de sécheresse et de secours insuffisants
4.Un cas de mauvaise gestion de famine ?
5.Bilan de la famine
VI.Bilan de la famine de l’ère Yuanyou : de la pénurie à la famine
1.Les ultimes secours et les facteurs secondaires de l’émergence de la famine de l’ère Yuanyou
2.Bilan de la famine et conclusion
Index des illustrations
Illustration 1: Inflations des prix du boisseau de riz dans le Zhexi (1089-1091)
Illustration 2: Procédure administrative en cas de famine selon le Jiuhuang huomin shu 
Illustration 3: Entre pénurie, demandes de secours et endettement : le cercle vicieux
Index des tables
Tableau 1: Récapitulatif des secours accordés au circuit du Liangzhe durant l’ère Xining
Tableau 2: Récapitulatif des secours accordés par la cour durant la famine de l’ère Yuanyou
Tableau 3: Données comparées des deux famines de l’ère Xining et Yuanyou
Index des cartes
Carte 1 : Carte du Liangzhe en 1111
Carte 2 : Carte des Song du Nord

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