L’élection de 1970 sous le feu de la critique
«Chile has gone communist»:l’élection de 1970 sous le feu de la critique
En 1970, que ce soit au Congrès ou au sein de l’Exécutif, l’attention est toujours tournée vers le Vietnam. L’Amérique latine n’est pas une priorité de la politique étrangère américaine. Le conseiller Henry Kissingeren a d’ailleurs fait la démonstrationl’année précédente, lorsqu’il a déclaré au ministre des Affaires étrangères chilien:«Nothing of importance can come from the South. History has never been produced in the South. The axis of history starts in Moscow, goes to Bonn, crosses over to Washington, and then goes to Tokyo40.»C’est tout de même avec surprise et inquiétude que la nouvelle de l’élection d’Allende est reçue à Washington41. Elle va forcer l’administration Nixon et les membres du Congrès à accorder plus d’importance à ce pays du Sud. Afin de pouvoir comprendre les réactions des parlementairesà l’élection d’Allende, il importe de s’attarder au programme de l’Unidad Popular. Comme le nouveau gouvernement est récemment élu, les membres du Congrèsne sont pas encore en mesure de le juger par ses actions. Ce sont donc plutôt ses projets et sa philosophie, présentés dans la plateforme électorale de la coalition, en plus de sa réputation, qui permettent d’établir un portrait du nouveau président à ses débuts. Le pamphlet que l’UPprésente aux électeurs débute par une affirmation selon laquelle le Chili traverserait une période de crise. La stagnation socioéconomiqueetla pauvreté généralisée qui touchent les classes sociales exploitées ainsi que les difficultés vécuespar la classe moyenne représentent tous, selon la coalition, des problèmes résultant des privilèges de classes. Toutefois, pour l’Unidad Popular, le Chili lui-même peut remédier à la situation, grâce entre autres à la richesse de ses ressources naturelles42. Selon les auteurs du texte, c’est le système qui constitue la source duproblème; un système capitaliste en raison duquel le Chili est dépendant des nations impérialistes, des groupes bourgeois et des capitaux étrangers. Les 40Lawrence, op. cit., p. 269. 41Henry Kissinger, White House Years, Boston; Toronto, Little, Brown and Company, 1979, p. 670. 42Comité coordinador de la Unidad Popular, Programa basico de gobierno de la Unidad Popular: Candidatura presidencial de Salvador Allende, Santiago, 1969, p. 3. expressions «lutte de classes», «bourgeoisie»et «système capitaliste»illustrent bien l’utilisation d’une rhétorique à caractère socialiste. Cela ne signifie pas pour autant que le gouvernement d’Allende puisse être assimilé aux régimes autoritaires de gauche présents ailleursdans lemonde durant la même période. Ce qu’il importe de souligner ici est que le projet de l’Unidad Popular doit être réalisé de manière pacifique et dans un ordre constitutionnel43. C’est ce que Salvador Allende appelle la Vía chilena al socialismo, la voie chilienne vers le socialisme. La longue tradition démocratique du Chili doit permettre de créer une société socialiste, non pas sur le modèle cubain de révolution armée, mais plutôt par la voie institutionnelle. S’il désire créer une nouvelle constitution, c’est justement par des moyens constitutionnels qu’il compte y arriver.
«Hostile moves against American firms»:la réponse du Capitole aux nationalisations chiliennes, 1971-1973
Après quelques mois au pouvoir, les nationalisations sont au cœur des actions du gouvernement de l’Unidad Popular en 1971. Les deux principaux chantiers de travail sont la réforme agraire, mais surtout la nationalisation des mines de cuivre. Du côté de la réforme agraire, l’UP poursuit,dès son arrivée au pouvoir,la démarche entreprise par l’administration précédente dirigée par Eduardo Frei. La coalition menée par Allende n’ayant pas réussi à obtenir assez de sièges au Congrès pour modifier la législation mise en place en 1967,elle doit en respecter les clauses. Par conséquent, la réforme ne peut pas être aussi radicale que prévu parle programme électoral, puisque seules les terres de plus de 80 hectares standardisés sont sujettes à l’expropriation, à l’exception de celles qui sont laissées à l’abandon ou inexploitées. De plus, selon la loi votée par le gouvernement démocrate-chrétien, les agriculteurs ont le droit de garder en réserve une superficie de 80 hectares standardisés. L’expropriation concerne uniquement les terres et exclut par conséquent la machinerie, le bétail, etc. Ainsi, les propriétaires peuvent choisir de garder une portion de terrain leur permettant de rediriger le système d’irrigation116. La réforme est néanmoins drastiquement accélérée et, après seulement six mois au pouvoir, l’UP a exproprié presque autant de terres que les démocrates-chrétiens durant leur mandat de six ans. Il faut également noter qu’après le lancement de la réforme en 1967, de nombreux propriétaires de latifundia ont procédé à la subdivision de leurs terres afin d’éviter de se voir confisquer leurs domaines. Pour cette raison, à la fin1972, les propriétés privées représentent toujours près des deux tiers des terres cultivables. La réforme agraire a donc eu des résultats beaucoup plus limités que ce qu’avait estimé l’UP, qui croyait pouvoir toucher plus de la moitié des terres cultivables. Elle n’arriva pas non plus à s’éviter les protestations de la part d’une grande partie du peuple chilien.
Une position dissidente:la demande d’un renouvellement de la diplomatie en Amérique latine
Si une grande partie des membres du Congrès souhaitent punir par des pressions économiques les actions du Chili en matière d’expropriation, le discours des parlementaires ne forme pas un bloc monolithique comme durant les premiers mois de la présidence d’Allende. Malgré la tourmente des nationalisations, des voix dissidentes commencent à se faire entendre à Capitol Hillafin de décrier la politique étrangère américaine en Amérique latine. En utilisant le cas du Chili comme principal cheval de bataille, ce groupe de représentants et de sénateurs démocrates demande des réformes de la conduite de la diplomatie dans l’hémisphère occidental. Les premières critiques de la politique étrangère de l’administration Nixon envers le Chili sont émises après un incident diplomatique qui attire l’attention de certains membres du Congrès au début de l’année 1971. Le 25 février, le président chilien invite le porte-avion américain Enter prise à accoster pendant deux jours au port de Valparaiso dans le cadre d’une visite amicale. Allende avait affirmé que les marins américains pourraient ainsi constater la vitalité de la démocratie au Chili. Le département de la Défense publie toutefois un communiqué 36heures plus tard pour rejeter l’invitation en citant un conflit d’horaire comme justification.
We have interfered in every way possible»:ledébat autour ducoup d’État, 1973-1976
Le coup d’État mettant fin à la présidence d’Allendeest l’un des événements de l’histoire du Chili qui polarise le plus les opinions.L’abondante littérature sur le sujet en témoigne clairement.La recherche de responsables et les détails du rôle de l’administration Nixon sont au cœur de nombre de ces ouvrages. Le présent chapitre ne traitera donc pas de cette épineuse question déjà amplement développée. L’analyse du coup d’État va au-delà des objectifs de ce mémoire,mais il paraît essentiel d’enrappeler certains aspects afin de comprendre les interventions des parlementaires américains sur le sujet.Il faut d’abord savoir que, dès la seconde moitié de l’année 1972,le gouvernement d’Allende fait face à une opposition grandissante. Même ausein de la coalition de l’Unidad Popular, la cohésion déjà fragilese fait plus difficile. Les visions des deux principaux partis, le parti socialiste considéré plus radical et le parti communiste davantage modéré,deviennent de plus en plus irréconciliables.En raison des difficultés économiques éprouvées par le Chili, le parti communiste est notamment en faveur de concessions aux États-Unis afin d’obtenir un allègement des pressions économiques, ce que les socialistes refusent catégoriquement. L’inflation, le niveau très bas des réserves de change et les pénuries alimentaires rendent la situation encore plus tendue. Au mois d’octobre, une grève des camionneurs de trois semaines, déclenchée après une déclaration du gouvernement prévoyant la nationalisation des transports, assène un coup supplémentaire à l’économie chilienne262. Pour mettre fin à la grève qui paralyse le pays, Allen de doit introduire des représentants des forces armées dans son cabinet. Ceux-ci devaient faire partie du gouvernement uniquement jusqu’aux prochaines élections au Congrès, mais cette décision est tout de même considérée comme un changement fondamental dans la politique chilienne et le début de la politisation de l’armée.
«Whether he was a Marxist or not makes little difference»:la légitimité avant l’idéologiepour les libéraux
C’est l’une des figures dominantes de la contestation de la politique étrangère de l’Exécutifqui est la premièreà réagir aux actions de l’armée chiliennele septembre.Ted Kennedy dit regarder avec tristesse la violence mettre fin à la tradition de liberté politique, de démocratie et de pouvoir civil qui était au cœur de l’histoire du Chili. Il souligne qu’on doit s’inquiéter de la prise des armes contre un gouvernement élu, peu importe ce qu’inspirent ses politiques:«Regardless whether or not one approved of the policies undertaken by President Allende, he was elected by the people of Chile and one views the action taken today and the violence now underway with great concern276.»Il croit fondamentalement qu’il est toujours préférable de voir un changement de gouvernement se produire par la voie électorale que par les armes. Cette première intervention est assez caractéristique de la manière dont de nombreux démocrates au Congrès traitent d’Allende après le coup d’État. Les parlementaires ne font pas nécessairement l’éloge de l’ancien président, mais choisissent de mettre l’accent sur le fait qu’il ait été élu démocratiquement et que son gouvernement était donc légitime. Les détails arrivent progressivement dans les heures suivant le coup d’État et certains législateurs se donnent pour mission d’informer leurs collègues à propos de l’évolution de la situation. Le Floridien Dante Fascell décrit à la Chambre des représentants les plus récents développements rapportés par le département d’État. Les dernières nouvelles indiquent que le palais présidentiel est sous attaque et que le gouvernement a été renversé.
«Allende was the puppet of the Communist leaders in Moscow and Havana»: la persistance du discours anticommuniste
Les marques d’appui envers le gouvernement de l’UP se font plus nombreuses à la suite du coup d’État, mais le discours anticommuniste ne disparait pas du Capitole pour autant. La vague de sympathie envers Allende ne semble d’ailleurs pas toucher le sénateur Lawton Chiles. Le démocrate de Floride se décrit lui-même comme un «conservateur progressiste» et place fréquemment la volonté de ses électeurs devant l’intérêt national317. Pour cette raison, comme d’autres parlementaires de Floride, il s’intéresse à la situation cubaine et maintient des positions anticastristes318.Chiles considère le coup d’État regrettable en raison de la tradition constitutionnelle du Chili. Mais il déplore également la mort d’Allende puisqu’elle lui épargnera d’avoir à répondre des échecs de ses politiques:«The coup is regrettable also because it did not allow the Marxist governmentof Salvador Allende to complete its term and be held accountable for its failure as a viable means of meeting Chile’s problems. If Allende had been able to serve his entire term, his record and his responsibility would have been clear. He and his supporters could have been held more fully accountable for the economic chaos and political disarray they were causing319.»Le sénateur de Floridecroit que, dans le cas où il aurait été complété, le mandat de l’Unidad Popular aurait servi à discréditer le marxisme comme option politique. Il se désoleque maintenant, les échecs d’Allende puissent être attribués aux actions de l’opposition. À propos de la possible participation des États-Unis, Chiles se permet d’en douter. Selon lui, les pressions internes étaient assez fortes au Chili pour que le gouvernement soit renversé sans aide extérieure. Il laisse entendre que comme à l’habitude, les États-Unis seraient jugés responsables, qu’ils aient participé au coup ou pas. L’affaire de l’ITT ne faisant qu’empirer les choses, il croit qu’il est important que les États-Unis s’abstiennent d’intervenir au Chili et observent le retour à la démocratie. Il souligne néanmoins l’importance de se préoccuper du respect des droits de l’homme pour tous les Chiliens
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Table des matières
Introduction
Problématique
État de la question
Hypothèse
Corpus de sources
Méthodologie
Plan
Chapitre 1«Chile has gone communist»: l’élection de 1970 sous le feu de la critique
«Only 36 percent of the ballots cast»: une victoire contestée
«One Communist regime in Cuba and another one in Chile»: un nouveau gouvernement qui dérange
Chapitre 2 «Hostile moves against American firms»: la réponse du Capitole aux nationalisations chiliennes,1971-1973
«There is another Iron Curtain descending in the Americas»: les anticommunistes et l’idéologie
«Wholesale violation of international law»: la légalité des expropriations
«All aid to Chile must stop now»: la contestation de l’aide militaire et technique
«An empty Treasury to boot»: le Congrès à la défense des contribuables
«It is the duty of Congress to state its own policy»: l’amendement Gonzalez
Une position dissidente: la demande d’un renouvellement de la diplomatie en Amérique latine
Lorsque les multinationales s’en mêlent: l’affaire de l’ITT
Chapitre 3 «We have interfered in every way possible»: le débat autour du coup d’État, 1973-1976
«Whether he was a Marxist or not makes little difference»: la légitimité avant l’idéologie pour les libéraux
« Allende was the puppet of the Communist leaders in Moscow and Havana»: la persistance du discours anticommuniste
Révélations sur la CIA au Chili: le Congrès en quête de réponses
Conclusion
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