L’ÉLABORATION DES STRATÉGIES IMMOBILIÈRES : CAPTER ET CAPITALISER LES RESSOURCES SOCIO-SPATIALES

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Les périphéries : des espaces à inventer

Notre première découverte de la ville a lieu en 2006, à l’occasion d’une recherche de terrain de quatre mois pour un mémoire de master 1 en géographie (Fauveaud, 2006). Dans la cadre de la réalisation d’un mémoire de géographie de master 2, un travail de cinq mois de terrain est réalisé en 2007 (Fauveaud, 2007).
En 2008, dans le cadre d’un projet de coopération décentralisée entre la Mairie de Paris, les Ateliers parisiens d’urbanisme (Apur) et la Municipalité de Phnom Penh, nous effectuons un séjour de 6 mois pour la réalisation d’une étude sur l’évolution de l’habitat dans un quartier péricentral de la capitale (Fauveaud, 2008).
Deux séjours permettent la récolte de données quantitatives et qualitatives, entre avril et octobre 2009, puis entre octobre et décembre 2010. Un dernier terrain de vérification et de récolte des données manquantes est réalisé entre avril et juin 2012. Cette recherche représente ainsi l’aboutissement de six années de recherche sur Phnom Penh, dont vingt-six mois passés sur le terrain.
Phnom Penh subit deux évolutions spatiales concomitantes : une transformation de la ville-centre et une urbanisation croissante de ses périphéries. Si un travail d’observation et d’entretiens individuels a été mené au sein des espaces centraux concernés par d’importants investissements immobiliers, les enquêtes par questionnaire et la plupart des entretiens individuels ont été réalisés au sein d’espaces situés en bordure de la ville dense et à la limite du front d’urbanisation.
Le choix de ne pas enquêter dans la ville-centre a été motivé par plusieurs facteurs. Tout d’abord, les recherches et ouvrages depuis le début des années 1990 traitent en priorité des espaces centraux et historiques (Apur, 1997, 2003, 2006 ; Deletage, 2006 ; Carrier, 2007 ; Saphan, 2007), lorsque les dynamiques d’urbanisation des périphéries n’ont pas encore fait l’objet d’un travail de recherche conséquent14.
Ensuite, les espaces périphériques sont, sous bien des aspects, beaucoup plus dynamiques que les espaces centraux : la croissance très forte des prix immobiliers accroît leur attractivité et peut générer des tensions socio-économiques importantes, qui illustrent plus qu’ailleurs les enjeux liés à l’accaparement des ressources urbaines ; la faible proportion d’espaces bâtis autorise la construction de projets importants et laisse une plus grande marge de manœuvre aux promoteurs comme aux constructeurs individuels.
Nous pouvons toutefois noter le travail de thèse de J. Blot, doctorante en géographie, qui s’intéresse aux processus de relogement au sein des espaces périphériques de Phnom Penh. Finalement, les périphéries urbaines permettent une meilleure lecture et une plus grande compréhension des dynamiques d’urbanisation de la capitale cambodgienne. À Phnom Penh, les relations entre les acteurs privés et publics, le rôle des autorités locales tout comme les enjeux liés à la gestion du milieu naturel, à la construction d’infrastructures ou à l’organisation de la société urbaine en général sont bien souvent plus visibles en périphérie qu’au sein de la ville-centre. Trois principaux espaces périphériques ont été enquêtés : Teuk Tla, Chbar Ampeul et Tuol Sangke (carte 3). Ces trois toponymes15 sont utilisés par une majorité d’habitants interrogés pour indiquer globalement la localisation de leur espace de vie. Si l’interlocuteur a une certaine connaissance de l’espace, il peut préciser la localisation du logement, en donnant telle ou telle indication complémentaire, comme le nom d’une école, d’une pagode ou d’une infrastructure remarquable. Par ailleurs, Teuk Tla, Chbar Ampeul et Tuol Sangke correspondent chacun à des divisions administratives de la ville16. Teuk Tla et Tuol Sangke sont des sangkat, tout comme Chbar Ampeul, qui désigne les sangkat Chbar Ampeul 1 et Chbar Ampeul 217. Les divisions administratives ne sont pas forcément connues des habitants. Un nombre non négligeable de ménages interrogés ne pouvait indiquer clairement le nom du phum dans lequel il vivait. Nous avons finalement pu noter que peu de personnes utilisent en première instance une division administrative pour localiser leur espace de vie. En disant Teuk Tla, Chbar Ampeul ou Tuol Sangke, les habitants désignent une partie de la ville, une grande direction, un espace vis-à-vis du reste de la ville.
Tuol Sangke comprend à la fois des espaces urbanisés à la fin des années 1960 et des espaces construits depuis la première moitié des années 2000. En transformation rapide, la population de Tuol Sangke a presque doublé en dix ans (NIS, 1999 ; NIS, 2009), passant d’un peu plus de 27 000 habitants en 1998, à un peu de plus de 55 000 en 2008. La population du sangkat Russey Keo a, quant à elle, augmenté de 33 % au cours de la même période, taux qui correspond approximativement à la moyenne d’augmentation de la population générale de la ville entre 1998 et 2008.

L’enquête par questionnaire : croiser les approches quantitatives et qualitatives

Deux travaux d’enquêtes auprès de la population sont menés entre 2008 et 2009. La première série d’enquêtes, principalement quantitative, s’inscrit dans l’enquête habitat réalisée en 2008 dans le cadre du projet de coopération décentralisée21. La deuxième série d’enquêtes, effectuée en 2009, reprend une partie importante du précédent questionnaire, tout en incorporant de nouvelles questions. Dans les deux séries d’entretiens, la personne répondante doit être un des membres du couple principal du ménage22. Les enquêtes étant réalisées en journée, près de 60 % des répondants sont des femmes. Lorsqu’aucun des membres du couple principal n’est disponible, un autre ménage est choisi.
Ces deux séries d’enquêtes se sont appuyées sur l’élaboration d’une double typologie23. Tout d’abord, 6 différents types de logements sont relevés :
Les compartiments chinois – appelés aussi shop house ou Chinese block – désignent des bâtiments généralement construits sur deux ou trois étages. Ils sont composés d’un espace de vie et permettent l’établissement d’une activité en rez-de-chaussée, au sein d’une pièce ouverte sur la rue. Ses dimensions24 témoignent d’une optimisation de l’occupation du sol (habitat peu large, mais profond, facilement extensible en hauteur, que l’on peut accoler à d’autres compartiments). Les compartiments chinois sont devenus de véritables constructions « génériques » à Phnom Penh, que l’on édifie en série.
Les maisons de type villa, qui sont des logements individuels de plus de 50 m² – et même souvent de plus de 100 m² –, construites en matériaux durs, de plain-pied et généralement habitées par une seule famille. L’architecture des villas s’inspire principalement des constructions thaïlandaises, elles-mêmes inspirées de l’architecture des logements pavillonnaires américains, dont les modèles ont été largement diffusés au Cambodge depuis le début des années 199025.
Les logements ouvriers, qui s’apparentent à de petites chambres d’environ 10 m², construits en briques et en tôles, intégrés à des logements existants ou alignés en série, et qui accueillent principalement des travailleurs provinciaux, majoritairement employés dans la confection.
Les maisons en bois, généralement construites sur pilotis, qui représentent l’habitation rurale « typique » (Delvert, 1994 ; Huy, 2003), même si leurs formes sont multiples et leurs influences architecturales anciennes (Népote, 2004). Ce type d’habitation, déjà peu présent au sein de la ville-centre, est progressivement remplacé par de nouvelles constructions en dur.
Les logements précaires, principalement habités par des familles pauvres, souvent locataires du logement et / ou du terrain, ou installées illégalement sur la parcelle26.
Les logements hybrides, qui sont principalement de trois types. Certaines maisons en bois sur pilotis ont été peu à peu transformées en villas. L’espace sous la maison a été comblé, et certaines parties de la maison ont été construites en brique ou en béton. D’autres se situent entre la maison en bois et le compartiment chinois. Là encore, certaines parties du logement ont été reconstruites en dur et le logement a pu être divisé en plusieurs habitations. Enfin, nous pouvons noter la construction récente de logements de type pavillonnaire, dont l’architecture fait appel à une multitude d’influences.

Les entretiens individuels

Parallèlement aux enquêtes et à l’observation participante, quatre types d’entretiens individuels ont été menés au cours des quatre terrains réalisés entre 2008 et 201232.
Un travail important d’entretiens semi-directifs avec les institutions territoriales a été mené. La collaboration avec les autorités locales a notamment permis l’obtention d’autorisations nécessaires pour interroger les représentants de chaque niveau de la hiérarchie administrative, des chefs de phum aux vice-gouverneurs de la Municipalité.
Certains entretiens ont par ailleurs été menés avec des employés du ministère de l’Aménagement du territoire, de l’urbanisme, de la construction et du cadastre (Matucc).
Une seconde série d’entretiens semi-directifs a été réalisée avec certains acteurs de la filière immobilière (promoteurs, investisseurs, courtiers, constructeurs, agences immobilières). Ces entretiens représentent sûrement la partie la plus ardue du travail d’enquête. Après avoir essuyé plusieurs refus de la part de certains investisseurs et courtiers privés, deux principales techniques ont été utilisées pour obtenir des entretiens individuels auprès de ces acteurs. Tout d’abord, les techniques du « proche en proche » et de « l’informateur relais » 33, qui permettent de gagner la confiance des investisseurs en étant « envoyé » par un membre du réseau de parenté ou un collègue, et ainsi de contourner la méfiance initiale, qui amène dans la majorité des cas un refus d’entretien. Être envoyé » par quelqu’un, c’est d’emblée être intégré dans la sphère sociale de la personne qui « envoie », et donc donner la possibilité à la personne sollicitée de situer socialement l’enquêteur.
Ensuite, nous nous sommes parfois présentés comme un acheteur immobilier potentiel. Cette technique, si elle empêche de poser certaines questions autorisées par le statut de chercheur, permet en revanche de mieux comprendre la relation entre les acheteurs et les vendeurs, et les enjeux socio-économiques mis en valeur dans ce rapport.
Une troisième série d’entretiens individuels, notamment liée à l’observation participante et aux nombreuses heures passées à la Municipalité de Phnom Penh, a été réalisée entre 2008 et 2012. Ce type d’entretien sera nommé au cours de cette recherche entretien informel ». Il représente toutes les discussions menées pendant le travail au sein de la coopération décentralisée, les échanges d’informations lors de dîners, ou au hasard de rencontres. Les entretiens informels, à la différence des entretiens individuels « planifiés », n’ont pas systématiquement fait l’objet d’une grille d’entretien préalable, mais représentent une source d’informations non négligeable.

L’immobilier en géographie : effets de lieux et de localisation

Si la géographie s’intéresse relativement tardivement, en comparaison aux autres sciences sociales, aux espaces urbains, l’apparition de nouveaux acteurs de l’immobilier dans la production des villes est mentionnée dès le début des années 1950.
La géographie économique de la première moitié du XXe siècle s’intéresse principalement à la localisation des activités économiques et au rôle des effets de lieux dans les stratégies des acteurs économiques : « voici donc où la géographie vient à l’aide de l’économie : elle lui fournit son support matériel, elle intervient au passage du théorique au réel » (Gottman, 1950 : 64).
P. George fait déjà mention en 1961 de ce qu’il nomme les « conditions de construction ». Pour lui, l’évolution architecturale des villes est à comprendre avec l’évolution des techniques de construction d’une part, et de la science de l’urbanisme d’autre part : « après être resté longtemps une forme d’artisanat, admettant une très grande dispersion des entreprises sur de multiples chantiers n’appelant que de petits effectifs d’ouvriers et un matériel rudimentaire, le travail du bâtiment devient une production de série » (George, 1961 : 139). Cette réalité implique une concentration accrue des entreprises du secteur de la construction, et donc l’apparition de conglomérats de plus en plus importants. Ces dynamiques s’accompagnent d’une complexification de la filière par la diversification des tâches.
Plus tard, et de manière assez périphérique, P. George (1975) propose une rapide analyse de l’évolution des dynamiques internationales de l’industrie du bâtiment. Pour lui, cette activité est essentielle, car elle permet d’assurer à la population active un de ses besoins primaires : le logement. Il note la modernisation croissante de cette industrie, ainsi que la diversification croissante de la filière de production dans son ensemble. « Leur place [les industries du bâtiment] tend à devenir d’autant plus grande que les techniques de la construction recourent de plus en plus à l’emploi d’éléments préfabriqués de grande dimension et de plus en plus complexes. Ces industries ont généralement des débouchés multiples et, par conséquent, desservent d’autres industries que celles du bâtiment ; leur classification est ainsi toujours sujette à critique, d’autant plus qu’elles ressortissent à des familles technologiques différentes » (George, 1975 : 176).
Pour la géographie, la distribution spatiale des activités économiques doit être étudiée en fonction des contextes économiques, politiques et sociaux à l’échelle régionale. La fin des années 1960 et le début des années 1970 représentent un tournant sur les questionnements géographiques liés aux activités économiques. L’ouvrage de P. Claval (1974) témoigne en ce sens du glissement qui s’opère après les années 1950. Les interrogations sur les mécanismes de marché à l’œuvre dans la production de capital au sein d’espaces en pleines reconfigurations viennent compléter les recherches sur l’organisation géographique des moyens de production. Au cours de la deuxième moitié des années 1970, la ville comme objet de recherche se place au centre des interrogations sur la réorganisation des activités économiques dans l’espace. Néanmoins, le secteur immobilier, comme activité « organisant » ou « construisant » l’espace, reste encore peu étudié en ce sens. Depuis les années 1980, la réorganisation des dynamiques réticulaires et des modes de production induite par la globalisation de l’économie entraîne un certain nombre de géographes à s’intéresser à l’évolution du secteur immobilier. Cette dynamique correspond à une volonté croissante pour ces auteurs de rendre compte des nouveaux processus spatiaux engendrés par l’internationalisation et l’accélération des flux de capitaux. Au sein de ces recherches, les espaces urbains sont considérés comme les véritables centres de synergie de la « globalisation ».
Dans le milieu anglo-saxon, le travail de D. Harvey (1985) est fondateur. La mutation de l’immobilier en filière économique doit être replacée au sein des changements de modes de formation du capital, corollaire de l’évolution mondiale des modes de construction des espaces urbains. Dès lors, la ville comme produit d’investissement serait mise en scène à travers un marketing urbain dont l’objectif serait d’accroître son attractivité au sein d’une concurrence interurbaine contrainte par la rentabilité du capital.
En centrant son analyse sur un produit immobilier particulier, R. Le Goix (2003) mène une étude en profondeur sur le phénomène des gated communities aux États-Unis. Entre mythes et réalités, les communautés fermées s’accorderaient notamment avec l’évolution des pratiques socio-spatiales au sein des villes occidentales, tout en correspondant à une évolution plus générale des modes de production de la ville : « dans un contexte où le sentiment d’insécurité est proportionnel aux inégalités sociales, associé à un paradigme socioéconomique néolibéral (privatisation et retrait de l’État), les producteurs immobiliers diffusent des styles architecturaux et urbanistiques commodifiés et uniformisés. À ce titre, la gated community est, parmi d’autres, un produit uniformisé de consommation de masse correspondant à un modèle dominant » (Le Goix, 2003 : 417).
Les recherches sur les espaces urbains des pays en développement engendrent de nouvelles réflexions, particulièrement à partir de la fin des années 1970, sur l’utilisation des ressources foncières et immobilières en général. Face à la très forte croissance de certaines villes des pays en développement, la redoutée « implosion urbaine »41 interpelle un nombre croissant de géographes français.
Les travaux de A. Durand-Lasserve (1974, 1975) s’inscrivent dans ces dynamiques. Ses recherches centrées sur les problématiques foncières démontrent que l’évolution rapide des espaces urbains de Bangkok s’explique principalement par une transformation des marchés fonciers et immobiliers, qui correspond à une évolution socio-économique plus globale de la société thaïlandaise. Le rôle des lotisseurs est ainsi primordial, car il se situe à une place charnière dans l’évolution des liens entre la ville et ses espaces périphériques.
A. Durand-Lasserve et J.-F. Tribillon soulignent en ce sens la tendance monopolistique dans le secteur de la production foncière et immobilière, qui « s’opère à trois niveaux : monopolisation du marché par des sociétés spécialisées ou par des sociétés filiales de groupes diversifiés ; monopolisation au niveau du financement (rôle accru des institutions financières) ; exclusion du marché d’un nombre croissant d’agents détenteurs de capitaux petits et moyens par les seuls mécanismes du marché (augmentation prohibitive du prix du sol urbain) » (Durand-Lasserve et Tribillon, 1983 : 28-29). Pour ces auteurs, les questions foncières sont inséparables des questions immobilières : « on peut dire, globalement, que l’immobilier redouble le foncier, que les rapports immobiliers prolongent et amplifient les rapports fonciers » (Durand-Lasserve et Tribillon, 1983 : 13).
Parallèlement à ces approches, un certain nombre de géographes privilégiant des approches quantitatives s’intéresse à la réorganisation des marchés immobiliers et à l’évolution des stratégies des agents économiques. Leurs approches s’appuient notamment sur les théories développées par les tenants de la « nouvelle économie géographique ».
Ces derniers admettent que la répartition des agents économiques au sein des espaces urbains se réalise dans le cadre d’une concurrence imparfaite, remettant ainsi en cause le paradigme néo-classique de la concurrence pure et parfaite. Dans le prolongement de l’économie urbaine, l’introduction de nouvelles externalités a pour objectif de mieux rendre compte de la transformation des espaces urbains à partir des années 1980, engendrée par la révolution numérique, l’émergence de nouvelles formes de globalisation et l’évolution des organisations régionales.
Au niveau de la localisation résidentielle, la nouvelle économie géographique va considérer l’existence de plusieurs classes de revenus qui vont partiellement expliquer certains processus d’agglomérations et de dispersions de différents acteurs. Les groupes socio-économiques ne sont plus considérés comme isolés dans l’espace. Si les revenus d’une des classes changent, alors c’est l’organisation spatiale du système dans son ensemble qui se transforme (Baumont, Combes, Derycke et Jayet, 2000). La nouvelle économie géographique ne concentre pas son analyse sur la localisation résidentielle en particulier. En redéfinissant certains paradigmes de l’économie urbaine et en complexifiant l’analyse mathématique – permise par l’évolution des systèmes informatiques – son objectif est de mieux rendre compte des processus de localisation au sein des espaces urbains, en prenant en compte « (…) le jeu simultané d’interactions économiques et sociales introduites dans des modèles économiques » (Fujita et Thisse, 2002 : 82). Pour ces auteurs cependant, si le « jeu économique » est évident, le « jeu social » l’est beaucoup moins. En favorisant des approches « macro-spatiales » et régionales, les décisions des acteurs individuels restent finalement peu étudiées.

La planification urbaine comme projet politique : (ré)interroger la tradition

Un urbanisme colonial pour l’invention d’une citadinité locale

Phnom Penh est située sur le site communément appelé des « Quatre-Bras44 », qui évoque la confluence du Tonlé Sap et du Mékong en amont, et la divergence du Tonlé Bassac et du Mékong en aval. Les formes de croissance de cette capitale fluviale sont largement tributaires des contraintes du « système hydrologique » de la plaine alluviale du Mékong (Pierdet, 2008a, 2008b), qui explique en grande partie la morphologie urbaine actuelle de la ville. Le rôle des boeung45 et des prek46 est ici central. Ville d’eau, Phnom Penh a forgé son identité culturelle sur le caractère exceptionnel du site des Quatre-Bras, auquel est associé le mythe fondateur et le nom de la ville47. Si le développement contemporain de la ville privilégie un étalement urbain vers l’ouest, la ville, au milieu du XIXe siècle, s’étale le long de la rive droite du Tonlé Sap et du Tonlé Bassac.
Le développement de Phnom Penh pendant la deuxième moitié du XIXe siècle correspond à deux dynamiques majeures. Elle est à la fois une capitale royale et une ville coloniale. Phnom Penh avait déjà été la capitale du Cambodge vers la première moitié du XVe siècle (Phoeun, 1991). Au moment de la signature des traités de protectorat entre la France et le roi du Cambodge, Norodom Ier, en 1863, puis de l’installation du roi à Phnom Penh en 1866, Phnom Penh redevient, et cela jusqu’à aujourd’hui, la capitale du pays48. Norodom Ier s’installe à Phnom Penh avec sa famille, sa cour, ses mandarins et une partie de la population de l’ancienne capitale, et entreprend de « transformer la ville et son peuplement » (Lamant, 1991 : 67). Les autorités du protectorat s’y installent dès 1863. La plupart des témoignages qui évoquent le peuplement de Phnom Penh dans la deuxième moitié du XIXe siècle décrivent une capitale cosmopolite habitée majoritairement par des Chinois, mais composée aussi de Cambodgiens, de Vietnamiens et de Malais. Vers 1866, P.-L. Lamant (1992) estime le peuplement de la ville à un maximum de 10 000 habitants.
À l’arrivée du roi et des colons français, l’espace urbain est divisé en quartiers ethniques. À côté d’une ville végétale qui caractérise le phum49 khmer, s’étend la ville marchande sino-asiatique construite principalement en dur.
Le protectorat au Cambodge, dont Phnom Penh est le centre administratif et économique, se situe en marge de l’Indochine française. En effet, J.-M. de Lanessan 50 (1895a : 170) note que « le Cambodge est nécessairement, au point de vue économique, une sorte d’annexe de la Cochinchine ». Plus largement, la présence des Français s’explique principalement par des raisons militaires et politiques, plus que par un intérêt économique. Ils restent ainsi relativement « étrangers aux affaires du royaume » (de Lanessan, 1895b : 94). L’extrême centralisation de l’administration autochtone et coloniale à Phnom Penh s’accompagne d’un faible investissement financier dans le développement des infrastructures en zone rurale, alors que l’on constate dans les campagnes une large supériorité des effectifs militaires par rapport à l’administration civile. L’action coloniale semble finalement se concentrer dans la capitale51.

Rupture historique, continuité paradigmatique

Le Cambodge accède à l’indépendance le 17 octobre 1953. Après l’élection du Sangkum Reastr Niyum61 au pouvoir en 1955, Phnom Penh fait l’objet de travaux importants qui doivent illustrer la nouvelle identité nationale (Molyvann, 2003), tandis que l’espace urbain continue de s’accroître (carte 10). Peuplée de 100 000 habitants environ au début des années 1950, la population atteint 650 000 personnes à la fin des années 1960 (Lim, 1993).
partir de l’indépendance, et à l’instar de nombre de pays nouvellement indépendants, la naissance d’un nouveau style architectural – baptisée rétrospectivement New Khmer – affiche la volonté d’un renouveau de la culture cambodgienne, qui se veut en rupture avec le passé colonial (Ros, 2000). Les préceptes de l’architecture moderne sont largement repris, particulièrement la construction sur piliers chère à Le Corbusier, qui fait par ailleurs écho à la maison sur pilotis khmère.
Au Cambodge, V. Molyvann, de retour de France en 1956 après avoir fait ses études aux Beaux-arts et travaillé au sein du cabinet d’architecture de Le Corbusier, devient la figure de proue de l’architecture New Khmer. En sollicitant des architectes du Mouvement moderne par l’intermédiaire de V. Molyvann, Norodom Sihanouk commandite la construction de nombreux bâtiments ministériels, d’universités, de logements et d’équipements collectifs, de nouveaux quartiers inspirés de la cité-jardin d’E. Howard reprise par Le Corbusier. À titre d’exemple, le Stade national, dont la Parallèlement à cela, ces urbanistes et architectes transforment Phnom Penh en aménageant les voiries et en construisant des places, dans un souci d’ouvrir de nouvelles perspectives paysagères. Le New Khmer allie les techniques modernes de construction et une esthétique évoquant directement l’architecture angkorienne classique (XIIe– XIIIe siècles). L’hybridité de l’architecture New Khmer (Grant Ross et Collins, 2006) participe d’une certaine redéfinition de la culture urbaine cambodgienne, qui se réalise dans la synthèse d’une « tradition nationale » (l’architecture angkorienne) et d’une modernité internationale » (le Mouvement moderne). Comme pendant la période coloniale, Phnom Penh sert la reformulation d’une culture nationale portée notamment par un syncrétisme architectural. L’utilisation d’Angkor comme support d’une nouvelle modernité est tout aussi symptomatique et illustre l’utilisation à des fins communicationnelles du site archéologique (Dagens, 2008). La rupture culturelle politiquement annoncée au moment de l’indépendance n’empêche pas le maintien d’une certaine continuité paradigmatique, constituée par la prégnance d’un métissage de la tradition et de la modernité.
L’extrême centralisation des institutions politiques, religieuses et économiques à Phnom Penh, qui participe largement de la situation de macrocéphalie urbaine au Cambodge, n’est pas remise en cause, mais au contraire aggravée. Si quelques constructions sont réalisées dans des villes secondaires, l’essentiel des travaux d’aménagement et des réalisations architecturales se situe dans la capitale. La mise en avant d’une nouvelle modernité s’appuie sur la célébration de la période classique angkorienne, qui constitue la substance d’une tradition « redécouverte » par les Français. La modernité n’évoque cependant plus le rapport avec la métropole française, mais plutôt l’appartenance à une communauté politique et culturelle mondiale illustrée par l’engagement de Sihanouk dès 1955 dans le groupement des pays non alignés.
Cette « rupture », chère à Norodom Sihanouk, se réalise paradoxalement sur les bases des transformations sociales, culturelles et politiques induites par la colonisation. La continuité paradigmatique évoquée plus haut n’empêche cependant pas de profondes transformations dans l’organisation politique cambodgienne : « cette dualité que le Cambodge moderne doit intégrer conduit en effet le régime sangkumien à marquer des ruptures fondamentales dans l’organisation de la sphère du pouvoir khmer, alors même qu’elle est tributaire de la permanence d’attributs politiques locaux […] » (Abdoul-Carime, 1995 : 79).
La comparaison du temps présent à des périodes historiques considérées comme glorieuses est un des fondements de l’émergence du concept de nation (Anderson, 2002). En ce sens, le double processus projectif – la représentation que se font les Français d’une part et les Cambodgiens d’autre part de la période angkorienne – qui participe de la construction de la nation khmère pendant la colonisation (Ewards, 2007) n’a plus cours après l’indépendance. L’absence, comme l’évoque E. Saïd (1980), que représente le départ des colons, est notamment comblée par le recours systématique à une idéologie urbaine de portée universelle dont se targue le Mouvement moderne. Ce fait n’est pas propre au Cambodge et se retrouve de manière plus ou moins manifeste dans nombre de villes « post-coloniales » (Nalbantoglu et Wong, 1997). La nouvelle architecture « inventée » après les indépendances masque souvent des processus de reproduction de l’organisation sociale et de la construction de l’identité nationale et culturelle qui avaient cours pendant la colonisation (King, 2003). L’architecture traditionnelle khmère réinventée par les Français, puis sous Norodom Sihanouk, apparaît alors comme toute discursive. Ce ne sont pas tant les techniques architecturales et urbanistiques utilisées au cours de la période angkorienne classique qui sont reproduites, mais bien une certaine esthétique architecturale utilisée comme signifiant de la modernité.
Depuis la colonisation, les effets de répétition de la référence à un certain passé, orchestrés par les institutions politiques dominantes, ont permis d’imposer certaines références socio-culturelles : « […] l’invention des traditions est essentiellement un processus de formalisation et de ritualisation caractérisé par la référence au passé, ne serait-ce que par le biais d’une répétition imposée » (Hobsbawm, 2006 : 15). La période de Sihanouk, en s’inscrivant au sein d’une certaine continuité de la période coloniale, assure le passage d’une « tradition objectale », qui se limitait à la sphère de l’objet architectural, à une « architecture traditionnelle », qui s’impose comme une certaine référence nationale. En négatif à cette tradition inventée apparaît finalement une « nouvelle » modernité nationale, de portée internationale.
D’un certain point de vue, la politique nationaliste de Sihanouk est « validée » de l’extérieur, car en jouant du couple tradition-modernité, elle se rend accessible aux occidentaux qui ont posé les fondations de cette dialectique moderniste. La remarque de C. Gour (1979) illustre tout à fait cette dynamique : « l’expérience de Sihanouk de 1954 à 1970, qui avait suscité tant de sympathie complice en Occident, représente sans doute une des plus fascinantes tentatives imaginées pour concilier l’héritage de la tradition et l’ouverture au monde moderne » (Gour, 1979 : 607).
La chute du gouvernement du Sangkum Reastr Niyum en 1970 arrête de manière nette la politique urbanistique et architecturale menée depuis l’indépendance. Les nombreux conflits politiques et militaires qui suivront vont profondément transformer la capitale cambodgienne.

De la nation à l’individu : la ville ou l’espace des paradoxes

Les paradoxes de la « désurbanisation »

Le 18 mars 1970, profitant d’un voyage en France de Norodom Sihanouk, le général Lon Nol, soutenu notamment par les États-Unis qui luttent contre l’expansion du communisme dans la région (Shawcross, 1979), prend le pouvoir. Le Royaume du Cambodge devient la République khmère.
La montée du communisme au Cambodge est avérée depuis les années 1940 (Kiernan, 1986). Entre les années 1950 et 1970, et malgré une répression féroce de Norodom Sihanouk (Kaonn, 1993), les factions communistes situées en zone rurale se renforcent et s’organisent. Le soutien apporté par les Américains à Lon Nol (dont les modalités sont encore aujourd’hui peu connues) s’inscrit dans la stratégie indochinoise étasunienne de contrôler l’expansion du communisme.
La dynamique d’aménagement et de transformation de la capitale engagée par Sihanouk s’arrête brutalement. La progression rapide des factions khmères rouges en campagne, qui rencontrent peu de résistance, incite le gouvernement à adopter une stratégie défensive. Phnom Penh est une ville assiégée, et la protéger devient une des priorités (carte 11).
Le 16 avril 1975, les Khmers rouges pénètrent dans Phnom Penh et prennent le pouvoir, qu’ils garderont jusqu’au 7 janvier 1979. La République khmère devient l’État du Kampuchéa démocratique. D’obédience maoïste, les Khmers rouges entreprennent de vider les principales villes de leurs habitants dès le lendemain de leur arrivée au pouvoir. En trois jours, les habitants de Phnom Penh sont poussés sur les routes, à destination de différentes zones rurales du pays. Certains auteurs ont qualifié ce processus violent de « désurbanisation » (Durand-Lasserve, 1984 : 340).
Les estimations du nombre de morts causées par le régime khmer rouge varient en fonction des auteurs. Pour A. Carrier, sur une population estimée en 1975 à 8 millions d’habitants au Cambodge, et à 1,8 million à Phnom Penh, 1,7 million de Cambodgiens seraient morts entre 1975 et 1979 dans le pays, dont 500 000 habitants de Phnom Penh (Carrier, 2007 : 125).
M. Sliwinski estime, quant à lui, que sur les 2,5 millions d’habitants de Phnom Penh et de Kandal, sa province environnante, 1,1 million serait mort sous le régime khmer rouge (Sliwinski, 1995 : 27). Ces chiffres feraient de Phnom Penh et de ses territoires limitrophes les espaces ayant subi en proportion le plus de pertes humaines (Sliwinski, 1995 : 59). L’étude de M. Sliwinski montre notamment que la très grande dispersion de la population des villes en général, et de Phnom Penh en particulier, se caractérise par un éclatement géographique de la famille, qui amoindrit les chances de survie des individus esseulés : « les familles les plus dispersées, celles de Phnom Penh, ont subi les pertes les plus sévères » (M. Sliwinski, 1995 : 112).

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Table des matières

Notes sur la transcription de l’alphabet khmer à l’alphabet latin
Notes sur la retranscription d’entretiens
Sommaire
Introduction générale – La reconstruction d’une capitale brisée : investir dans la ville
et réinvestir les espaces urbains
PREMIÈRE PARTIE – CONQUÉRIR ET PRODUIRE LES ESPACES URBAINS : IMMOBILIER, PRIVATISATION ET MÉTROPOLISATION
Chapitre 1 – L’immobilier : une question éminemment socio-spatiale
Chapitre 2 – De l’avènement de la capitale à la compétitivité internationale
Chapitre 3 – Transformer la ville par de grands projets urbains
Conclusion de la première partie
DEUXIÈME PARTIE – RENTE, SPÉCULATION ET STRATÉGIES RÉSIDENTIELLES : PRODUCTION URBAINE ET APPROPRIATION TERRITORIALE
Chapitre 4 – La production immobilière locale entre transferts et
réappropriations
Chapitre 5 – Vivre en périphérie pour se réancrer dans la ville
Chapitre 6 – Un territoire fragmenté : préalable et résultat de la commercialisation
des espaces urbains
Conclusion de la deuxième partie
TROISIÈME PARTIE – L’ÉLABORATION DES STRATÉGIES IMMOBILIÈRES : CAPTER ET CAPITALISER LES RESSOURCES SOCIO-SPATIALES
Chapitre 7 – Contrôler l’espace pour mieux se partager le territoire
Chapitre 8 – Mobiliser des capitaux pour pratiquer l’activité immobilière
Chapitre 9 – L’activité immobilière : savoir faire avec la ville
Conclusion de la troisième partie
Conclusion générale – Une production urbaine de la conception à l’appropriation .
Annexes
Sources et références bibliographiques

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