Légitimité de la distinction langage/pensée
D’une certaine manière, il n’y a aucune légitimité à opposer strictement le langage et la pensée. Pour qui défend une approche naturaliste, il est évident que le langage n’est pas seulement un outil pour exprimer nos pensées, c’est également un produit de notre biologie et un outil qui nous permet de penser. Ence sens, le langage est de la pensée et la question de l’interface entre langage et pensée n’a pas grand sens.Même si on accepte cette manière de voir, on peut cependant délimiter un système linguistique que l’on peut facilement isoler du reste de la cognition. Par exemple, si le langage implique la pensée et même si nous menons certaines de nos réflexions grâce au langage, il suffit d’étudier les aphasiques pour se rendre compte que la cognition ne se limite pas à et n’est pas strictement déterminée par l’existence d’un langage. Il existe différentes formes d’aphasie qui vont de l’agrammatisme à la dysprosodie en passant jargonaphasie ou la dyssyntaxie.
Dans chacun de ces cas, ce qui est documenté de manière consistante, c’est que l’absence partielle ou complète du langage n’est pas accompagnée d’une élimination des capacités cognitives. L’on peut donc a priori convenir avec Fodor (1975) qu’il y a une relative modularité de l’esprit et que les différentes parties du cerveau responsables de nos capacités linguistiques ne contrôlent pas les autres aspects de la cognition humaine. Sur le plan biologique, la faculté de langage elle‐même est modulaire avec certaines régions du cerveau s’occupant exclusivement de la syntaxe alors que d’autres gèrent la nominalisation et d’autres encore de la phonologie. On peut donc définir biologiquement un système linguistique dont il est intéressant de voir comment il s’intègre au reste de la cognition humaine.
La notion de langage
Une autre question qui se pose, quand on accepte la légitimité de la distinction d’un système linguistique est celle de savoir en quoi consiste le langage. Nous avons dit que le langage lui‐même est modulaire avec différents aspects gérés par différentes parties du cerveau humain. Si tel est le cas, quelle est la légitimité de regrouper ces différents aspects dans une même catégorie, celle de langage ? Avant de répondre à cette question essayons simplement de définir la notion de langage. On peut employer le mot langage sous au moins deux acceptions non exclusives l’une de l’autre :
• On peut considérer qu’un langage est un système de signes structurés permettant, à partir d’un nombre fini de signes primitifs d’engendrer un certain nombre de signes finaux en déployant des règles de production bien définies. C’est en ce sens que les mathématiques, la logique ou même l’art constituent des langages. Ces systèmes formels ne sont pas nécessairement destinés à être décodés mais sont simplement un moyen naturel ou artificiel grâce auquel l’information est encodée. Ainsi, dire comme le faisait Galilée que le livre de la nature est écrit en langage mathématique ne présuppose pas nécessairement qu’il y ait un locuteur de ce langage qui encode l’information sous cette forme ou qui la découvre. Tout ce que ça dit, c’est que l’information sur la nature est disponible et lisible sous cette forme qu’il y ait ou non une entité capable de la décoder. Les langues naturelles sont considérées comme des systèmes formels comme les autres ayant une structure grammaticale qui permet d’engendrer, à partir d’unités comme les mots et de règles de combinaisons comme les règles grammaticales, des phrases qui peuvent être en nombre potentiellement infini. Une telle manière de voir est commune aux structuralistes, aux sémanticiens formels et aux linguistes génératifs quelles que soient par ailleurs leurs différences.
• Une seconde acception voit le langage comme étant essentiellement un moyen de communication permettant de transmettre intentionnellement de l’information à un ou des congénères. C’est une approche pragmatique du langage qui peut faire abstraction de sa structure pour se focaliser sur ses usages. Le danger étant bien évidemment de perdre de vue la complexité du langage en tant que système formel pour n’en conserver que l’aspect codique. Si l’on a cette vision pragmatique du langage, on met ensemble la communication animale et le langage humain, tous deux étant des instruments facilitant l’interaction avec les congénères.
La notion de langage qui nous intéressera dans ce travail combinera nécessairement ces deux acceptions du terme langage. Un langage qui ne serait pas au moins un système formel avec des termes primitifs et une grammaire permettant d’engendrer d’autres termes serait trop pauvre pour prétendre représenter les langues humaines qui sont ici notre principal objet d’étude. Bien avant l’avènement de la linguistique générative, il a toujours été clair que pour qu’on puisse parler de langage, il faut au moins un système de signes ainsi que des règles de concaténation de ces signes. Autrement, on aurait à manipuler une infinité de noms qui ne pourraient servir qu’à désigner des objets. Par ailleurs, l’idée d’un langage qui ne servirait pas à communiquer nous paraît intenable. Chomsky soutient certes que le but premier du langage n’est pas la communication mais même dans sa conception, un langage actualisé sert à communiquer. Même si l’on accepte son hypothèse selon laquelle la faculté de langage est une faculté innée ayant sans doute émergé pour nous aider à manipuler de l’information, il n’en demeure pas moins que nous n’utilisons pas seulement cette faculté pour penser mais également pour communiquer avec nos semblables et leur transmettre de l’information.
Apprendre de nos cousins
L’enseignement du langage aux primates non humains
Les premiers essais pour apprendre le langage aux animaux datent du début du XXème siècle et se sont soldé par des échecs : malgré des années d’insistance, William H. Furness III dut se résoudre à admettre qu’il n’arrivait pas à enseigner le langage à un orang‐outang. A posteriori, les primatologues comprendront pourquoi il était fatal qu’il en fût ainsi : ces études confondaient langage et parole et visaient à apprendre aux singes à faire usage de la parole pour exprimer leurs désirs et pensées et communiquer avec les humains. En 1925, Yerkes affirme que si de telles entreprises sont vouées à l’échec, c’est pour des raisons non pas cognitives mais simplement physiologiques. Les primates non humains n’ont pas l’équipement nécessaire à l’énonciation des sons de la langue, cela ne nous renseigne pas du tout sur l’existence ou non dans leur cerveau de l’équipement permettant de la compréhension du langage et son éventuel exercice. Pour trancher, Yerkes suggérera d’essayer de leur enseigner le langage des signes.
Cette suggestion sera reprise et mise en œuvre en 1966 par Allen et Béatrice Gardner qui enseignent l’A.S.L. (American Sign Language, langage des signes américain) à un singe. Avant eux, en 1964 déjà, David et Ann Premack avaient commencé à enseigner une langue des signes de leur création. Les Gardner et les Premack ne sont pas les seuls chercheurs à avoir réussi à enseigner le langage à des primates mais d’une part ils sont les premiers à l’avoir fait, et d’autre part, presque tous les chercheurs dans ce domaine ont été formés par leurs groupes respectifs. Nous nous appesantirons donc principalement sur leurs travaux mais terminerons en évoquant l’apport plus récent d’autres chercheurs du domaine comme Sue Savage‐Rumbaugh et Michael Tomasello.
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Table des matières
INTRODUCTION
PRÉLIMINAIRES
LÉGITIMITÉ DE LA DISTINCTION LANGAGE/PENSÉE
LA NOTION DE LANGAGE
APPRENDRE DE NOS COUSINS
L’ENSEIGNEMENT DU LANGAGE AUX PRIMATES NON HUMAINS
PRODUCTIVITÉ ET SYSTÉMATICITÉ
QU’EST‐CE QUE LA PENSÉE
LA THÉORIE REPRÉSENTATIONNELLE DE L’ESPRIT
LA THÉORIE ICONIQUE DE LA COGNITION
LE CONNEXIONNISME
DIRECTIONS
FORME LOGIQUE ET FORME GRAMMATICALE
FREGE & LES LANGUES NATURELLES
LE PROJET FRÉGÉEN
LE PIÈGE DE LA SUBJECTIVITÉ
SENS & DÉNOTATION
SE MÉFIER DE LA GRAMMAIRE
CONCLUSION
L’EXEMPLE DES DESCRIPTIONS DÉFINIES
RUSSELL ET LES DESCRIPTIONS
CRITIQUES STRAWSONIENNES
RÉPLIQUES RUSSELLIENNES
USAGE RÉFÉRENTIEL & USAGE ATTRIBUTIF
CONCLUSION
FORME LOGIQUE ET FORME GRAMMATICALE CHEZ DAVIDSON
LA VÉRITÉ SELON TARSKI
DAVIDSON ET LA CONVENTION T
LA FORME LOGIQUE DES PHRASES D’ACTION
CONCLUSION: L’IMPASSE FORMALISTE
CRITIQUES DES PHILOSOPHES DU LANGAGE ORDINAIRE
LES LIMITES DE LA FORMALISATION LOGIQUE CLASSIQUE
SORTIE D’IMPASSE
RÉALISER LE PROJET FRÉGÉEN
DAVID LEWIS ET LES ADVERBES DE QUANTIFICATION
LE PROGRAMME MONTAGOVIEN
Montague critique de Chomsky
Une grammaire universelle
Syntaxe
Sémantique
Théorie de la signification
Théorie de la référence
Les NP comme quantificateurs généralisés
CONCLUSION
GRICE : DE LA SIGNIFICATION NON‐NATURELLE AUX IMPLICATURES
SIGNIFICATION NATURELLE VS SIGNIFICATION NON NATURELLE
UN DÉTOUR PAR LES SENSE‐DATA
La théorie causale de la perception
Austin et les sense data
La condition D‐D au secours de la TCP
UNE LOGIQUE DE LA CONVERSATION
La notion d’implicature
Les maximes de la conversation
Les implicatures conversationnelles
CONCLUSION
UNE THÉORIE UNIFIÉE DE L’INTERFACE LANGAGE/PENSÉE
LE LANGAGE COMME SYNTAXE
LE MENTALISME NATIVISTE
L’omniprésence de l’idiome intentionnel
La pauvreté du stimulus
LA NATURE DE LA GRAMMAIRE UNIVERSELLE
Comment représenter
Une syntaxe autonome
Le contenu de la théorie : transformations & LF
Transformations
De la structure profonde au niveau LF
Le niveau LF
DE L’INTERFACE SYNTAXE/SÉMANTIQUE À L’INTERFACE LANGAGE/PENSÉE
LF, NIVEAU SYNTAXIQUE OU SÉMANTIQUE ?
LE DÉMANTÈLEMENT DE L’ARCHITECTURE GRAMMATICALE SELON JACOBSON
Différentes architectures
Critique de la théorie moderne
À L’INTERFACE LANGAGE/PENSÉE
APPLICATION AUX IMPLICATURES SCALAIRES
LES NÉO‐GRICÉENS ET LES IMPLICATURES SCALAIRES
Principe R et Principe Q
Implicatures et échelles scalaires
Justification des implicatures scalaires
Limites de l’analyse néo‐gricéenne
LES ÉCHELLES SCALAIRES ENTRE SÉMANTIQUE ET PRAGMATIQUE
Une critique de l’approche standard
Environnements négatifs et implicatures scalaires
Implicatures enchâssées et interface langage/pensée
CONCLUSION GÉNÉRALE
BIBLIOGRAPHIE