L’écriture sérielle comme matrice de la disjonction (morts aux suspects et fatum) 

Du mécanique plaqué sur du vivant

Subissant son propre poids ou celui d’un corps extérieur mais, devant, selon ce que la progression dramatique requière, avancer ou rester stable, le personnage de Dumont est forcé de s’inscrire dans un décor qui demeure hostile ou inadapté à ses mouvements. Pour le dire simplement, il n’est jamais au bon endroit au bon moment. A cette propriété générale du personnage comique, nous ajoutons une particularité propre – à notre connaissance – aux films de notre corpus : le héros dumontien n’est jamais en mouvement quand il le faudrait. Ce procédé est simple et travaille l’« effet de raideur ou de vitesse acquise » défini par Bergson. Ce qu’il y a de risible, notamment chez Van Der Weyden et Machin, c’est « une certaine raideur mécanique là où l’on voudrait trouver la souplesse attentive et la vivante flexibilité d’une personne» selon la fameuse formule de Bergson. Le talent de Dumont est de transformer cette raideur en énergie comique de telle sorte que la vue d’un personnage empêché par son propre corps provoque non seulement un rire mais aussi une fascination qui prime sur tout autre événement à l’intérieur du plan. Paradoxalement, l’inertie des personnages créerait une sorte de « frénésie comique ». Celle-ci nous semble être une notion opérante sur deux niveaux d’analyse du film.
D’abord la frénésie constituerait, pour les personnages, une réponse possible à l’inertie que la diégèse leur fait subir. Dans P’tit Quinquin comme dans Ma Loute et Jeannette, Dumont enferme ses personnages dans un système clos à l’intérieur duquel la frénésie, c’est-à-dire l’action répétée et incohérente, est la seule réponse. La marge d’action étant restreinte, la seule possibilité est l’erreur,l’oubli, l’incohérence. En ce sens, nous avançons l’idée d’une frénésie comique pour rendre compte d’un mouvement contradictoire et interne qui puisse dire à la fois la fragilité et la furie des personnages-acteurs. A force de se courber sous l’effet de la durée, d’être empêché par son propre corps, le personnage dumontien serait en proie à des manifestations délirantes et violentes, à la démence et – finalité dans tout film de Bruno Dumont – à la transe. Les mouvements incohérents seraient alors les symptômes de cette inertie tandis que les grimaces en seraient des ripostes impuissantes. La grimace, qu’elle soit enfantine (celle de P’tit Quinquin à son amoureuse au début de la série éponyme, celle de protestation que le petit frère de Ma Loute adresse à sa mère) ou le résultat d’un visage déformé par la tristesse (celui du mari de madame Lebleu pendant les funérailles), est ainsi autant l’impulsion de cette frénésie qu’une mise à distance de la situation dramatique .

Corruption de la durée par le gag et réciproque

Une dernière propriété de la frénésie comique pourrait être celle de rendre imprévisibles les situations traversées. Nous présumons en effet que les films comiques de Dumont s’appuient sur cette impression d’inertie pour surprendre leurs spectateurs. Par un effet de déséquilibre constant, l’instabilité des personnages influence l’enchaînement des actions et le déroulement du récit s’en trouve difficile à présager. Cette instabilité participe à un manque de rythme consciencieusement orchestré (l’absence de rythme ou le faux rythme étant un rythme en soit) et susceptible de provoquer le rire. L’inertie frénétique de ces films ne se limite donc pas uniquement aux personnages-acteurs mais contribue à rehausser la surprise du gag. La corruption de la durée par le gag est, par exemple, particulièrement visible dans la scène de Jeannette dans laquelle le personnage éponyme réussit à persuader son oncle de l’aider à partir. Après que l’oncle lui ait confié que son père l’avait chargé de lui retirer ses envies de partir, Jeanne réussit à convaincre son oncle et va chercher ses affaires dans la petite maison familiale.
Là où, dans un montage classique, on aurait pu attendre un morcellement de l’action, ici l’attente du retour de Jeanne nous ait montré en plan séquence et cela sans que la caméra ne change de position ou d’axe par rapport à la conversation de départ. Le personnage de Jeanne reste à l’intérieur pendant exactement dix secondes (ce qui paraît être, si l’on considère les événements rationnellement, un temps court pour faire des adieux) pendant que le spectateur demeure à l’extérieur en compagnie de l’oncle qui atèle le cheval qui servira à la fuite [Fig. 08]. Jeanne ressort de la maison, l’oncle se dirige vers elle, installe la selle sur le cheval et, alors rien que n’y laissait présager, se met à quatre pattes pour servir de marchepied à Jeanne [Fig. 09]. L’enchaînement de l’attente et de la surprise provoque ici le plaisir du gag. Plus précisément, l’usage du plan séquence
permet à Dumont de créer un rythme comique inédit qui ménage habilement énergie comique et statisme dramatique : le gag est d’autant plus efficace quand il survient après un long moment d’inaction et vient perturber ou conclure un plan qui dure. Réciproquement, la durée, qui précède ou qui suit le gag, devient constitutive du gag de telle sorte qu’elle en devient le fondement ou la prolongation, et que l’on assiste, en même temps qu’une corruption de la durée par le gag, à une propagation du gag par la durée. La cohabitation de l’énergie comique et du statisme dramatique ne consiste donc pas seulement en une dualité entre deux registres opposés voire hétérogènes, mais bien un double mouvement qui donne son rythme aux films.

L’absence de résolution personnifiée dans P’tit Quinquin

Nous avons précédemment vu que tous les éventuels coupables mourraient un par un dans P’tit Quinquin, de sorte qu’il n’y avait plus personne à soupçonner à la fin de la série. Celle-ci ne propose pas de résolution claire sur l’identité du tueur et de ses motivations et s’acquitte originalement du précepte de Fosca selon lequel « La solution, qui concorde parfaitement avec les faits, est totalement imprévue ». En effet, c’est précisément parce que P’tit Quinquin ne propose pas de solution que sa conclusion est surprenante. Quatre pistes, étroitement corrélées entre elles et potentiellement avérées au même degré, sont cependant envisageables à partir de sa fin ouverte et doivent permettre de comprendre comment, en jouant avec la promesse d’un dénouement et l’imagination du spectateur, Dumont s’émancipe du cadre défini par le récit d’enquête « pour aller en trouver les issues possibles dans le répertoire du déjà-dit ». Celles-ci sont
circonscrites aux personnes et aux entités présentes dans la cour de ferme des Lebleu, théâtre de la dernière séquence de la série [Fig. 38].
Nous avons compté trois potentiels coupables, trois hommes parmi lesquels un handicapé mental, un enfant et son père. Soit, à l’exception du père, des profils auxquels le récit policier traditionnel refuse de faire endosser le costume du coupable sous peine de trahir des facilités dans l’élaboration de l’enquête.
Le premier (dans la chronologie de la séquence) désigné coupable semble être Dany Lebleu, l’oncle atteint de handicap mental. Cette piste est appuyée visuellement au cours de cette dernière séquence tant par le choix des différentes valeurs de plans que par les trajectoires des personnages dans l’espace de la cour de ferme. Avant de les analyser, un bref retour en arrière dans le récit est nécessaire car deux séquences précédentes préparaient une ambiguïté autour du
personnage. La première montrait Dany qui déambulait seul dans la cour de ferme avant d’apercevoir au loin le tumulte du concours de chant où se trouvaient son neveu et tous les habitants du village. Elle témoignait de sa solitude et de sa mise à l’écart et pouvait à ce titre expliquer ses motivations. La seconde le voit rôder entre des arbustes épineux et parvenir au champ qui sépare la ferme des Lebleu et des Terrier. Cette séquence ne figure pas à l’intérieur du scénario de la série mais alimente pourtant certains doutes puisqu’elle succède à celle qui suggérait la mort d’Aurélie Terrier. La présence de Dany à la lisière des deux corps de fermes après le meurtre de sa voisine est d’autant plus troublante que si le scénario fait certes mention d’une « ombre » qui rôde « (…) bien en vue au loin des bâtis obscurs des corps de fermes de Zuphen : celui des Lebleu et des Terrier. », celle-ci n’est pas explicitement attribuée au personnage de Dany. La « traversée de l’encre de fourrés d’aubépines et de sureaux fort nourris et glorieux » correspond pourtant à la trajectoire montrée dans la séquence filmée où apparaît Dany et, plus encore, c’est bien « au sortir des griffes des épines des arbustes » que celui-ci parvient jusqu’au champ qui sépare les deux domaines. Pourtant dans le scénario, Dumont nomme cette ombre « Lémure » du nom antique « d’un spectre d’un mort qui revenait tourmenter les vivants » et termine le passage par le départ de cette ombre vers le « domaine où il fut versé». Dumont n’aurait-il décidé qu’au tournage que cette ombre serait celle de Dany ? Ou ce lémure n’est-il pas tout simplement le fantôme évanescent de la jeune Terrier ? Au-delà du scénario écrit, qui ne peut-être une garantie totalement fiable tant les transformations entre l’écriture et le tournage sont courantes et nécessaires, nous nous appuyons sur le fait que ces deux séquences aient la particularité commune de figurer parmi les rares scènes nocturnes de la série. S’il est de coutume d’associer le criminel à la nuit, à ce qu’elle cache, le procédé interroge ici car la lune y est basse et le jour crépusculaire teintant l’horizon d’un voile gris qui donne à la scène un aspect biblique. Caché à l’intérieur de la cour de ferme des Lebleu le jour, mais sillonnant le paysage la nuit, Dany serait la clé de voûte du récit. Enceinte du spectacle final et point gravitationnel de l’enquête, cette cour amène le duo Weyden-Carpentier face à un Dany tournant sur lui-même. L’entrée de la cour leur étant refusée (barrée par des chevaux attelés) et Dany (ce « drôle de zèbre » comme le décrit Weyden) y dansant seul, la scène revêt soudain des caractères d’évidence comme si toutes les épreuves de l’enquête les avaient emmenées jusqu’ici et jusqu’à Dany, soit, peut-être ce qu’elle cachait. Traversés de cette même intuition, Weyden et Carpentier épient Dany d’un soupçon nouveau.
Puis la voix paniquée du père de Quinquin résonne dans la cour à la recherche de Dany. Quinquin et son père sortent de la grange et semblent désagréablement surpris de la présence du duo d’enquêteurs. Comme si cette réaction était une preuve supplémentaire, Weyden s’avance vers Dany et, dans un geste tant sublime qu’irrationnel, s’agenouille à ses pieds. Pour la première fois depuis le début de l’enquête, Weyden tient sa position, il est stable. Un plan d’ensemble donne alors la mesure de l’affrontement qui se profile : Carpentier en retrait, Quinquin et son père dressés, côte à côte, comme s’ils craignaient – peut-être – une pulsion violente de la part de Dany, celui-ci mains postées, après plusieurs incoercibles gesticulations, dans le dos, comme un enfant à qui l’on aurait ordonné de bien se tenir ou un suspect à qui l’on aurait mis les menottes et Weyden à ses pieds. La cour de ferme des Lebleu, comme le cimetière de Sad Hill de Le Bon, La Brute et le Truand, est alors le théâtre d’un triple duel et d’un ballet incertain dans lequel on ne peut présager des intentions et des rôles. Si Dany est le coupable, est-il protégé par son frère et son neveu ? Sont-ils complices ? Weyden a-t-il compris quelque chose qui a échappé au spectateur ? Comme dans la mise à mort finale d’un western, un silence, ici perturbé subrepticement non pas par le vent et les boules de Tumbleweed mais par les caquètements des poules, semble préparer un déchaînement de violence et, comme dans le film de Leone, la montée en tension est notamment assurée par l’alternance entre plan large et plan serré, entre l’arène et les combattants. Au plan d’ensemble succède ainsi un gros plan en contreplongée sur le visage de Dany qui le crédibilise en tant que menace [Fig. 39].
Weyden pointe Quinquin et son père comme le cow-boy réglerait la mire, puis les informe d’un nouveau meurtre (celui de Mme Campin) tout en restant à genoux. Weyden semble ne pas vouloir lâcher sa proie et, en demeurant à ses pieds, s’assurer de tenir définitivement le coupable. Mais c’est plus tard dans la séquence et par un échange de regards, en champ-contrechamp et en gros plans, que Van Der Weyden et Dany s’affrontent. L’échelle de plan se resserre sur les yeux rougis du commandant et sur le regard ahuri de Dany, le premier jaugeant l’autre d’un air soupçonneux. Que vaut à Weyden cette émotion ? La vérité lui apparaît-elle dans les yeux de Dany ? A-t-il peur d’elle ? La théorie d’une violence pulsionnelle chez ce personnage s’est entre temps renforcée puisqu’au retour de Weyden dans la cour, Carpentier est pris au piège de Dany qui lui serre très fort le bras. Il est alors impossible de savoir quelles sont ses intentions et de cerner la nature de l’accolade (est-ce pour jouer ou pour faire mal?). La réaction énigmatique de Van Der Weyden ne nous aidera pas davantage car, après avoir enjoint son coéquipier à passer les menottes à Dany et avertit de ne pas se laisser « faire exterminer » car se situant « dans les ondes du démon », il s’en va en toute hâte et confesse, en partant de la cour, qu’il « rigole ». Pourquoi quitter la cour s’il est convaincu que Dany est le meurtrier ? Était-ce simplement une blague ? La même ambivalence se retrouve dans le scénario :
Roger Van Der Weyden plongea dans les pupilles de Dany, il vit ce qu’il vit : les extrémités filandreuses de sa condition, le fondement, le dormition et les ombres de l’enfer qu’était l’homme, le démon. Mais, à force, à l’accoutumance des ténèbres à la persistance rétinienne, il y vit la transfiguration d’une lueur infime qui irradia son spectre et le nimba d’hermine.
Livrant une vision plus nuancée de l’état d’âme de Weyden, le scénario insiste de manière très précise sur les yeux de Dany et sur les visions qu’ils génèrent chez le commandant. Et si les yeux de Dany étaient porteurs d’un message ? Et si les gros plans sur ses yeux n’étaient pas autant de façons de nous dire qu’il avait tout vu, des crimes et de l’horreur ? Nous aurions alors supposé à l’envers : Dany serait témoin plutôt que coupable. Si Dany est associé à la nuit, c’est à la fois parce qu’il est celui qu’on ne doit pas voir et celui qui voit tout. Pire, il serait empêché par sa propre condition de dire ce qu’il a vu ; ne resterait alors qu’à lire dans ses pupilles. Finalement, d’un côté comme de l’autre, du scénario au film, et au-delà des divisions marquées entre ces deux hypothèses, on ne peut que concéder l’absence volontaire de résolution définitive. Cependant, l’attention portée à l’iris de Dany nous permet éventuellement de déchiffrer un message final. Gageons que le « démon » que croit apercevoir Weyden dans les yeux de Dany et qui devient, à force de contemplation, « une lueur infime » signifie que toute notion de culpabilité est ici absorbée dans la plénitude du moment, une plénitude sacrée qui viendrait combler l’incomplétude du sens. En se jetant au plus profond des yeux de Dany, Weyden ferait ainsi l’expérience de la conscience universelle. La dernière image de Dany accrédite ce possible message tout en en perpétuant le double-sens : laissé seul dans la cour, il lève les yeux vers le soleil et, dans une image épiphanique, apparaît à la fois accablé par sa lumière et innocenté, incarnation des ténèbres en même temps que de pureté. Finalement, et pour se risquer à une formule définitive, il nous semble que Dumont ait écrit le personnage de Dany de façon à entretenir ad infinitum l’ambivalence d’un ange possiblement exterminateur.
Le père de Quinquin est également suspect puisqu’il a caché aux enquêteurs son lien de parenté proche avec Monsieur Lebleu : ils sont frères. Ce mensonge – présenté plutôt comme un non-dit par le protagoniste puisqu’il prétend que le commandant ne lui a simplement « pas demandé » – cache un conflit d’héritage entre les deux frères qui pourrait expliquer les motivations derrière le crime du couple Lebleu. Mais quid des assassinats de M.Bhiri et de Mme Campin, amant et maîtresse des Lebleu ? Ce personnage, que nous nous garderons bien de nommer Monsieur Lebleu pour éviter les confusions, n’a aucune raison de leur en vouloir personnellement. Plus spécifiquement, le père de Quinquin pourrait représenter le « coupable idéal » selon l’expression consacrée et cela pour deux raisons. Tout d’abord, le spectateur de P’tit Quinquin est amené, comme tout spectateur de série policière, à présager une culpabilité selon l’apparence ou l’attitude des suspects qu’on lui présente. Que le casting soit composé de personnes aux physiques atypiques empêche sciemment ce mécanisme trop facile mais la physiologie de cet acteur inspire une crainte particulière et donc un soupçon. En effet, son visage sali et impassible lui donne un aspect d’outre-tombe, rappelant à la fois les mineurs du nord et les poilus de la Grande Guerre tandis que sa grande taille et la raideur de ses enjambées lui donnent une démarche énervée. De plus, son absence de parole est inquiétante car l’adage requiert que, sur l’échiquier de la fiction policière, la figure muette soit suspecte. D’ailleurs, la scène qui précédait pouvait appuyer sa culpabilité puisqu’elle reposait sur une confrontation larvée entre lui et Van Der Weyden et que son silence semblait cacher quelques mensonges. Le premier observait le second monter son cheval blanc sans rien dire et, entre les (rares) mots, se jouait un interrogatoire. La séquence se termine là encore par un regard potentiellement signifiant [Fig. 40]. Alors que Weyden et Carpentier s’en vont interroger Dany, le personnage profite qu’ils sont de dos pour se retourner brièvement vers son champ. Que cherche-t-il alors du regard ? Son cheval blanc ? Notons que l’éclairage est ici disposé de façon à sortir ses yeux de l’ombre dans laquelle les haies plongent toute la scène.

Résolution par le regard, résolution par le départ

Ainsi dans P’tit Quinquin, Dumont parvient, par différents circuits de regards, à évacuer le mystère dans le blanc des yeux. La fin est contenue dans les regards de Weyden, Dany et Quinquin et dans leurs interactions.
Délesté du mystère autour de l’identité des coupables, Ma Loute présente d’autres enjeux à la résolution mais en vient à la même solution scopique. Premièrement, il ne s’agit plus de connaître le coupable mais de voir comment les autres personnages prennent connaissance de cette information. Or, Dumont détourne une nouvelle fois les expectations en faisant perdurer le mystère à l’intérieur du récit et ce jusqu’à la fin du film. En fournissant l’identité des criminels en même temps que leurs motivations dès le début de son histoire, Ma Loute prive le spectateur d’une progression herméneutique et d’une « explosion de la vérité » que P’tit Quinquin avait tout de même laissé miroiter et perpétue ce sacrilège en faisant perdurer le mystère auprès de ses personnages. Les Brufort ont capturé dans leurs filets de pêche trois victimes au sein de la famille Van Peteghen (Billie, sa mère Aude, et Christian Van Peteghen, l’oncle fou) et les ont ramenés chez eux pour les manger. Ma Loute décide seul de les sauver en les remorquant dans le filet. Les enquêteurs se satisferont d’avoir retrouvé les Van Peteghen sains et saufs et les Brufort ne seront pas inquiétés puisqu’ Aude et Christian Van Peteghen ont été rendus amnésiques par les coups de pagaie de la mère Brufort et que Billie saura gré à son ex-amour Ma Loute de les avoir sauvés comme en témoigne leur dernier échange de regards. Ma Loute finit sur ce secret sans que le spectateur ait pu partager le plaisir de connaître l’identité du criminel. Empathie empêchée donc entre le spectateur et l’enquêteur mais pas entre Ma Loute et Billie puisque, pendant que tous les autres personnages (la famille Van Peteghen, les policiers, une fanfare réunie à l’occasion de la fin de l’enquête, le prêtre, etc) courent sur la plage après le corps gonflé et volant de Machin, les deux adolescents s’échangent un dernier regard à valeur d’harmonie finale.
Le regard amoureux est une conciliation classique chez le réalisateur, il l’a déjà éprouvé à la fin de Flandres notamment. Avec l’arrivée du comique, Dumont n’a pas hésité à étendre le procédé à des couples plus inattendus tel que celui formé à la toute fin de Ma Loute par Machin et André Van Peteghen [Fig. 49].
Reconnaissant à l’inspecteur de lui avoir ramené les membres de sa famille, André est soulagé de voir le corps de Machin s’écrouler sur la plage à tel point qu’avant de le relever, il l’embrasse dans le cou. Puis ils se fixent tous deux, André Van Peteghen répétant « Merci, Machin, Merci ». Puis c’est au tour de Machin d’embrasser André. Dans cette longue étreinte est célébrée la réunion impossible non seulement de deux corps sociaux mais aussi de deux modalités d’être comique. Entre un acteur dit amateur et un autre professionnel, deux façons de jouer la comédie sont alors exaltées. C’est la communion de deux corps s’exprimant de façon totalement inverse mais que le film a aimantée. La résolution évacue la dissension. En ce sens, le cinéma de Dumont est venu jouer son rôle de jonction et a fait rencontrer, par le regard, ceux qui n’étaient pas destinés à se regarder. Le regard est un moment sacré de contact retrouvé in extremis et, à cet égard, il forge un sentiment de totalité et de plénitude grâce à sa force de dépassement indescriptible.
Si elle ne repose pas sur un regard, la fin de Jeannette travaille l’idée de départ dans toute son ampleur philosophique. Jeanne s’en va de Domrémy avec son oncle [Fig. 50]. Ce départ marque un point de non-retour dans les deux sens du terme. Nous savons d’abord que Jeanne ne reviendra pas, que le voyage qui débute la mènera vers le champ de bataille puis la mort. La fin de Jeannette ne consiste pas seulement en un départ, et l’on pourrait y inclure la scène où Jeanne parvient à convaincre son oncle de l’accompagner et le début de leur voyage. Cet agencement narratif nous est indiqué par le travail de Paul Ricoeur sur la théorie du récit et sur les fins. Selon celle-ci, chaque conclusion nécessite une rupture, un point de non-retour que Ricoeur conceptualise sous le terme de passage de l’immanence du récit à l’imminence de la fin du récit. Cela établit que tout récit fonctionne sur l’idée d’une fin immanente (la mort de Jeanne au bûcher ou au champ de bataille), sans cesse remise à plus tard par la présence d’une « crise » (Jeanne est retenue par les siens), mais qu’un point de passage concomitant à la fin de la crise permet de passer à l’imminence de la fin du récit. Tout se jouerait alors au moment où Jeanne affirme sa voix discordante, où elle prend le pas sur son amie Hauviette et son oncle. La crise serait dans la disjonction de Jeanne avec son territoire. C’est ce point de passage qui nous intéresse et les conventions de représentations qu’il implique : « La crise ne marque pas l’absence de toute fin, mais la conversion de la fin imminente en fin immanente.126 ». Bien que le film abandonne le récit du mythe en plein milieu, il ne s’achève pas sur un point d’interrogation concernant les émotions et les pensées du personnage principal. Le spectateur est en mesure de répondre à la question que pose le film – c’est-à-dire comment est né l’engagement de Jeanne D’Arc – et peut trouver une solution aux émotions suscitées par l’appel divin. Nous assistons alors à un climax narratif puisque ce moment correspond à un changement irréversible et absolu qui marque autant la fin du film que le début du mythe : le point de passage propre à Jeannette semble se situer dans l’au revoir qu’elle adresse à ses parents qui ne se doutent de rien. L’adieu caché aux parents annonce la mort de la jeune fille et la naissance de la combattante. La fin de Jeannette serait – comme celle de P’tit Quinquin – tournée vers l’infini et le non-défini. A la fois signifiante et vide, elle permet d’aller contre le temps du mythe et d’empêcher tout arrêt sur image. La chute de l’oncle avant de monter sur le cheval termine ainsi de tuer le mythe dans l’oeuf tandis que la partition musicale marque ce point de non-retour avec les bruits de sabots du cheval dans l’eau qui envahissent progressivement la composition au point de fonctionner comme une forme de vague musicale de plus en plus intense et rythmique. Après avoir déréalisé l’espace des dunes, devenu abstrait pour mieux contenir un mythe intemporel, Dumont rattache le personnage historique à la vie présente que métaphorise le contact avec l’eau et le comique de geste. Dumont persiste et signe son refus de situer son récit dans une époque de référence pour mieux façonner sa Jeannette. Le départ marque paradoxalement un arrêt dans le déroulé biographique, il est restrictif car, en ne continuant pas dans la voie attendue, le film signifie par sa conclusion que l’intensité était dans l’avant, dans ce qui préfigurait le mythe.
Nous pensons ainsi avoir démontré que le comique cinématographique de Dumont n’est pas dans des histoires en elles-mêmes drôles, mais dans la façon de les raconter, la dramaturgie. L’histoire est sombre mais c’est parce qu’elle n’est pas traitée sombrement que les films sont drôles. Le drame initial par lequel débutent P’tit Quinquin et Ma Loute fournit en effet à la comédie un terreau durable. Le mystère émanant de l’acte meurtrier fondateur de la diégèse est d’autant plus grand qu’il prend sa source dans le concret le plus prosaïque. En ce sens, les histoires des films frôlent quelquefois le tragique mais leurs récits autorisent un rire salvateur.
Au coeur de la disjonction, l’écriture de P’tit Quinquin prend en compte les habitus du téléspectateur en matière de série télévisée pour produire un rire réflexif sur ses rouages narratifs. Ma Loute fait également rire de la norme par une construction favorisant la comparaison entre les classes sociales qu’elle dépeint. Le choc qui s’opère par les points de rencontre entre ces univers à priori sans rapport emmène ainsi le récit meurtrier de Ma Loute vers le risible et confronte le spectateur à certains tabous de représentations. P’tit Quinquin marque également une véritable révolution épistémologique dans le travail de conception de l’univers diégétique car les contraintes du format sériel ont amené le réalisateur à reprendre à son compte certains principes narratifs tels que la répétition, la digression et la multiplication des protagonistes. Ma Loute comme Jeannette se sont inscrits dans la continuité du travail de caractérisation de P’tit Quinquin en proposant une plus grande variété de personnages et en associant des registres comiques à chacun d’eux. Quant au mode de narration choisi, P’tit Quinquin et Ma Loute s’éloignent de la structure narrative duelle qui fait la particularité du récit policier. En effet, ni P’tit Quinquin ni Ma Loute ne reposent sur ce que Tzetan Todorov définit, après bien d’autres, comme une dualité entre « l’histoire du crime et l’histoire de l’enquête. (…) la première, celle du crime, raconte ce qui s’est effectivement passé, alors que la seconde, celle de l’enquête, explique comment le lecteur (ou le narrateur) en a pris connaissance ». P’tit Quinquin ne privilégie même aucune des deux histoires puisque la remontée à rebours vers l’explication du premier crime est incomplète (grâce aux explications de la police scientifique, l’on présume que le criminel a d’abord tué Mme Lebleu avant de la faire ingurgiter à une vache mais l’identité de celui-ci restera inconnue) et redoublée, dès la fin du premier épisode, par une succession d’autres crimes. La construction de Jeannette repose également sur un refus de la structure narrative lié au genre du biopic puisqu’elle propose sur une anti-intrigue et une ironie dramatique qui vont contre le temps du mythe.

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Table des matières

INTRODUCTION
Partie 1 – ÉNERGIE COMIQUE CONTRE STATISME DRAMATIQUE
I. Inertie frénétique
I.1. Rire de et dans la durée
I.2. Du mécanique plaqué sur du vivant
I.3. Corruption de la durée par le gag et réciproque
II. Malaise systémique
II.1. Chasser le naturel
II. 2. Récolter l’erreur : la non-conformité de l’acteur à son personnage comme principe comique
III. Action contre bruitage (vacuité de l’action)
III.1. Dissonance et dysharmonie
III.2. Une matérialité comique des sons
III.3. Jeannette ou la chorégraphie du bruit
Partie 2 – DRAMATURGIE COMIQUE
IV. La fonction ludique de l’enquête
IV.1. Le crime impossible ou le rire autorisé
IV.2. Ma Loute, drôle de récit criminel et cannibalisme pour rire
IV.3. L’écriture sérielle comme matrice de la disjonction (morts aux suspects et fatum)
V. Particularité de la péripétie dumontienne
V.I. Le gag d’apparition/disparition
V.2. L’ironie dramatique
V.3. Le champ-contrechamp ou le rebond comique
VI. Évacuation des dénouements
VI.1. L’absence de résolution personnifiée dans P’tit Quinquin
VI.2. Résolution par le regard, résolution par le départ
Partie 3 – LE PERSONNAGE DUMONTIEN, ESSENCE DRAMATIQUE DEVENUE CORPS COMIQUE
VII. Vulnérabilité et marginalité du personnage dumontien
VII.1. L’enfant
VII.2. L’enquêteur
VII.3. Le personnage atteint de handicap mental
VIII. Le comique dumontien comme rupture entre corps et langage
VIII.1. La réplique soufflée et l’importance du dispositif de l’oreillette
VIII.2. L’inaudible ou le ch’ti (répliques sans réponses)
CONCLUSION 
BIBLIOGRAPHIE 
FILMOGRAPHIE 
ANNEXES

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