L’écriture fragmentaire
Bien que l’apparition de l’écriture fragmentaire dans l’histoire des genres« ne saurait être possible qu’au prix d’un questionnement radical du concept d’histoire lui-même, traditionnellement perçu comme une totalité continue.», l’écriture fragmentaire a fait son apparition dès l’Antiquité, même si l’utilisation de cette dernière n’était que sous forme de fragments involontaires. Cette pratique post-moderne apparait explicitement, pour la première fois, dans la première journée de Théophile de Viau (1623), Les Maximes de la Rochefoucauld (1665) et enfin dans les pensées de Pascal (1670). Ces derniers ont contribué à l’évolution de l’écriture fragmentaire qui «privilégié toujours la relance du questionnement et excite l’insatisfaction»2 . L’écriture fragmentaire n’est pas sans«queue ni tête, puisque tout, au contraire, y est à la fois tête et queue, alternativement et réciproquement»,écrit Baudelaire, sans la nommer, dans une lettre à son éditeur, devenue préface deSpleen de paris. Ainsi qu’elle soit le fait de l’inconscient ou un choix d’esthétique de l’auteur, c’est à partir du XX e siècle que l’écriture fragmentaire finit par s’imposer comme genre. Ne relevant pas de l’incohérence, «Ecrire par fragment, cela serait opérer, soi même, et par avance une sélection sur une totalité déjà perdue, et que nul ne connaîtra jamais»3 Par conséquent, celleci requiert que l’auteur possède une maitrise totale de son texte et une grande vigilance du lecteur vu la complexité de cette dernière. Rajoutant à cela que le fragmentaire relève de l’inachevé et de la polyphonie car elle donne à l’auteur un espace et une liberté qui lui permettent d’enchâsser, presque tous les genres littéraires. Le fait que nous ayons évoqué la notion d’écriture fragmentaire nous oblige a brièvement citer ces pratiques sciptuaires, ou du moins les genres qui ont marqué le XXe siècle .
Le collage Au sens strict, le collage consiste à insérer sur une toile un matériau étranger et non artistique «COLLAGE : n.m. Litt. (XXe s. du vocab. pictural) composition littéraire formée d’éléments divers, prélevés dans un texte préexistant. On distingue : Collant, le texte, intégral ou partiel, qui fait l’objet d’une manipulation littéraire ; Collé, le texte qui reçoit une partie de texte emprunté ; Collage, désignant à la fois le procès qui consiste à sélectionner un texte, le découper et le restituer ailleurs, ainsi que le résultat de cette action. Si le collant figure inchangé dans le nouveau contexte, on parlera de « collage pur »(Aragon) ; s’il est modifié par inversion de termes, suppressions ou adjonctions, on le nommera « collage transformé » ; et autocollage s’il s’agit de la reprise d’un même texte ou, par le même auteur, d’un fragment antérieur. Encycl. Introduction d’un fragment scriptural dans le discours, qui déclenche des phénomènes de lecture encore mal connus. En particulier, dès qu’il est perçu, le collage considère l’entier de la littérature comme un discours clos, fini ou finissant, dont les éléments peuvent permuter à l’infini. Certains auteurs ne se bornent pas au texte écrit, ils prélèvent des fragments de conversations, des clichés, des lieux communs. En tout état de cause, il s’agit toujours du langage de la double articulation à l’exclusion de tout autre système de signe» Très proche de la citation, le collage se distingue de cette dernière par :
– Son travail sur le texte (typographie et mise en page). – Les types de collage qu’il renferme:Collage pur, transformé et l’autocollage.
Au plan typographique
Contrairement aux codes traditionnels de découpage, d’un texte ou d’une phrase, qui permet au lecteur de prendre ses repères, dans notre corpus la ponctuation est plutôt utilisée comme procédé de fragmentation. Dès lors elle devient :« «anti-classique»,[…], concourant à l’obscurité du style et au même temps à la saillance en premier plan de la parole»9Autrement dit, quand elle est incluse dans une écriture fragmentaire, la ponctuation renforce la logique fragmenté et discontinue d’uneoeuvre. Dans notre corpus, l’auteur fait un usage unique de la ponctuation, à titre d’exemple, l’utilisation des points de suspension que nous avons relevé dans le premier chapitre titré MÉTAPHYSIQUE DES SENS. «Ce jour-là, ce fut… ce fut mon Big Bang personnel.»10 «Mais c’était tout comme…»11 «Comme toutes les femmes, du reste…»12 «Mon Big Bang personnel…»13 Les segments que nous venons de relever montrent l’usage singulier que fait l’auteur des points de suspension. Traditionnellement ces derniers sont utilisés pour exprimer l’inachevé, le non-dit ou l’expression incomplète d’une idée. Ici l’auteur en fait un usage spécifique, car les trois points de suspension renvoient à la belle-mère de «Yacine». En effet durant tout le premier chapitre l’auteur nous raconte et nous décrit, la mésaventure que ce dernier a vécu avec sa belle-mère «kheïra». L’incompréhension que suscite l’utilisation des trois points de suspension, chez le lecteur, dans le premier segment que nous avons relevé (qui est la première phrase du roman aussi) s’estompe vite, on comprend alors au bout d’une deuxième et d’une troisième utilisation que l’auteur assimile ses trois points de suspension à l’aventure traumatisante que « Yacine » a vécue avec «kheïra». Donc sans citer le traumatisme, l’auteur renvoie le lecteur à ce dernier avec les trois points de suspension.
Plus loin dans le texte, c’est l’utilisation abusive du point qui désoriente le lecteur. Ce dernier est utilisé à outrance dans les carnets de bord, qui sont des passages ou l’auteurpersonnage s’exprime. Malgré l’abondance des exemples, nous avons choisi ces deux segments pour illustrer nos propos : « Je crois que cette fois, je le tiens enfin, ce fils de pute de roman. Voilà bientôt deux heures que j’écris. J’ai dû coucher une vingtaine de feuillets d’affilée. Mais c’est encore dans les limbes. Je ne veux pas de quelque chose de léger.[…] Voilà deux heures que j’écris. J’écris frénétiquement depuis deux bonnes heures d’affilée. D’une traite. D’un trait. J’ai pondu 20 feuillets. D’un trait. D’une traite. Comme un vomis. Je me demande où était toute cette vomissure. Ma frénésie littéraire n’a d’égale que mon appétit à fumer. Je fume comme une locomotive. Le cendrier est plein. J’ai dû fumer quelques cinq joints d’affilée. Je ne capte plus rien. Mais je dois continuer…»14 « Coup de barre. Pas moyen d’avancer. Je me suis encore roulé un autre joint. Je ne me sens pas bien. Je ne vois plus rien. Les lettres vacillent sous mes yeux. J’ai des serpents dans la tête. Je ne sais plus qu’est-ce que je suis en train d’écrire. Je ne cesse de penser à « IL ». Pourquoi ce silence radio ? L’air est irrespirable. Irrespirable.
La piaule empeste le tabac rance. Je n’ai pas la plus petite parcelle d’intimité. Je n’ai pas la paix pour écrire.»15 Nous avons relevé la même ponctuation dans presque tous les «carnets de bords» ou l’auteur-personnage s’exprime. Ce dernier utilise le point pour enchâsser des phrases qui parlent de son angoisse face l’écriture et exprime ainsi sa difficulté à écrire le roman, d’ailleurs cette difficulté qu’il a à écrire va se répercuter sur le roman ce qui contribue à l’effet de discontinuité et de fragmentation. L’auteur continue cette utilisation à outrance de la ponctuation avec le tiret, ce dernier n’échappe pas non plus à la logique fragmentaire dont fait preuve le texte, comme le démontre les fragments ci-dessous: «Une liberté qui se veut liberté, c’est en effet un être-qui-n’est- pas-ce-qu’il-est et qui-est-cequ’il- n’est-pas qui choisit, comme idéal d’être, l’être-ce-qu’il-n’est-pas et le n’être-pas-cequ’il- est…»16 «Nazim me sortait chaque jour une nouvelle tête nimbée de l’auréole des fous en glapissant au nom d’un impérieux vous-devriez-essayer-Maître-de-vous-requinquer -le-nombril-enl’arrosant- avec-un-peu-d’air-frais-sortir-un-peu de-votre-coquille-histoire-d’aérer-votreimagination- et puis l’enfer c’est-pas-vrai-que-c’est-toujours-les-autres-l’enfer-bien-sou- vent-est-en-nous-et-rien-de-tel-qu’une-bonne-altérité-désaltérante-pour-éteindre-ce-feucrépîtant- au-fond-de-notre-être-sous-le-slip… » .
En collant les mots les un autre par des tirets, nous pouvons constater que l’auteur utilise le tiret comme «un agent comique efficace, semblable à un coup de théâtre stylistique. Il se substitue aux transitions et fait alors jouer l’effet de surprise »18. Autrement dit, son utilisation permet non seulement à l’auteur d’entrelacer plusieurs figures de style dans une phrase (ce qui aurait était très difficile avec une ponctuation « traditionnelle »), mais aussi de créer un effet comique. Mise à part les faits typographiques que nous venons d’analyser, la majuscule connait aussi une utilisation déconcertante dans notre corpus. Alors qu’habituellement la majuscule est utilisée au début d’une phrase, après un point d’interrogation, d’exclamation ou trois points de suspension qui termine une phrase. Dans l’oeuvre de Mustapha Benfodil que nous analysons, l’usage de cette dernière est élargie vers d’autres fonctions, car mise à part les noms propres et autres usages traditionnels de la majuscule que nous venons de citer, l’auteur utilise cette dernière à une tout autre fin. Nous avons relevé plusieurs mots écrits tout en majuscules ou qui débutent avec, là où habituellement, il ne devrait pas y être, comme l’illustrent les exemples suivants :
|
Table des matières
Introduction générale
Chapitre 1 : une écriture fragmentaire
Introduction
1. L’écriture fragmentaire
1.1. Le collage
1.2. Le cut-up
1.3. La réécriture
2. L’écriture fragmentaire dans L’Archéologie du chaos (amoureux) archéologie du chaos (amoureux)
2.1. Une organisation fragmentaire
2.2. Au plan typographique
2.2.1. La ponctuation
2.3. La subjectivité de l’écriture
2.3.1. Subversion de la religion
2.4.Le roman policier conclusion
Chapitre 2 : la mise en abyme
Introduction
1. La mise en abyme
1.1. Mise en abyme de l’énonciation
1.2. Figure de l’écrivain
1.3. Figure du lecteur
1.4. Mise en abyme prospective
1.5. Mise en abyme du code
Conclusion
Chapitre3 : L’intertextualité
Introduction
1. De l’intertextualité a la transtextualité
1.1. Aux origines de l’intertextualité
1.2. La transtextualité
1.2.1. L’intertextualité
1.2.2. La paratextualité
1.2.3. La métatextualité
1.2.4. L’architextualité
1.2.5. L’hypertextualité
2. Les formes d’intertextualité
2.1. Les relations de coprésence
2.1.1. La citation
2.1.2. Le plagiat
2.1.3. L’allusion
3. Les formes d’hypertextualité
3.1. les relations de dérivation
3.1.1.La parodie
3.2.1. Le pastiche
4. L’intertextualité dans l’Archéologie du chaos (amoureux
4.1. Les relations de coprésence
4.1.1. La citation
4.1.2. Citations en épigraphe
4.1.3. Citations dans le corps du texte
4.1.3.1. L’allusion
4.2. Les relations de dérivation
4.2.1. La parodie
Conclusion
Conclusion générale
Annexe & bibliographie
Télécharger le rapport complet