L’Écriture au secret. Traduction et trahison du réel chez Virginia Woolf

My great adventure is really Proust. Well – what remains to be written after that? I’m only in the first volume, and there are, I suppose, faults to be found, but I am in a state of amazement; as if a miracle were being done before my eyes. How, at last, has someone solidified what has always escaped – and made it too into this beautiful and perfectly enduring substance? One has to put the book down and gasp. The pleasure becomes physical – like sun and wine and grapes and perfect serenity and intense vitality combined. (Letters II, 3 oct. 1922, 566, je souligne) .

Le miracle, écrit Virginia Woolf à Roger Fry, réside dans la capacité de Marcel Proust à saisir ce qui était jusqu’alors évanescent et à l’intégrer au cœur de son œuvre. La prouesse est telle qu’elle en devient contagieuse, envahissant le corps que la lecture replace parmi la matière du monde, soulignant la vitalité des éléments. L’intensité de la rencontre avec ce qui ne peut être évoqué que par une périphrase – what has always escaped – oblige Woolf à lever les yeux, à poser le livre, comme pour interrompre ou prolonger le moment. La lecture de Proust à la fois l’exhorte et lui coupe le souffle :

Proust so titillates my own desire for expression that I can hardly set out the sentence. Oh if I could write like that! I cry. And at the moment such is the astonishing vibration and saturation and intensification that he procures – theres something sexual in it – that I feel I can write like that, and seize my pen and then I can’t write like that. Scarcely anyone so stimulates the nerves of language in me: it becomes an obsession. (Letters II, 6 may 1922, 525) .

Dès 1922, Virginia Woolf exprime ainsi une ambition qui se précisera tout au long de sa vie, employant au sujet de Proust des termes qui lui serviront plus tard à évoquer sa propre écriture, et notamment son désir de « saturer » pour parvenir à une « vibration » de l’écriture, comme s’il s’agissait d’une membrane permettant de protéger « la chose même » .

La tension entre la nécessité et l’impossibilité d’écrire « comme cela » révèle le besoin inextinguible de Virginia Woolf de saisir ce qui lui échappe, de traduire dans le texte ce qu’elle ne peut que trahir. Mais de quoi est-il question ? L’expression « what has always escaped » fait-elle référence à la « vie » intérieure des personnages, qui échappait aux réalistes ? « Life escapes », reproche-t-elle au roman victorien, avant de poursuivre : « Whether we call it life or spirit, truth or reality, this, the essential thing, has moved off, or on, and refuses to be contained » (« Modern Fiction », Essays II, 159-160). L’hésitation entre plusieurs termes pour désigner ce qui se refuse au langage prouve que ce dernier ne peut qu’ânonner, faire rebondir la signification d’un mot au suivant, que la « chose essentielle » est ineffable, et suggère que la quête de Virginia Woolf concernait ce qui par définition ne peut qu’échapper – le « réel ».

« But how describe the world seen without a self? » (W 221) : la question de Bernard à la fin de son summing up, ultime soliloque de The Waves (1931), semble avoir informé l’ensemble de l’œuvre de Virginia Woolf et guidera mon exploration tout au long de cette thèse. Elle témoigne en effet de la double interrogation que l’autrice adresse à la fiction : comment peut-on décrire ce que l’on ne voit pas, et comment peut-on écrire sans sujet ? Mon travail s’attachera à dégager ce que je crois être un des aspects fondamentaux de l’œuvre woolfienne : son souci de la représentation paradoxale de ce qui est par définition infigurable. Il s’agit de se demander comment l’écriture de Virginia Woolf donne une forme visible, un contour, à ce que l’esprit est incapable de s’imaginer . Selon quelles modalités cette écriture parvient-elle à (d)écrire, à envisager et à donner un visage à l’inenvisageable, à figurer ce qui n’est pas perçu d’ordinaire ? Comment configurer les éléments naturels et les choses du monde lorsque ceuxci échappent à l’exercice rationnel de l’intelligence et à l’ordre  imposé par la conscience humaine ? Dans le cadre de la fiction, les tentatives d’évocation de l’infigurable portent le masque du langage et sont conditionnées par les mécanismes d’énonciation traditionnels qui tentent de pallier – mais ne font que souligner – la non-coïncidence, l’écart irréductible d’une impossible représentation. L’œuvre de Virginia Woolf porte alors les traces de l’effacement progressif de la voix narrative : le texte donne à entendre une voix impersonnelle, désincarnée, qui disparaît peu à peu pour laisser place à un texte qui semble comme s’écrire lui-même, un texte qui figure donc aussi l’absence du sujet humain, l’évanouissement de son autorité, afin de révéler une réalité autre, non « autorisée ».

REALITE, MONDE, REEL 

Les tentatives de représentation de l’intériorité d’un sujet, des états psychiques humains et des modalités de la perception personnelle constituent l’épine dorsale de l’expérimentation moderniste ; comme beaucoup de ses contemporains, Virginia Woolf n’a cessé de chercher d’autres formes d’écriture qui seraient à même de rendre compte de l’inexprimable complexité des impressions, pensées, souvenirs, aspirations, intuitions, sensations qui font la vie intime. Son aspiration est explicite dans plusieurs essais considérés comme des « manifestes » littéraires : « Mr Bennett and Mrs Brown » (1923), « Character in Fiction » (1924) et « Modern Fiction» (1925) . Elle y interroge la notion de personnage afin de déterminer « the proper stuff of fiction » (« Modern Fiction », Essays II, 164), rejetant la tradition « matérialiste » des romanciers « édouardiens », comme H. G. Wells, Arnold Bennett ou John Galsworthy, qui se concentrent sur le corps en oubliant l’esprit, sur l’intrigue linéaire au détriment de l’essentiel :

[The essential thing] refuses to be contained any longer in such ill-fitting vestments as we provide […] after a design which more and more ceases to resemble the vision in our minds. […] The writer seems constrained, not by his own free will but by some powerful and unscrupulous tyrant who has him in thrall, to provide a plot […]. (« Modern Fiction », Essays II, 159-160) .

À ce cadre réaliste qu’elle juge aussi vide qu’artificiel, Woolf souhaite substituer une structure invisible, aussi subtile que celle qu’elle rencontre chez Proust : « He is as tough as catgut & as evanescent as a butterfly’s bloom » (Diary III, 8 avril 1925, 7).

L’innovation « moderne », que Woolf trouve chez des auteurs comme E. M. Forster, D. H. Lawrence, Lytton Strachey, James Joyce et T. S. Eliot, réside dans leur volonté nouvelle de saisir la vie telle que chacun en fait l’expérience au quotidien : Examine for a moment an ordinary mind on an ordinary day […]. Is it not the task of the novelist to convey this varying, this unknown and uncircumscribed spirit, whatever aberration or complexity it may display, with as little mixture of the alien and external as possible? We are not pleading merely for courage and sincerity; we are suggesting that the proper stuff of fiction is a little other than custom would have us believe it. (« Modern Fiction », Essays II, 160-161) .

Woolf entend opérer une révolution copernicienne par rapport à ses prédécesseurs : lorsqu’elle écrit des auteurs édouardiens qu’ils se concentrent sur des éléments sans importance, « they write of unimportant things ; […] they spend immense skill and immense industry making the trivial and the transitory appear the true and the enduring » (« Modern Fiction », Essays II, 159), il semble s’agir là précisément de ce qu’elle fait, appliquée comme elle l’écrit de Joyce à saisir le moindre éclat de la flamme intérieure, à explorer les recoins de la psychologie . Si tout est digne de représentation dans la fiction, l’accent est explicitement mis sur la représentation de la vie intérieure qui forme le socle de notre expérience du monde : « everything is the proper stuff of fiction, every feeling, every thought ; every quality of brain or spirit is drawn upon ; no perception comes amiss » (« Modern Fiction », Essays II, 164).

Virginia Woolf esquisse dans « Mr Bennett and Mrs Brown » une théorie de characterisation qui révèle néanmoins que le modernisme est paradoxalement « plus réaliste que le réalisme lui-même », le réalisme classique ayant « perdu de vue ce qu’il est censé représenter, c’est-à-dire la réalité humaine » . Plutôt que de lire le texte comme un « texte programmatique » se positionnant par rapport à la littérature « édouardienne » ou « géorgienne », Frédéric Regard propose donc de le voir comme mettant en œuvre l’écriture délicate de la « vision » moderniste du personnage comme figure : la « Mrs Brown » de l’essai « interdit d’emblée la définition d’une identité stable pouvant s’inscrire dans une intrigue […]. La rencontre de la figure fantomatique de Mrs Brown s’annonce alors comme celle d’une trouvaille, de la découverte par le texte de son propre outil de capture, c’est-à-dire de sa propre figure » . En mettant « en branle » le langage traditionnellement référentiel, chronologique, rigide, Woolf parvient à « libérer le pouvoir de la fiction à redécouvrir la réalité, à redécrire une réalité qui reste inaccessible à la description directe ou à la narrativisation classique » .

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Table des matières

INTRODUCTION
Réalité, monde, réel
Figurer l’infigurable
L’impossible traduction du réel
État de la recherche
Définition du corpus
Déconstruire le texte
L’écriture au secret
I. « LA CHOSE QUI EXISTE LORSQUE NOUS NE SOMMES PAS LÀ »
I.1. Expériences préliminaires
I.1.A. L’espace inattendu de la fiction
I.1.B. Le point de vue de l’escargot
I.1.C. Délocaliser la perspective
I.1.D. « Wild outbursts of freedom »
I.2. L’invasion des objets
I.2.A. Les reliques du passé
I.2.B. « Corrélats objectifs » ?
I.2.C. Les couverts du quotidien
I.2.D. La collection
I.3. Inscriptions de lettre
I.3.A. « Sacred pages of symbols and figures »
I.3.B. Écriture et écriture du « soi »
I.3.B.1. Biographies
I.3.B.2. Correspondances
I.3.B.3. Manuscrits
INTERLUDE. LA TABLE FANTÔME
II. L’ÉCRITURE SPECTRALE
II.1. Traces de l’absence
II.1.A. Objets fantômes, membres fantômes
II.1.B. La hantise de la chambre vide
II.1.C. Le non-lieu du deuil
II.2. Vision spectrale
II.2.A. Sensations, Sense-Data et Sensibilia
II.2.B. La vision aveugle
II.2.B.1. Le monde sensible
II.2.B.1.a. La musique du monde
II.2.B.1.b. Sentir le monde : saveurs, parfums, textures
II.2.B.2. Le spectre des couleurs et le revers de la vision
II.2.C. Photo-sensibilité
II.2.C.1. Impressions lumineuses
II.2.C.2. Translucidité
II.3. Tableaux d’un désastre
II.3.A. Trompe-l’œil
II.3.A.1. « Some trick of the painter’s eye »
II.3.A.1.a. Ekphraseis : le regard mis en œuvre
II.3.A.1.b. Vision and Design
II.3.A.2. Hors-champs
II.3.A.2.a. Miroirs
II.3.A.2.b. Fenêtres
II.3.A.3. Tableaux mouvants
II.3.A.3.a. Anomalies
II.3.A.3.b. Nature morte ?
II.3.B. Paysages impossibles
II.3.B.1. L’abolition du temps
II.3.B.2. La mise en crise de la perspective
INTERLUDE. LE SILENCE DU MONDE SANS « MOI »
III. LE SECRET DU RÉEL
III.1. Dés/écrire
III.1.A. Manuscrits et brouillons
III.1.A.1. Révisions / re-vision
III.1.A.2. Re-viser / re-signer
III.1.B. La destitution du sujet
III.1.B.1. Figures impersonnelles
III.1.B.2. « I have done with phrases »
III.1.B.2.a. Le « little language »
III.1.B.2.b. « Visible without the help of words »
III.1.B.3. La contresignature des choses
III.2. Brûlure de l’actuel
III.2.A. Arrêter le progrès
III.2.A.1. Catastrophes météorologiques
III.2.A.2. Ruines
III.2.B. Évider le symbole
III.2.B.1. Fragments
III.2.B.2. Apocalypse
III.2.B.2.a. Animaux fabuleux
III.2.B.2.b. Du rite au rituel : désacralisation et perte de signification
III.2.B.2.c. Illusion et révélation
III.3. Le réel en partage
III.3.A. Récréation(s)
III.3.B. Trahisons
III.3.B.1. « Craftsmanship »
III.3.B.2. Pièges
III.3.B.3. Garder le réel ?
CONCLUSION

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