L’écosystème forestier boréal dans le contexte du changement climatique
Le changement climatique induit par l’accélération des pressions anthropiques sur les ressources naturelles a été largement documenté par la communauté scientifique au cours des dernières décennies (IPCC, 2014). Il se traduit, en partie, par une variation spatio-temporelle des températures, due à l’augmentation du CO2 et d’autres gaz à effet de serre (GES) dans l’atmosphère (Skripnuk and Samylovskaya, 2018). Les changements de températures planétaires depuis le début du XXe siècle ont montré que la modification des conditions climatiques est d’autant plus importante et rapide aux hautes latitudes, altérant le fonctionnement des écosystèmes forestiers boréaux uniquement présents dans l’Hémisphère Nord.
Situé entre 50°N et 65°N de latitude, l’écosystème forestier circumboréal forme une large bande forestière qui s’étend de 500 à 1 500 kms latitudinalement. Cet écosystème regroupe près de 32 % des forêts mondiales sur environ 12 millions de km2 (soit près de 11 % de la surface terrestre), principalement en Alaska, au Canada, en Fennoscandie et en Russie (Brandt et al. 2013). D’une part, les températures et les conditions d’humidité modulent la croissance des arbres (Buermann et al., 2013; Kim et al., 2017; Marchand et al., 2019), ainsi que la structure, la composition, la répartition et la productivité des forêts (Bergeron, 1998; Gauthier et al., 2015; Soja et al., 2007). L’augmentation des températures est plutôt favorable à l’établissement des feuillus (Mekonnen et al., 2019), tandis que les sécheresses longues et sévères contribuent au déclin de la croissance des arbres vulnérables au stress hydrique, voire à leur mortalité, ce qui mène à l’ouverture des paysages (Chen et al., 2017; Peng et al., 2011). D’autre part, les interactions entre les conditions climatiques et les caractéristiques de la végétation déterminent la dynamique des perturbations naturelles telles que le régime des feux, en termes de fréquence, de taille et de sévérité. Les températures chaudes et le combustible sec et dense sont particulièrement propices à l’allumage et à la propagation des feux (Girardin and Wotton, 2009).
État des lieux du régime des feux en forêt boréale canadienne
En forêt boréale canadienne, près de 1,7 millions d’hectares de superficies forestières brûlent en moyenne chaque année (période 1985-2015; Coops et al., 2018; Hanes et al., 2019), soit environ 0,6 % de la forêt boréale du Canada. Les feux constituent l’une des perturbations naturelles majeures façonnant la mosaïque forestière (Gillett et al., 2004; Hanes et al., 2019; Stocks et al., 2002), malgré des disparités régionales (Boulanger et al., 2012; Erni et al., 2020). Dans la zone méridionale d’exploitation forestière, les feux de forêt sont fréquents, d’où les politiques de gestion interventionnistes qui préconisent la lutte contre les feux pour préserver la ressource en bois et la sécurité humaine (Cardil et al., 2018; Cumming, 2005). Cependant, l’accumulation de combustible inflammable, causée par des décennies de suppression des feux, a entraîné une augmentation de la vulnérabilité des régions situées à l’interface des zones boisées et urbaines face au risque de feu (Parisien et al., 2020).
Les feux qui surviennent en forêt boréale canadienne sont soumis aux variations des conditions climatiques saisonnières. Les allumages liés à la foudre ont surtout lieu en été, tandis que les allumages d’origine anthropique sont majoritaires au printemps (Coogan et al., 2020). Entre 1959 et 2018, le nombre de feux provoqués par la foudre a augmenté significativement tandis que le nombre de feux anthropiques a diminué depuis les années 1980 (Hanes et al., 2019). Les feux plus grands que 200 ha sont relativement fréquents et sont responsables de la majorité des superficies brûlées (Stocks et al., 2002), qui ont elles-mêmes augmenté depuis 1960 à l’échelle du Canada. Les superficies brûlées par les plus grands feux peuvent atteindre plusieurs centaines de milliers d’hectares (Bradstock, 2009; Stephens et al., 2014). Seul le manque de combustible, la diminution de la vitesse du vent ou le changement des conditions météorologiques permettent d’éteindre les grands feux, les moyens de lutte s’avérant généralement inefficaces s’ils ne sont pas mis en œuvre rapidement après l’allumage du feu (Attiwill and Adams, 2013; Williams, 2013).
Les événements météorologiques extrêmes survenus au cours de la dernière décennie ont favorisé la multiplication des grands feux, causant des dommages importants pour les forêts et les sociétés humaines. Parmi plusieurs exemples, plus de 630 000 hectares de forêts ont brûlé près de Fort McMurray en Alberta en 2016, causant des pertes économiques et des dommages importants pour les habitations et les infrastructures minières, malgré des dépenses de lutte sans précédent engagées contre le feu (Mamuji and Rozdilsky, 2019; Stirling, 2017). En 2017 et 2018, la Colombie-Britannique a enregistré ses pires saisons de feux depuis au moins 50 ans, avec plus de 1,2 million d’hectares brûlés lors de ces deux années consécutives (Ansmann et al., 2018; Natural Resources Canada, 2019). Certains auteurs emploient le terme « méga-feu » pour désigner ces grands feux incontrôlables (Attiwill and Binkley, 2013; Barbero et al., 2014; Coen et al., 2018; de la Barrera et al., 2018; Jones et al., 2016; Stephens et al., 2014), mais ce terme est controversé au sein de la littérature scientifique, à la fois pour son caractère récent et polysémique (Stephens et al., 2014; Tedim et al., 2018). Dans cette thèse, nous avons qualifié les feux en fonction de leur taille, et nos résultats (chapitre II) ont montré que les années de feu extrêmes (EWY) étaient systématiquement associées à des « grands feux » de plus de 20 000 ha, soit 0,5 % de la zone d’étude correspondant au territoire de la Première Nation Tłı̨ chǫ. Nous retiendrons donc cette surface de 20 000 ha pour définir les grands feux.
Principaux facteurs à l’origine des feux de forêt boréaux
L’hétérogénéité spatio-temporelle du régime des feux est conditionnée par des facteurs en interaction à différentes échelles (i.e. le climat, la végétation et les activités anthropiques), et qui s’articulent autour d’un « triangle du feu » (Fig. 1.1). La contribution non-uniforme de ces facteurs sur les composantes du régime des feux entraîne des disparités régionales en termes de risque de feu à l’échelle de la forêt boréale canadienne (Boulanger et al., 2014; Erni et al., 2020).
Les facteurs descendants (i.e. « top-down » en anglais) sont définis par les conditions climatiques et météorologiques qui déterminent les conditions d’allumage et de propagation des feux (Girardin and Wotton, 2009; Portier et al., 2016). Les fortes chaleurs menant à des épisodes orageux avec de nombreux impacts de foudre sont favorables à l’allumage des feux (Veraverbeke et al., 2017). Les épisodes de sécheresse longs et sévères assèchent le combustible accumulé au sol, ce qui contribue également à l’allumage et à la propagation des feux. Les vents violents stimulent la propagation des feux en attisant les flammes. La micro météorologie et les vents inhérents aux feux contribuent également à leur expansion rapide, les effets de la sécheresse et de l’accumulation du combustible étant parfois caractérisés comme secondaires (Coen et al., 2018). Les grands panaches de fumée montant en altitude (parfois jusqu’au sommet de la troposphère, de 10 à 15 km d’altitude) créent des nuages fortement chargés en électricité, appelés « pyro cumulonimbus », qui favorisent les impacts de foudre et donc de nouveaux allumages, les précipitations liées aux orages s’évaporant avant d’atteindre le sol (Duane et al., 2021). Par la convection des masses d’air, les transferts thermiques, la modification des vents, et les phénomènes de pyro-convection, le feu s’auto alimente, devient plus virulent, et perdure si le combustible est présent en quantité suffisante (Cunningham and Reeder, 2009; Di Virgilio et al., 2019).
Les facteurs ascendants (i.e. « bottom-up en anglais) du régime des feux sont régis par différentes composantes environnementales telles que la végétation (Terrier et al., 2013), les types et l’humidité des sols (Miyanishi and Johnson, 2002), la topographie (Cavard et al., 2015; Cyr et al., 2007) et l’hydrographie (Rogeau and Armstrong, 2017). En termes de végétation, le volume, le type et les conditions d’humidité du combustible déterminent fortement l’allumage et la propagation des feux (Fig. 1.1). Certaines essences forestières particulièrement inflammables, comme les conifères, sont plus adaptées aux feux, que les feuillus (Hély et al., 2001). Par exemple, le port de cônes sérotineux, qui s’ouvrent après avoir été exposés à la chaleur, permet à certaines espèces de conifères (e.g. Pinus banksiana Lamb. et Picea mariana (Mill.)) de libérer leurs graines afin de se régénérer après feu (Johnstone and Chapin 2006).
Dans les zones peuplées, les activités anthropiques telles que la déforestation, l’activité minière, l’agriculture ou les réseaux de communication, influencent les allumages et la propagation des feux (Archibald et al., 2013; Blarquez et al., 2015; Hantson et al., 2016). Les pratiques de gestion forestière participent au façonnement de la structure et de la composition des paysages forestiers et contribuent à la modification du type et de la disponibilité du combustible qui constitue une composante déterminante des superficies brûlées (Bergeron et al., 2017; Girardin and Terrier, 2015; Lefort et al., 2003; Terrier et al., 2013), donc du régime des feux. La suppression active des feux limite leur propagation mais augmente la vulnérabilité des forêts face au risque de feu en favorisant l’accumulation à long terme d’un plus grand volume de combustible au sein des forêts (Parisien et al., 2020).
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Table des matières
INTRODUCTION
1.1 L’écosystème forestier boréal dans le contexte du changement climatique
1.2 Dynamique et conséquences des feux aux latitudes nordiques de l’ouest canadien
1.3 Caractérisation et outils de reconstitution du régime des feux et de la végétation
1.4 Objectifs et hypothèses
CHAPITRE II Drivers of extreme wildfire years in the 1965-2019 fire regime of the Tłı̨chǫ First Nation territory, Canada
2.1 Abstract
2.2 Résumé
2.3 Introduction
2.4 Material and methods
2.4.1 Study area
2.4.2 Wildfire data
2.4.3 Top-down drivers of fire regime components
2.4.4 Bottom-up drivers of fire regime components
2.4.5 Detection of outliers corresponding to EWY in AAB distribution
2.4.6 Top-down and bottom-up drivers associated with EWY
2.5 Results
2.5.1 Annual and seasonnal characteristics of the studied fire regime components
2.5.2 Temporal changes in the fire season length and top-down drivers
2.5.3 Top-down drivers and bottom-up drivers of the fire regime components
2.5.4 Identification and characterization of EWY
2.5.5 Thresholds associated with EWY
2.6 Discussion
2.6.1 Temporal and spatial dynamics of EWY
2.6.2 Top-down and bottom-up drivers of EWY
2.6.3 Climate change and risk of large fires
2.6.4 Interest of risk thresholds for fire management on Indigenous territories
2.7 Conclusion
2.8 Acknowledgements
2.9 Conflicts of Interest
2.10 Supplemental material
CHAPITRE III Temperature and fuel availability control fire size/severity in the boreal forest of central Northwest Territories, Canada
3.1 Abstract
3.2 Résumé
3.3 Introduction
3.4 Material and methods
3.4.1 Study area and present-day vegetation
3.4.2 Past regional climate and vegetation
3.4.3 Sampling
3.4.4 Radiocarbon dating and age-depth models
3.4.5 Subsample chemical preparation and charcoal analysis
3.4.6 Fire history reconstruction
3.4.7 Vegetation history reconstruction
3.4.8 Temperature and drought
3.5 Results
3.5.1 Age-depth models
3.5.2 Regional fire history
3.5.3 Vegetation history
3.5.4 Temperature and drought
3.5.5 Relationships between fire, temperature and vegetation
3.6 Discussion
3.6.1 Fire, climate and vegetation interactions
3.6.2 Implications for future fire risk
3.7 Acknowledgements
CHAPITRE IV L’intensification de l’activité des feux de forêt aux Territoires du Nord-Ouest (Canada) due au réchauffement climatique pourrait être transitoire
4.1 Résumé
4.2 Introduction
4.3 Matériel et méthodes
4.3.1 Zone d’étude
4.3.2 Le modèle LPJ-LMfire
4.3.3 Données d’entrée du modèle
4.3.4 Protocole de simulation
4.3.5 Validation du modèle LPJ-LMfire
4.3.6 Projections
4.4 Résultats
4.4.1 Simulations climatiques
4.4.2 Capacités de prédiction du modèle LPJ-LMfire
4.4.3 Projections des taux de brûlage futurs
4.4.4 Projections de la dynamique de la végétation future
4.5 Discussion
4.5.1 EWY basés sur le climat futur
4.5.2 Projections spatio-temporelles des feux et de la végétation
4.5.3 Limites et incertitudes du modèle
4.5.4 Implications pour les communautés autochtones
4.6 Conclusion
4.7 Code source
4.8 Contribution des auteurs
4.9 Remerciements
CONCLUSION