L’écosystème des produits carnés
Les produits carnés représentent une grande variété de produits de consommation courante dans l’alimentation humaine. Ces produits d’origine animale, frais ou transformés, sont principalement issus de viandes bovine, porcine, ovine ou de volailles et constituent un écosystème à la fois riche et sélectif pour les bactéries résidentes. Les produits carnés frais, en particulier les viandes rouges peuvent être conservées à froid selon 2 modes : conservation à l’air ou sous atmosphère modifiée. Si dans le premier cas la composition gazeuse est unique, elle est variable dans le second cas, avec absence de gaz dans le cas de la conservation sousvide et avec utilisation de concentrations différentes en O2, CO2 et N2 suivant les pratiques de conservation sous atmosphère protectrice. Les types de conservation influencent de manière diverse les espèces bactériennes. Cependant, ces différentes atmosphères gazeuses agissent de pair avec le substrat lui-même. En effet, la composition biochimique de la matrice, combinée à ces atmosphères variables et stressantes, va constituer de véritables barrières sélectives (Leistner, 1992) favorables aux espèces les mieux adaptées au substrat (Labadie, 1999). Même si la composition des viandes est dépendante de l’origine et de l’espèce animale dont elles sont issues, elles partagent des caractéristiques communes (Fischer & Augustini, 1977). Les viandes contiennent peu de peptides et d’acides aminés assimilables directement par les bactéries et sont pauvres en glucose. En revanche, elles sont riches en fer et en lactate et possèdent un pH acide proche de 5-6. Une telle composition que nous pourrions considérer comme pauvre, associée aux modes de conservation au froid et avec des teneurs variables en gaz, va sélectionner une flore spécifique de la viande. Même si ils sont initialement stériles, les muscles animaux sont contaminés par différentes espèces bactériennes provenant des animaux (cuir ou flore intestinale) ou de l’environnement de conditionnement (Small et al., 2006). Les espèces qui colonisent l’environnement carné peuvent être divisées en trois groupes : i) les bactéries pathogènes pour l’Homme, ii) les bactéries d’altération de la viande et iii) les bactéries positives pour l’écosystème carné (Champomier Vergès et al., 2010). Des méthodes de conservation associées à des règles d’hygiène strictes sont mises en œuvre afin de limiter le développement des flores négatives et de potentiellement favoriser celui des flores positives. Comme nous l’avons déjà dit, pour les bactéries résidentes de cet écosystème, ces méthodes de conservation constituent de véritables conditions de stress : variations de la teneur en oxygène, basse température, salinité ou encore modifications du pH. De plus, les aliments à base de muscles transformés sont très sensibles aux réactions d’oxydoréduction dues à la présence d’espèces réactives de l’oxygène (Morrissey et al., 1998). Le hachage par exemple, augmente la surface du produit carné en contact avec le milieu et libère entre autres des molécules oxydantes comme le fer ou l’hème qui catalysent les réactions redox (McBride et al., 2007). Ce procédé peut ainsi entrainer une inhibition de certaines espèces, comme Yersinia enterocolitica (Doherty et al., 1995). Cet effet barrière (Leistner, 1992) est donc délétère pour certaines espèces, notamment les bactéries d’altération ou pathogènes, ou au contraire peut favoriser le développement d’espèces positives, appartenant le plus souvent au groupe des bactéries lactiques, comme l’espèce L. sakei. Le fait de provoquer le développement de flores positives fait appel à la notion de bioconservation.
Bactéries pathogènes de la viande
Heureusement pour les produits carnés, qu’ils soient frais ou transformés, la contamination par des bactéries potentiellement dangereuses pour la santé du consommateur n’est qu’occasionnelle. Le taux acceptable de contamination par ces espèces répond à des normes strictes au niveau national ou européen, propres à chaque espèce, et fait l’objet de nombreux contrôles depuis l’éleveur jusqu’aux ateliers de découpe et de transformation. Les bactéries pathogènes le plus souvent incriminées dans les cas d’infections alimentaires dues aux produits carnés sont Escherichia coli O157:H7 (Nastasijevic et al., 2009), Listeria monocytogenes, Staphylococcus aureus, Clostridium perfringens, Clostridium difficile (Broda et al., 2009, Moschonas et al., 2009), Salmonella spp et Campylobacter. Ces flores ne sont pas en mesure de dominer la flore naturelle et ne sont donc généralement présentes qu’en faibles quantités. De ce fait, elles ne modifient pas les qualités organoleptiques et visuelles des produits, ce qui rend leur détection plus délicate. Leur pouvoir pathogène est généralement très élévé et quelques bactéries peuvent suffir (100 cfu/gramme pour Listeria par exemple) à rendre les consommateurs malades.
Rappelons cependant que 25% des cas de toxi-infections alimentaires sont dues aux produits carnés. Même si le nombre de cas d’infections baisse, la crainte des consommateurs conduit à une demande pour une meilleure qualité hygiénique des aliments avec un minimum de procédés, peu de conservateurs ou d’additifs et un maintient des qualités organoleptiques.
Bactéries d’altération de la viande
Contrairement aux espèces pathogènes, ces espèces bactériennes n’engendrent pas systématiquement de risques sanitaires graves pour le consommateur mais elles constituent en revanche un problème économique important pour les producteurs de la filière viande. Un développement important de ces bactéries, ou la production de certains métabolites génèrent des modifications du goût, de la couleur ou de la texture du produit. Ces altérations sont généralement bien visibles : gonflement de l’emballage, odeur désagréable ou modification de la couleur du produit. Ceci conduit au retrait du marché et à la destruction pure et simple de lots entiers de viande. Dans la viande bovine, les espèces d’altération les plus fréquemment retrouvées sont Pseudomonas fragi, Pseudomonas putida, Pseudomonas fluorescens, Brochothrix thermosphacta ainsi que des entérobactéries des genres Enterobacter, Hafnia, Serratia, Acinetobacter ou Providencia. Il a également été décrit des espèces de Clostridium ainsi que quelques espèces de bactéries lactiques des genres Leuconostoc, Weissella et Carnobacterium (Champomier Vergès et al., 2010). L’espèce P. fragi est fréquemment isolée de la viande bovine conservée au froid, sur laquelle son développement en grande quantité provoque un aspect poisseux. Cette espèce de l’environnement étant psychrotrophe, elle constitue une flore qui se développe aisément dans les abattoirs où elle va coloniser la surface des viandes stockées. B. thermosphacta est une bactérie qui se développe sur la viande avec comme conséquence la production d’une odeur rance (Ercolini et al., 2006). Alors que la viande constitue une niche écologique importante pour cette espèce, B. thermosphacta est relativement sensible aux procédés de transformation de la viande. Ainsi, elle se développe à la surface de pièces de viande stockées indifféremment en aérobiose ou anaérobiose mais elle n’est capable de croître que sur la viande hachée issue de pièces stockées en conditions aérobies (Crowley et al., 2010). Dans la viande, le développement de Leuconostoc gasicomitatum produit du gaz conduisant au gonflement de l’emballage, à une odeur acide et à un verdissement de la viande rouge (Vihavainen & Bjorkroth, 2009). D’autres bactéries lactiques, Weissella viridescens et Weissella hellenica, conduisent également à des phénomènes d’altération de la viande (Champomier Vergès et al., 2010). A noter que les genres Leuconostoc et Weissala sont génétiquement proches (Schillinger et al., 2008).
Bactéries positives de la viande
Ces bactéries sont inoffensives aussi bien pour la santé humaine que pour le produit, et peuvent pour certaines être bénéfiques au produit. Les espèces du groupe des bactéries lactiques constituent généralement la majeure partie de ces bactéries. Les bactéries de ce groupe possèdent un rôle important dans l’économie industrielle pour la production et la conservation de nombreux produits alimentaires et sont aussi décrites comme ayant un effet positif sur la santé humaine (Williams, 2010). Les bactéries lactiques qui colonisent la viande appartiennent aux espèces L. sakei, Lactobacillus curvatus, Lactobacillus fuchuensis et Lactobacillus plantarum ou encore des bactéries du genre Pediococcus. D’autres espèces n’appartenant pas au groupe des bactéries lactiques se développent également comme Staphylococcus xylosus et Staphylococcus carnosus. Ces espèces, qui peuvent se développer en grand nombre sur la matrice carnée, sont capables de produire des molécules antibactériennes (bactériocines, acide lactique et H2O2) et d’entrer en compétition pour les nutriments avec les autres espèces de l’écosystème. Elles génèrent donc une barrière naturelle contre d’autres espèces négatives de l’écosystème. Ces aptitudes à dominer l’écosystème font que certaines espèces comme L. sakei et S. xylosus sont utilisées depuis les années 1950 comme ferments pour la production du saucisson sec.
Bioconservation
La bioconservation est une méthode naturelle de conservation des aliments. Elle est définie comme l’utilisation de la flore naturelle ou de ses métabolites pour conserver les aliments (Stiles, 1996, Champomier Vergès et al., 2010). On parle alors de cultures protectrices qui sont décrites comme “des cultures antagonistes, ajoutées aux aliments pour inhiber la croissance de bactéries pathogènes et/ou allonger leur durée de conservation en modifiant le moins possible leurs qualités organoleptiques” (Lucke, 2000). Les bactéries lactiques jouent ici un rôle majeur car elles sont propres à la consommation (QPS = Qualified Presumption of Safety) et durant la modification et la conservation, elles dominent naturellement la flore endogène de nombreux produits et notamment les viandes (Vignolo et al., 2008). Encore controversée dans les produits de la mer (Leroi, 2010), la bioconservation des produits laitiers et carnés grâce aux bactéries lactiques est en plein essor. Les bactéries lactiques ont une large distribution naturelle dans ces produits de consommation quotidienne. Dans la viande, l’espèce L. sakei représente la flore dominante utilisée dans de nombreux procédés industriels et serait alors un candidat de choix pour la bioconservation. Pour mieux comprendre l’implantation de cette espèce dans la matrice carnée, nous allons commencer par présenter cette bactérie.
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Table des matières
1 INTRODUCTION
2 REVUE BIBLIOGRAPHIQUE
2.1 L’ECOSYSTEME DES PRODUITS CARNES
2.1.1 Introduction générale
2.1.2 Bactéries pathogènes de la viande
2.1.3 Bactéries d’altération de la viande
2.1.4 Bactéries positives de la viande
2.1.5 Bioconservation
2.2 LACTOBACILLUS SAKEI
2.2.1 Habitats de l’espèce
2.2.2 Adaptation à son habitat
2.2.3 Diversité de l’espèce
2.2.4 Utilisation pour la bioconservation
2.3 HOMEOSTASIE DU FER ET DE L’HEME CHEZ LES BACTERIES
2.3.1 Aspects généraux
2.3.2 Sources de Fer dans l’environnement bactérien
2.3.2.1 Sources de fer libre
2.3.2.2 Sources de fer complexé
2.3.2.3 Autres sources de fer
2.3.3 Transport du fer par les bactéries
2.3.3.1 Acquisition du fer libre
2.3.3.2 Aquisition du fer complexé
2.3.3.2.1 Acquisition indirecte
2.3.3.2.2 Acquisition directe
2.3.3.3 Acquisition de l’hème
2.3.3.3.1 Acquisition directe chez les bactéries à Gram négatif
2.3.3.3.2 Le récepteur bipartite
2.3.3.3.3 Acquisition indirecte chez les bactéries à Gram négatif
2.3.3.3.4 Acquisition directe de l’hème chez les bactéries Gram positif
2.3.3.3.5 Acquisition indirecte de l’hème par production d’hémophores chez B. anthracis
2.3.3.4 Senseurs et systèmes d’efflux de l’hème
2.3.4 Devenir du fer et de l’hème dans le cytoplasme
2.3.4.1 Devenir du fer
2.3.4.1.1 Co-facteur protéique
2.3.4.1.2 Toxicité
2.3.4.1.3 Séquestration du fer
2.3.4.2 Devenir de l’hème
2.3.4.2.1 Les utilisations principales
2.3.4.2.2 Libération du fer
2.3.5 Régulation du fer intracellulaire par les bactéries
2.3.5.1 Les régulateurs de transcription fer-dépendants de la famille Fur
2.3.5.1.1 Les Fur
2.3.5.1.2 Modes d’action de la protéine
2.3.5.1.3 Les régulateurs qui répondent à d’autres métaux
2.3.5.1.4 Les régulateurs qui répondent à d’autres signaux
2.4 METABOLISME DU FER ET DE L’HEME CHEZ LES BACTERIES LACTIQUES
2.4.1 Le cas de Lactobacillus sakei
3 HYPOTHÈSES ET OBJECTIFS
4 RÉSULTATS
4.1 CHAPITRE 1 : LES SOURCES DE FER UTILISEES PAR L. SAKEI
4.1.1 Contexte et objectifs
4.1.2 Méthodologie
4.1.3 Résultats principaux
4.1.3.1 Effet physiologique des sources de fer sur L. sakei
4.1.3.2 Analyse du fer intracellulaire
4.1.4 Publication 1 : Iron Sources Used by the Nonpathogenic Lactic Acid Bacterium Lactobacillus sakei as Revealed by Electron Energy Loss Spectroscopy and Secondary-Ion Mass Spectrometry
4.2 CHAPITRE 2 : REGULATION DU FER INTRACELLULAIRE CHEZ L. SAKEI 23K
4.2.1 Contexte et objectifs
4.2.2 Stratégie
4.2.3 Résultats principaux
4.2.4 Publication 2 : Characterization of three Fur paralogs in the Lactic Acid Bacterium Lactobacillus sakei 23K
4.3 CHAPITRE 3 : L’HEME ET LE FER INDUISENT DES REPONSES DIFFERENTES
4.3.1 Contexte et objectifs
4.3.2 Méthodologie
4.3.3 Résultats principaux
4.3.4 Publication 3 : Heme and iron trigger different response in Lactobacillus sakei
4.4 CHAPITRE 4 : TRANSPORT DU FER ET DE L’HEME CHEZ L. SAKEI 23K
4.4.1 Contexte et objectifs
4.4.2 Méthodologie
4.4.3 Résultats
4.4.4 Conclusions
5 DISCUSSION GÉNÉRALE
6 CONCLUSION 1 INTRODUCTION
2 REVUE BIBLIOGRAPHIQUE
2.1 L’ECOSYSTEME DES PRODUITS CARNES
2.1.1 Introduction générale
2.1.2 Bactéries pathogènes de la viande
2.1.3 Bactéries d’altération de la viande
2.1.4 Bactéries positives de la viande
2.1.5 Bioconservation
2.2 LACTOBACILLUS SAKEI
2.2.1 Habitats de l’espèce
2.2.2 Adaptation à son habitat
2.2.3 Diversité de l’espèce
2.2.4 Utilisation pour la bioconservation
2.3 HOMEOSTASIE DU FER ET DE L’HEME CHEZ LES BACTERIES
2.3.1 Aspects généraux
2.3.2 Sources de Fer dans l’environnement bactérien
2.3.2.1 Sources de fer libre
2.3.2.2 Sources de fer complexé
2.3.2.3 Autres sources de fer
2.3.3 Transport du fer par les bactéries
2.3.3.1 Acquisition du fer libre
2.3.3.2 Aquisition du fer complexé
2.3.3.2.1 Acquisition indirecte
2.3.3.2.2 Acquisition directe
2.3.3.3 Acquisition de l’hème
2.3.3.3.1 Acquisition directe chez les bactéries à Gram négatif
2.3.3.3.2 Le récepteur bipartite
2.3.3.3.3 Acquisition indirecte chez les bactéries à Gram négatif
2.3.3.3.4 Acquisition directe de l’hème chez les bactéries Gram positif
2.3.3.3.5 Acquisition indirecte de l’hème par production d’hémophores chez B. anthracis
2.3.3.4 Senseurs et systèmes d’efflux de l’hème
2.3.4 Devenir du fer et de l’hème dans le cytoplasme
2.3.4.1 Devenir du fer
2.3.4.1.1 Co-facteur protéique
2.3.4.1.2 Toxicité
2.3.4.1.3 Séquestration du fer
2.3.4.2 Devenir de l’hème
2.3.4.2.1 Les utilisations principales
2.3.4.2.2 Libération du fer
2.3.5 Régulation du fer intracellulaire par les bactéries
2.3.5.1 Les régulateurs de transcription fer-dépendants de la famille Fur
2.3.5.1.1 Les Fur
2.3.5.1.2 Modes d’action de la protéine
2.3.5.1.3 Les régulateurs qui répondent à d’autres métaux
2.3.5.1.4 Les régulateurs qui répondent à d’autres signaux
2.4 METABOLISME DU FER ET DE L’HEME CHEZ LES BACTERIES LACTIQUES
2.4.1 Le cas de Lactobacillus sakei
3 HYPOTHÈSES ET OBJECTIFS
4 RÉSULTATS
4.1 CHAPITRE 1 : LES SOURCES DE FER UTILISEES PAR L. SAKEI
4.1.1 Contexte et objectifs
4.1.2 Méthodologie
4.1.3 Résultats principaux
4.1.3.1 Effet physiologique des sources de fer sur L. sakei
4.1.3.2 Analyse du fer intracellulaire
4.1.4 Publication 1 : Iron Sources Used by the Nonpathogenic Lactic Acid Bacterium Lactobacillus sakei as Revealed by Electron Energy Loss Spectroscopy and Secondary-Ion Mass Spectrometry
4.2 CHAPITRE 2 : REGULATION DU FER INTRACELLULAIRE CHEZ L. SAKEI 23K
4.2.1 Contexte et objectifs
4.2.2 Stratégie
4.2.3 Résultats principaux
4.2.4 Publication 2 : Characterization of three Fur paralogs in the Lactic Acid Bacterium Lactobacillus sakei 23K
4.3 CHAPITRE 3 : L’HEME ET LE FER INDUISENT DES REPONSES DIFFERENTES
4.3.1 Contexte et objectifs
4.3.2 Méthodologie
4.3.3 Résultats principaux
4.3.4 Publication 3 : Heme and iron trigger different response in Lactobacillus sakei
4.4 CHAPITRE 4 : TRANSPORT DU FER ET DE L’HEME CHEZ L. SAKEI 23K
4.4.1 Contexte et objectifs
4.4.2 Méthodologie
4.4.3 Résultats
4.4.4 Conclusions
5 DISCUSSION GÉNÉRALE
6 CONCLUSION
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