L’économie solidaire et son rapport au politique

L’économie solidaire et son rapport au politique

Quelle est la sphère sociale concernée par l’activité politique ? S’agit-il de restreindre la politique aux « hommes politiques » qui ont fait de la politique un métier ou d’étendre à tout citoyen ce domaine d’action ? M. Weber précise ce qu’il entend par politique, mais ne tranche pas cette question de manière nette. Il s’agit pour lui du fait « de chercher à participer au pouvoir ou à influer sur sa répartition, que ce soit entre États ou, au sein d’un État, entre les groupes d’hommes qu’il inclut » (Weber, 2003b, p. 119). Les approches théoriques de l’économie sociale et de l’économie solidaire ont en commun de se focaliser sur la capacité de chaque citoyen à être vecteur d’une démocratisation de la société, appuyant une vision selon laquelle la politique déborde des formes les plus instituées de la vie politique pour être prise en charge par chaque citoyen investi dans une coopérative, une mutuelle ou une association. Ces approches s’appuient sur le postulat selon lequel les groupes intermédiaires situés entre l’État et les citoyens, qui mettent en œuvre des activités économiques à leur échelle selon une visée participative, contribuent à leur façon au fonctionnement démocratique de la société. Nous approfondirons dans la suite les manières dont l’économie sociale et l’économie solidaire abordent la dimension politique de leur objet en soulignant tant les points nodaux qui émaillent ces réflexions que les ruptures qui jalonnent leurs déploiements.

De la genèse de l’économie sociale

Nous commençons par rappeler ce qui caractérise les approches théoriques de l’économie sociale en suivant leurs évolutions sur le temps long, depuis le XIXe siècle jusqu’à nos jours. Nous en venons ensuite à la manière dont la dimension politique a été analysée en relevant trois niveaux différents d’analyse. Enfin, nous soulignons ce qui nous semble délaissé dans ces approches.

a. L’économie sociale : entre volonté réformatrice et démarche scientifique
Nous aborderons l’évolution des travaux portant sur l’économie sociale en mettant en évidence les discontinuités qui ponctuent l’apparition de ce concept au XIXe et son essor au XXe siècle. Deux grands tournants marquent cette évolution. Le premier tournant est inauguré par L. Walras et renforcé par C. Gide qui font de l’économie sociale une véritable science avec un objet. Mais c’est seulement pour C. Gide que l’objet de l’économie sociale est constitué d’un ensemble de pratiques déterminées par un certain nombre de critères. L’économie sociale devient alors un domaine d’investigation scientifique. Le deuxième tournant survient lors de la reconnaissance par ces entités elles-mêmes de leur appartenance à un projet commun formulé autour d’une charte, la charte de l’économie sociale.

b. La dimension politique de l’économie sociale : trois niveaux d’analyse
L’économie sociale s’attache tout d’abord à pointer les vertus éducatives de la participation au fonctionnement interne, en se focalisant sur les conséquences au niveau individuel de la participation. En se plaçant à un niveau supérieur, celui de l’organisation, elle tend à souligner le caractère démocratique du fonctionnement de ces organisations tout en pointant les manquements possibles qui peuvent survenir avec notamment l’évocation d’une « crise de la démocratie coopérative ». Enfin, en se situant à un niveau macro-sociologique, l’étude des relations entre les organisations de l’économie sociale et l’État constitue un troisième angle d’analyse de la dimension politique de l’économie sociale.

La crise de la démocratie coopérative 

Du point de vue organisationnel, la dimension politique est analysée sous l’angle du caractère démocratique du fonctionnement des coopératives. Pour G. Fauquet, la spécialisation des coopératives constitue la clé de voûte de la démocratie coopérative, car elle s’accompagne d’une homogénéisation des besoins des coopérateurs. En effet, l’identité de besoin entre sociétaires d’où découlent des groupements homogènes constitue une condition essentielle de la cohésion entre sociétaires et elle doit garantir de ce fait le bon fonctionnement de toute institution coopérative (Fauquet, 1935, p. 86-87).

À rebours de cette vision consensuelle, C. Vienney estime que ce sont les divergences entre sociétaires, qui forment les nœuds d’où peuvent découler une véritable démocratie interne. Reliant de manière originale les problèmes de démocratie interne à l’expansion coopérative (et donc au fonctionnement économique), C. Vienney estime que la démocratie interne est renforcée par le fait de soumettre au débat avec les sociétaires une étude précise portant sur les besoins et sur les possibilités de réalisation associées (Vienney, 1960b, p. 261- 262). L’expansion du secteur coopératif et de la démocratie interne qui doit l’accompagner repose sur un ajustement des intérêts divergents des coopérateurs et des moyens mis en face pour y répondre.

Mais au-delà de ces développements théoriques, des dysfonctionnements marquent le mouvement coopératif et se font de plus en plus visibles dans les années 1960. Une étude du fonctionnement d’une communauté de travail enracinée dans la tradition mutualiste, coopérative et syndicale en région parisienne montre, au milieu des années 1950, les difficultés liées à la coexistence quotidienne des exigences gestionnaires et des exigences militantes (Desroche et Meister, 1955). Dès les années 1960, C. Vienney parle de « crise des idéologies coopératives » face à l’écart entre les intentions les plus fréquemment affirmées par les coopérateurs et la réalité observable. Une des causes de cette crise tient à la faiblesse de la participation des membres à vie de leurs sociétés (Vienney, 1960a, p. 142-145). Mais la passivité des coopérateurs n’est pas la seule cause. Le constat d’une « crise de la démocratie coopérative » repose aussi sur leur propension à faire prédominer leurs intérêts sur le court terme en refusant les investissements indispensables (Lasserre, 1969).

À l’émergence de l’économie solidaire

Après avoir souligné la manière dont la pensée de l’économie sociale approche la dimension politique de ses composantes, nous exposons à présent la manière dont l’économie solidaire aborde la dimension politique de son objet de recherche.

L’apparition de l’économie solidaire : un contexte marqué par une double crise

Une double crise 

Un ensemble de nouvelles organisations émergent dans un contexte général marqué par une double crise touchant l’ensemble de la société (Laville, 2007). La première crise est une crise des valeurs, qui survient dès la fin des années 1960 avec l’apparition de nouveaux mouvements sociaux, qu’il s’agisse de révoltes d’ouvriers, de protestations anti-nucléaires, écologistes ou féministes . Cette crise des valeurs suscite des demandes sociales nouvelles liées à la qualité de la vie, à la socialisation des enfants en bas âge et à l’intégration des personnes âgées (Eme et Laville, 1988 ; Laville et al., 2005).

La deuxième crise est d’ordre économique, elle se traduit par un ralentissement de la croissance et par une montée du chômage à partir des années 1980. De nombreuses associations ont alors tenté d’apporter une réponse au problème du chômage de masse contre lequel l’État s’est révélé incapable de lutter. Les interventions de ces initiatives ont pris diverses formes, parmi lesquelles des centres d’aide par le travail, des ateliers protégés, des sociétés coopératives de production, des associations intermédiaires ou des régies de quartier . L’expression d’économie solidaire est alors proposée par J.-L. Laville et B. Eme pour désigner les initiatives découlant de cette double crise. Les acteurs de l’économie solidaire ont progressivement « transité d’une critique artiste du capitalisme à une critique sociale » (Frère, 2009, p. 371). Aux revendications écologistes et égalitaires s’est en effet ajoutée celle d’« un travail pour tous », les initiatives d’économie solidaire permettant à des individus de retrouver une dignité sociale en créant leur propre travail.

Ces initiatives d’économie solidaire se reconnaissent ensuite une identité commune en se distanciant des organisations de l’économie sociale marquées par des phénomènes d’isomorphisme institutionnel. En effet, une tendance à la recherche de la croissance du volume d’activités marchandes est observée parmi les organisations de l’économie sociale (Chanial et Laville, 2001). Les pressions exercées par l’environnement sur les coopératives et les mutuelles conduisent ces dernières à s’adapter suivant un processus d’isomorphisme institutionnel. Ce processus d’isomorphisme institutionnel résulte de trois phénomènes : des pressions formelles et informelles exercées par les organisations les unes sur les autres, un environnement porteur d’incertitude et la présence de buts ambigus au sein même des organisations (Di Maggio et Powell, 1983). Ces tendances à l’isomorphisme s’accentuent avec la montée de la dérégulation néolibérale, les mutuelles connaissant une « explosion de la concurrence » (Bode, 2000). Des pratiques étrangères aux principes fondateurs de ces organisations sont alors apparues, les mutuelles d’assurance et de santé sélectionnant leurs adhérents et les coopératives agricoles rejetant les agriculteurs insuffisamment performants. C’est particulièrement dans les secteurs de la banque et de l’assurance que la concurrence avec les entreprises privées est la plus poussée (CIRIEC, 2000). Face à cette évolution inquiétante, l’économie sociale se trouve donc face à un dilemme:

« (…) soit réaffirmer le respect et l’actualité de ces principes, ce qui impliquerait d’exclure du secteur un certain nombre d’organisations qui s’en sont trop largement éloignées, soit continuer à s’éloigner de ces principes en assouplissant sans cesse les règles au risque de se présenter alors comme un secteur par trop éclaté n’offrant plus guère de cohérence » (Bidet, 2003). 

Les entités composant l’économie solidaire se distancient de ces évolutions en se reconnaissant une identité commune à travers la création de l’Inter Réseau d’économie solidaire en juin 1997, qui se transforme en Mouvement d’Économie Solidaire (MES) à partir de mars 2002. Le MES vise à promouvoir et développer l’économie solidaire. Il regroupe des agences régionales telles que l’Assemblée Permanente de l’Économie Solidaire en Nord Pas de Calais, et l’Agence Provençale de l’Économie Alternative et Solidaire, une organisation de commerce équitable (Artisans du Monde), des collectifs de chômeurs, les Clubs d’Investisseurs pour une Gestion Alternative et Locale de l’Epargne Solidaire (CIGALES), le Comité national de liaison des Régies de quartier, le Centre de Recherche et d’Information sur la Démocratie et l’Autonomie (CRIDA), Accueil Paysan, et des organisations culturelles.

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Table des matières

Introduction
Partie 1 : Vers une étude conjointe des réseaux d’économie solidaire et des mouvements sociaux
Chapitre 1 : L’économie solidaire et son rapport au politique
1. De la genèse de l’économie sociale
2. À l’émergence de l’économie solidaire
3. Diversité des approches entourant les nouvelles pratiques de consommation
Chapitre 2 : Les apports originaux des théories portant sur les mouvements sociaux
1. Des cadres aux répertoires d’interprétation
2. Les multiples facettes de l’identité collective
3. La prise en compte des logiques institutionnelles
Chapitre 3 : Proposition d’un cadre théorique adapté
1. Les interactions entre l’économie solidaire et les mouvements sociaux
2. Un contexte spécifique lié aux nouveaux mouvements sociaux
3. Le cadre d’analyse choisi pour nos études de cas
Partie 2 : Artisans du Monde, d’un autre développement à une autre mondialisation
Chapitre 4 : Le réseau des associations de solidarité internationale
1. Un répertoire d’interprétation spécifique
2. Les associations qui émergent après-guerre : de la faim au développement
3. L’ère des associations humanitaires des années 1970 à 1980
4. Le CRID : du tiers-mondisme à l’altermondialisme
Chapitre 5 : Des boutiques insérées dans le réseau tiers-mondiste
1. L’U.CO.JU.CO, une organisation préexistante
2. Du comité de jumelage à la première boutique de Poitiers
3. Des actions en commun témoignant de liens inter-organisationnels anciens
Chapitre 6 : L’élaboration des premiers cadres d’injustice (1974-1990)
1. Des emprunts au cadre anti-impérialiste
2. Des emprunts au cadre tiers-mondiste
3. Des activités qui se diversifient au contact des autres organisations
4. Les modes d’action et les actions menées en commun
Chapitre 7 : Un répertoire d’interprétation qui se renouvelle à partir de 1995
1. La défense des droits civiques et sociaux et le déplacement des entités jugées responsables
2. L’altermondialisme comme réactualisation du cadre tiers-mondiste
3. Des cadres auxiliaires entre continuité et renouvellement
4. Le réseau : ressource ou contrainte ?
Partie 3 : Les Associations pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne, de la défense de l’emploi agricole à préservation de l’environnement
Chapitre 8 : Le réseau des organisations agricoles
1. Un répertoire d’interprétation spécifique
2. L’après-guerre et l’émergence de l’agriculture intensive
3. De la crise du modèle dominant au cadre de la nouvelle gauche paysanne
Chapitre 9 : Une organisation préexistante : Alliance Paysans-Écologistes-Consommateur
1. Le rôle crucial de la Confédération Paysanne
2. Les différents modes d’action d’Alliance PEC
3. Les principaux apports d’Alliance PEC pour les AMAP
Chapitre 10 : La défense de l’agriculture de proximité comme projet territorial
1. L’émergence du cadre de défense d’une agriculture de proximité
2. Le positionnement face aux instances de participation institutionnelles
3. Les effets de la mobilisation : une reconnaissance fragile
4. Une évolution des modes d’action vers la judiciarisation
Chapitre 11 : Des échanges de légumes aux échanges d’informations
1. Les activités entourant les échanges de produits alimentaires
2. Les échanges d’information et les cadres d’injustice mobilisés
3. Les distorsions possibles de l’identité
Conclusion

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