L’économie des singularités : fondements théoriques
La parution en 2007 de l’ouvrage de Lucien Karpik, L’économie des singularités, offre un nouveau regard sur le fonctionnement des marchés en interpellant le courant classique des théories économiques. Bien que ne s’opposant pas frontalement aux théories standards, l’économie des singularités propose de révéler une réalité marchande où l’homogénéité des biens n’est plus attestée. Cette notion de singularité concerne tous les produits dont les caractéristiques sont incommensurables, multidimensionnelles et au-dessus desquelles plane une incertitude sur la qualité. Dans cette économie où une asymétrie d’informations persiste (Akerlof, 1970), les consommateurs n’ont pas d’autre choix que d’inférer la qualité des produits à partir de signaux mis en place par les producteurs souhaitant signaler leur qualité (Spence, 1973, 1974). Néanmoins, ces indicateurs ne font que déplacer le problème soulevé par l’asymétrie d’informations puisque leur profusion entraîne une confusion chez les consommateurs qui ne parviennent que difficilement à différencier la qualité des biens.
En dernier recours, les consommateurs se tournent donc vers des dispositifs de jugement classés par Karpik (2007) en cinq grandes catégories : réseaux, appellations, cicérones, classements, confluences. Ces dispositifs de jugement visent à dissiper l’opacité qui règne sur le marché des singularités et à ainsi permettre aux consommateurs de faire des choix raisonnables. Pour y parvenir, ils se positionnent comme des délégués des producteurs et/ou des consommateurs, des opérateurs de connaissance et des forces en action. Leur présence est particulièrement importante dans le secteur viticole cependant leur efficacité est de plus en plus contestée. Or, les recherches menées sur le sujet ont, pour la plupart, uniquement considéré la perspective des professionnels et n’ont pas suffisamment pris en compte l’usage que font les consommateurs des dispositifs de jugement.
La remise en cause de l’orthodoxie économique
La conception du marché par le courant classique ne différencie pas les biens homogènes des biens qui disposent, au-delà du prix, de caractéristiques diverses pouvant orienter le comportement du consommateur. Ces biens constituent ainsi, selon Karpik (2007), une « économie des singularités. » Afin d’en comprendre les fondements, nous présentons, tout d’abord, les limites du courant classique pour exposer ensuite les critiques ayant conduit à l’émergence de cette « économie des singularités. »
Les limites du courant classique
L’orthodoxie économique s’intéresse particulièrement aux choix individuels opérés par l’homo œconomicus sur le marché au sein duquel les produits se différencient sur la base de leur dimension économique. En effet, l’offre et la demande s’ajustent selon les variations des prix et la volonté des individus à maximiser leurs profits. Néanmoins, ce marché dit autorégulateur semble uniquement s’appliquer aux produits considérés comme homogènes. Un même bien proposant des qualités différentes en est donc exclu. Dès lors, une réalité marchande est ignorée, et la théorie néoclassique rencontre de ce fait de sérieuses limites auxquelles l’économie des singularités se propose de répondre. Selon les conceptions de l’économie néoclassique, l’individu est à considérer comme un agent rationnel ayant pour seul objectif de maximiser son profit. Le prix apparaît de ce fait comme le seul indicateur pouvant ajuster l’offre et la demande sur le marché des biens, considérés comme homogènes, où les conditions d’une concurrence pure et parfaite sont respectées. Néanmoins, cette forme de marché semble ignorer les préférences des acteurs pour les qualités et non pour les prix des produits. Dans l’ouvrage fondateur d’Adam Smith nommé Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), les dimensions économiques, sociales ou encore politiques du marché sont mêlées. Pour Smith (1776), les coûts inhérents à la production, notamment la force et la quantité de travail, procurent à une marchandise une valeur d’échange. Celle-ci implique une valeur monétaire, c’est-à-dire un prix qui peut être échangé contre d’autres marchandises, en effet, « chaque marchandise particulière est plus souvent échangée contre de l’argent que contre toute autre marchandise. Le boucher ne porte guère son bœuf ou son mouton au boulanger ou au marchand de bière pour l’échanger contre du pain ou de la bière; mais il le porte au marché, où il l’échange contre de l’argent, et ensuite il échange cet argent contre du pain et de la bière. La quantité d’argent que sa viande lui rapporte détermine aussi la quantité de pain et de bière qu’il pourra ensuite acheter avec cet argent.» (Smith, 1776, p. 36 ). Parallèlement, une marchandise possède également une valeur d’usage, c’est-à-dire une utilité perceptible au moment de sa consommation. Dans la Théorie des Sentiments Moraux, Smith (1759) s’intéresse de plus près à cette valeur d’usage en faisant un lien entre l’utilité procurée et les caractéristiques de la marchandise. Néanmoins, « lorsque les biens sont échangés, la valeur d’échange éclipse la valeur d’usage et les caractéristiques du bien » (Lupton, 2009, p.13), la question de la qualité objective des biens n’est donc pas considérée comme essentielle. Ainsi, l’application de l’orthodoxie économique aux biens différenciés, c’est-à-dire aux biens aux caractéristiques et qualités supposées inégales, est à reconsidérer.
Il faudra attendre la publication de l’ouvrage Theory of Monopolistic Competition en 1933 pour observer l’une des principales remises en question de la théorie néoclassique réalisée par Edward Chamberlin. En effet, ce dernier réalise une distinction entre biens homogènes et biens différenciés, dont les qualités intrinsèques peuvent varier d’un bien à l’autre. Il prend pour illustration un œuf qui « peut varier en taille, en couleur, en contenu chimique, en dureté de la coque, en fraîcheur… » (Chamberlin, 1953b, p.9). De nombreux biens peuvent ainsi se différencier les uns par rapport aux autres en fonction de leurs attributs. De plus, selon une sensibilité plus prononcée des consommateurs envers l’un ou l’autre attribut, le bien choisi sera significativement différent. Cependant, certaines catégories de produits supposant des qualités intrinsèques similaires peuvent également varier d’une marchandise à l’autre. Par exemple, la qualité d’un vin, pourtant issu d’une même cuvée, terme qui désigne une certaine quantité de raisins ayant fermenté et macéré conjointement, peut varier d’une bouteille à l’autre selon notamment les conditions de transport et de conservation. La qualité des biens, et ses variations, doit être prise en considération dans le domaine de l’économie, une nouvelle théorie du marché est donc indispensable.
La nécessité d’une nouvelle théorie du marché
A travers un exemple tiré du secteur juridique, et plus précisément du marché des avocats, Karpik (1989) propose une critique de l’orthodoxie économique. Pour lui, lorsque les caractéristiques propres à un bien ou un service sont susceptibles de motiver un choix, le marché peut être ainsi compris selon une « économie des singularités » (Karpik, 2007). Néanmoins, cette nouvelle forme du marché n’a pas pour vocation de remplacer les théories existantes mais propose de les compléter en révélant une réalité marchande jusque-là enfouie.
En reconnaissant l’existence de biens singuliers au sein du marché, Lucien Karpik argumente en faveur d’une nouvelle théorie du marché rassemblant des produits dont les différences de qualité ne sont pas neutralisées (Gautié, 2008) et dont le seul prix n’est pas en mesure de permettre un ajustement entre l’offre et la demande. Il nomme ainsi cette nouvelle forme de marché, l’économie de la qualité, qu’il détaille en s’intéressant au secteur juridique, notamment au marché des avocats (Karpik, 1989). En effet, choisir un avocat pour la première fois peut s’avérer être plus délicat qu’on ne l’imagine. Karpik se demande par conséquent comment un individu peut choisir un « bon » avocat. Dans cette quête, les « réseaux échanges », constitués de la famille, d’amis ou encore de connaissances, jouent un rôle important. Les recommandations, couplées aux honoraires pratiqués par les avocats, permettent ainsi à l’individu d’effectuer un choix qui lui semble juste et non-aléatoire. La confiance, reconnue comme une forme d’organisation sociale, accordée aux personnes émettant ces recommandations est primordiale dans la mesure où ces personnes deviennent les porte-parole des avocats en question. En prenant en compte ces paramètres, les potentiels clients sont ainsi en mesure de faire la distinction entre un avocat de bonne qualité et un avocat de moins bonne qualité, démontrant, par la même occasion, la nécessité de renouveler la théorie économique existante dans la mesure où la qualité entre en concurrence avec le prix en termes de trait différenciateur. Ainsi, alors que l’homo œconomicus du marché standard utilise un unique critère de jugement, le prix, l’homo singularis en utilise plusieurs.
Au début des années 2000, Callon, Méadel et Rabeharisoa (2000) mettent au pluriel le nom donné par Karpik à cette nouvelle forme de marché, ils parlent alors d’ « économie des qualités » et la définissent comme une « économie (dynamique) du produit (par opposition à une économie plus statique du bien) dans laquelle les modalités d’établissement de l’offre et de la demande ainsi que les formes de compétition sont tout entières mises en forme par les stratégies organisées que déploient les différents acteurs pour qualifier les biens » (p. 222). Plus tard, Dubuisson-Quellier (2003) propose le terme d’économie des jugements pour désigner un marché au sein duquel les biens et services se différencient par leur qualité. Enfin, Lucien Karpik (2007) avance le terme d’économie des singularités, qui sera repris dans les publications postérieures, pour désigner des produits d’échange (biens et services) incommensurables, multidimensionnels et dont la qualité est incertaine. Pour Karpik, l’économie des singularités désigne ainsi « la théorie qui entend rendre intelligible l’organisation et le fonctionnement de la coordination économique des singularités » (Karpik, 2002, p. 283). Karpik distingue les biens singuliers des biens différenciés et homogènes, mais pour lui « les produits singuliers doivent être séparés des produits différenciés […] Le marché des produits singuliers ne remplace ni le marché des produits homogènes ni le marché des produits différenciés ; il s’y ajoute. Il rend visible une réalité originale enfouie jusqu’ici dans l’univers de la différenciation » (Karpik, 2007, p. 40). Au sein de l’économie des singularités, la concurrence par les qualités prime donc sur la concurrence par les prix, ce qui n’est pas nécessairement le cas des biens différenciés. Enfin, bien que certains termes de vocabulaire de l’économie des singularités soient communs à la théorie néoclassique, les significations qui leur sont associées demeurent différentes (Karpik, 2008). Nous proposons donc de présenter, dans la partie suivante, les caractéristiques définissant l’économie des singularités.
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Table des matières
Introduction générale
Chapitre 1. L’économie des singularités : fondements théoriques
1. La remise en cause de l’orthodoxie économique
1.1. Les limites du courant classique
1.2. La nécessité d’une nouvelle théorie du marché
2. La complexité du choix d’un bien singulier pour les consommateurs
2.1. L’incommensurabilité et la multidimensionnalité
2.2. L’incertitude sur la qualité des produits singuliers
3. Le jugement comme modalité de choix
3.1. Définition et usage des dispositifs de jugement
3.2. Les limites de l’économie des singularités
4. Les spécificités du secteur viticole
4.1. Le vin, manifestation du boire conscient
4.2. L’émergence d’une culture œnophile
Chapitre 2. Repenser le vin sous l’angle de la théorie des pratiques sociales
1. Une tentative de distinction entre la pratique et les pratiques
1.1. Les notions de « praxis » et de « praktik »
1.2. Une armature conceptuelle à préciser
2. Les mutations de la théorie des pratiques sociales
2.1. Situer et explorer « l’espace du social » (the site of the social) : les localisations divergentes du social
2.2. Les conceptions des pratiques comme unité du social
2.3. Une évolution divergente des cadres structurant les pratiques
3. Les enrichissements de la théorie des pratiques sociales
3.1. Vers une définition unifiée des pratiques sociales
3.2. Privilégier une structure tripartite des pratiques
3.3. La dynamique d’évolution des pratiques dans l’espace-temps
3.4. Une nouvelle conception de l’individu
4. Les applications de la théorie des pratiques sociales à la consommation et leurs limites
4.1. La théorie des pratiques sociales et la sociologie de la consommation
4.2. Des appropriations divergentes des dimensions des pratiques sociales
4.3. Les expressions verbales et corporelles, des éléments constitutifs ignorés
4.4. Les limites méthodologiques
4.5. La négligence des individus et du contexte au sein de la théorie des pratiques sociales
4.6. Les contributions de Lahire omises par la théorie des pratiques sociales
5. Les pratiques discursives œnophiles et leurs dynamiques
Chapitre 3. Appréhension de la dynamique des pratiques sociales par le concept de « carrière »
1. Aux origines du concept de « carrière » : la perspective interactionniste
1.1. L’émergence du concept sous l’impulsion de la deuxième École de Chicago
1.2. La mobilisation du concept de carrière en sociologie
1.3. Les caractéristiques communes aux carrières en sociologie
2. L’application du concept de « carrière » aux pratiques de consommation et leurs limites
3. Une carrière de pratiques œnophiles est-elle envisageable ?
3.1. La dynamique temporelle des pratiques sociales
3.2. L’influence de l’histoire subjective des individus sur les pratiques œnophiles : une nécessité de désobjectiver le concept de « carrière »
3.3. La question de la déviance au sein des pratiques œnophiles
3.4. L’absence d’une institution totalitaire, structure dominante des études sur les carrières
Chapitre 4. Choix épistémologique et méthode de la recherche
1. Adoption d’une posture épistémologique
2. Le choix de la méthode des récits de vie
2.1. Fondements et intérêts de la méthode des récits de vie
2.2. Application de la méthode des récits de vie en sciences de gestion
2.3. Enjeux d’une approche comparative des récits de vie
3. La question de la reconstruction subjective des récits
3.1. L’illusion biographique
3.2. Critique de l’illusion biographique
3.3. Le concept de « carrière » comme cadre des récits de vie
3.4. La réflexivité du chercheur
Conclusion générale
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